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en fallait-il d'autres pour rompre une négociation? Malgré tant de forfaits, les affaires continuèrent à se traiter sans récrimination; le lieutenant-colonel de Bosset, auquel on aurait dû des couronnes civiques, fut destitué et remplacé par le colonel Stuart: Ali l'avait demandé; que pouvait-on lui refuser?

du

A voir les déférences des commissaires britanniques, on aurait pu imaginer qu'Albion avait perdu les mille vaisseaux qui lui donnent l'empire des mers. Ses agents, ses négociateurs, ses généraux, le superbe haut commissaire, se portaient aux différents rendezvous que le satrape leur indiquait. Ils y couraient entourés de femmes, de mousses déguisés en pages, tantôt avec le luxe des nababs, tantôt avec la simplicité des colporteurs qui se présentent pour obtenir la permission d'ouvrir quelques boutiques. Dans le zèle qui les animait, tous semblaient être aux ordres tyran pour voler à Janina, à Prévésa, à Buthrotum et partout où il les conviait à des fêtes ou à des conférences. On marchandait au milieu des festins, tour à tour pour de l'argent ou pour des bois de construction, la liberté d'un peuple, comme on traite en Afrique de la vente d'un troupeau d'esclaves, pour de la verroterie et des breloques, ou en échangeant le sang des hommes contre de l'eau-de-vie, que les Maures nomment de l'esprit de feu. Le contrat était passé inter scyphos et pocula; et on en parlait néanmoins comme d'une chimère, tant il paraissait contraire aux principes de la vieille Angleterre.

Cette illusion était le résultat de la bonne opinion

qu'on avait de la nation anglaise; et un évènement pareil à la vente de Parga, quoique en apparence peu important, était une chose si inconcevable dans les rapports où l'Europe chrétienne se trouve placée vis-à-vis des mahométans, qu'on ne pouvait y croire. Lorsque abusant du droit de la force, disait-on, les rois des nations civilisées s'arrachent des villes ou des provinces; le déchirement porte avec soi des compensations qui consolent de la douleur insépa→ rable d'une domination étrangère. La fortune trompe parfois le courage des braves, qui trouvent des con+ solations dans le suffrage du vainqueur. Les Ro mains, qui passèrent sous le joug des Samnites, reprirent de nouvelles forces dans leur humiliation, et ne se relevèrent que plus puissants de cet échec. Les états, comme les individus, ont leurs époques mar. quées de gloire et de malheur. De nos jours, ces grands résultats ne sont guère sensibles que sur la carte ou dans l'histoire; car, tout considéré, les princes de l'amphictyonie chrétienne sont presque également paternels et humains pour les peuples. Ici, au contraire, les Parguinotes, sans avoir com+ battu et sans être par conséquent vaincus, se trouvaient condamnés à subir des conditions contraires à la morale et à la religion. Rien, dans le passage de leur condition présente à celle qui leur était imposée, n'était égal pour eux, d'homme à homme et de société à société; les institutions qui les régissaient, le droit de propriété et le culte, premier bien des mortels, qu'on leur avait garantis, n'existaient plus; et le sol

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même, dont ils étaient expropriés, allait être flétri par le dominateur auquel on l'abandonnait. Cédés à une puissance chrétienne, ils n'éprouvaient qu'un changement de pavillon; mais, livrés aux Turcs, on les plaçait entre l'apostasie et l'esclavage. Ils se seraient cependant résignés à devenir raïas; mais comme ils n'avaient à attendre d'Ali pacha que l'opprobre de leurs familles et des supplices ignominieux, on les condamnait par le fait à un bannissement forcé, En vain dira-t-on que la sagesse des négociateurs anglais avait paré à ces inconvénients, en réglant une indemnité pour la perte des propriétés de ceux qu'on contraignait à s'expatrier. L'action de disposer des biens d'hommes qu'on privait du droit incontestable qu'ils avaient seuls de les vendre, était une injustice ajouté à un outrage. Ces dispositions ne dispensaient pas des engagements contractés au nom d'un prince qui se glorifie, comme de son plus bel attribut, du titre de défenseur de la foi. Les Parguinotes invoquaient leurs droits; ils en réclamaient la garantie, en s'écriant qu'on ne pouvait leur rendre par des équivalents pécuniaires, même égaux à la valeur de leurs biens, leur patrie, ni les tombeaux de leurs ancêtres.

