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avait fait des offres de service, serait peut-être un jour le libérateur de la Grèce, crut pouvoir s'attacher à sa fortune. Les opprimés sont toujours disposés à se faire illusion quand quelque chose sourit à leurs désirs. Le Prince de l'Étolie était de l'âge d'Ali pacha; il avait éprouvé ainsi que lui de grandes vicissitudes; leurs pères avaient été liés d'amitié, et la ressemblance du parvenu de Tébélen avec Paléopoulo était telle, qu'on les appelait les ménechmes épirotes. Leur première entrevue eut lieu à Tricala, en 1786, et on convint du plan qui devait porter le Scythe mahométan au poste de Janina.

Suivant un rescript impérial de Soliman-le-Magnifique, la Grèce septentrionale était divisée en quatorze capitaineries d'armatolis (1), composées de chrétiens du rit orthodoxe, car il n'y a aucun Latin dans toute l'étendue de l'Épire. Il fut donc convenu que Paléopoulo, Canavos, et Boucovallas qui avait obtenu en Russie le grade de major, devenus capitaines des ligues Thessaliennes et Acarnaniennes, commenceraient leurs incursions contre le fantôme de pacha de Janina, et bientôt on n'entendit parler que de dévastations et de brigandages. Le peuple qui n'est

(1) Les quatorze capitaineries d'armatolis étaient, pour la Macédoine cis-axienne : Verria, Servia, Alassona, Grévéno et Milias; pour la Thessalie : Olympos, Mavrovouni, Cachia, Agrapha, Patradgik et Malacassis; pour l'Acarnanie et l'Étolie: Vénético, Lidoriki, Xéroméros, qui embrassait la basse Épire, jusqu'à Rogous et Djoumerca.

compté dans l'Orient que sur le pied des bestiaux propres à féconder la terre, faisait vainement entendre sa voix suppliante; on exigeait de lui ses impôts, et l'Épire ainsi que le canton d'Arta, furent en proie à la désolation, tandis que la Thessalie florissait sous le gouvernement d'Ali pacha. La Porte qui ne juge jamais des évènements qu'en raison de ses intérêts particuliers, allait conférer le drapeau de Janina, à l'auteur des désordres publics, pour les faire cesser; et il y comptait lui même, lorsqu'un incident particulier vint interrompre ces projets.

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La moderne Olympias, Khamco, atteinte depuis long-temps d'un cancer utérin, fruit honteux de sa dépravation, termina sa carrière, après s'être défaite par le poison du dernier des frères consanguins d'Ali pacha. Telle fut la fin de sa vie, dont elle employa les derniers moments à se faire relire son testament, monument digne des furies, par lesquelles il lui fut sans doute inspiré. Cet acte, qui prolonge la volonté humaine au-delà du terme de l'existence, prescrivait à Ali et à Chaïnitza d'exterminer, dès qu'ils le pourraient, les habitants de Cardiki et de Cormovo, dont elle avait été l'esclave, ainsi qu'eux; leur donnant sa malédiction, s'ils contrevenaient jamais à ce dessein. Par un second article, elle ordonnait d'envoyer en son nom, un pélerin à la Mèque, et de faire déposer pour le repos de son ame, une offrande (1) sur le tombeau

(1) Comme on ne peut envoyer de pèlerin à la Mecque, ni

du prophète. En vertu d'autres dispositions, elle commandait des assassinats particuliers, et elle désignait les villages qu'on devait brûler un jour. Enfin elle terminait par un conseil semblable à celui que Sévère mourant donnait à ses enfants: Soyez unis, enrichissez vos soldats, et comptez le peuple pour rien (1). La personne de qui je tiens ces détails ajoute, que suffoquée par une hydrothorax, et rongée par un ulcère dévorant, elle expira dans des transports de rage, en vomissant d'horribles imprécations, contre la providence éternelle,

Dicens in superos aspera verba deos.

Elle avait expédié courriers sur courriers à son fils, pour l'appeler et le voir à son heure suprême; mais le ciel lui refusa cette consolation!... Elle exhala son ame impie dans le sein de Chaïnitza, et Ali n'ar

offrir de présents à Médine, qu'avec l'argent d'un bien-fonds légitimement acquis, qu'on doit vendre à cet effet, on fit une recherche exacte des propriétés appartenant à Véli bey Tébélen. Après une enquête sévère, il fallut remonter jusqu'à l'état de possession de son grand-père, qui consistait en un champ d'environ quinze-cents francs de rente. Mais, en vérifiant la légitimité de cette propriété, on reconnut que le chef de la dynastie tébélenienne l'avait volée à un chrétien. Ainsi, me disait Colovo, secrétaire des commandements d'Ali pacha, le pèlerinage et les voeux commandés par Khamco n'ont jamais été accomplis.

(1) Estote concordes, locupletate milites, cæteros çontemDio.

nite.

riva à Tébélen qu'une heure après la mort de sa mère. Il versa des larmes abondantes sur ses restes inanimés; et joignant sa main à celle de sa sœur, ils jurèrent ensemble, sur le cadavre de Khamco, d'accomplir ses volontés, de poursuivre et d'anéantir jusqu'au dernier de leurs communs ennemis.

Quel avenir sinistre présageaient ces épouvantables serments! Le terme fatal des libertés de l'Épire approchait; le crime allait couvrir ses vallons et ses montagnes de carnage et d'incendies. Ali, riche et puissant, se présentait fortifié de deux fils, Mouctar et