Ils protestaient ainsi au nom de leurs aïeux, à la face du monde sourd à leurs plaintes, tandis qu'Ali pacha invitait Thomas Maitland à une conférence à Prévésa, pour se plaindre du prix exorbitant de cinq cent mille livres sterling, auquel les commissaires es avaient estimé Parga et son territoire, avec

les réserves du mobilier des églises et des particuliers. Ils s'étaient flattés, par cette évaluation, de rebuter l'avidité du satrape, et cette considération ·les absoudra au tribunal de la postérité d'avoir participé à une œuvre d'iniquité, en signant le traité de Janina du 30 juin 1817. Mais le tyran devait trouver plus de complaisance dans le lord haut commissaire. Ainsi, dans un banquet fraternel, Ali et Th. Maïtland convinrent qu'on ferait sur les lieux mêmes, à dire d'experts, choisis par les Anglais et les Turcs, une nouvelle estimation du territoire sacré, où le vrai Dieu devait bientôt cesser d'être adoré. L'enfer s'émut sans doute à cet accord, car les pages du visir et les bayadères britanniques, qui se trouvaient présentes, unissant leurs voix et leurs acclamations, osèrent, en signe d'allégresse de cette résolution, porter la santé du vénérable et auguste monarque de la GrandeBretagne, auquel jamais aucune puissance n'aurait arraché une pareille concession.

Le nom d'un Stuart, quoique privé de la splendeur royale, ne pouvait figurer à la tête d'un acte pareil à celui qui devait consommer le malheur de Parga. Le lieutenant-colonel James Maitland fut nommé à sa place commandant de Parga, pour présider à la nouvelle estimation des propriétés privées, car on ne parla plus de celles de l'état, qui devait avoir lieu contradictoirement, quoique tacitement d'intelligence avec les commissaires-priseurs d'Ali pacha. On accorda dix jours (depuis le 7 jusqu'au 17 avril 1818) aux appréciateurs anglais, pour re

mettre au commissaire James Maitland, d'une part, les évaluations des Parguinotes, et le même temps fut donné aux agents turcs pour rendre leur compte à l'envoyé de la Porte Ottomane. Il résulta de cette épreuve qu'au lieu de cinq cent mille livres sterling, qui était le taux porté par les premiers appréciateurs, on déclara que les chrétiens n'avaient droit qu'à une indemnité de deux cent soixante-seize mille soixante-quinze livres sterling, que l'estimation des agents d'Ali réduisit, par son rapport contradictoire, à cinquante-six mille sept cent cinquante-six livres sterling. Jamais ironie plus cruelle ne pouvait se mêler aux douleurs d'un peuple auquel il y aurait eu plus d'humanité d'arracher la vie, que de le soumettre à des épreuves aussi humiliantes. Enfin, pour régler le sort de tant d'infortunés, dans une dernière conférence qui eut lieu à Buthrotum, entre le visir Ali pacha et l'honorable lord haut commissaire, une déclaration de ce chef apprit aux Parguinotes que les indemnités qu'on daignait leur accorder étaient fixées irrévocablement à cent cinquante mille livres sterling.

Les Parguinotes, anéantis par cette déclaration, s'obstinant à douter de sa réalité, réclamèrent, présentèrent des mémoires, et comme il s'était écoulé bien du temps depuis qu'on négociait, ils étaient encore persuadés qu'une haute protection veillait sur leurs destinées, lorsqu'ils apprirent la marche des troupes d'Ali pacha, qui s'avançaient pour occuper Parga. Une proclamation du haut commissaire leur annonce, en même temps, que le 10 mai est le jour

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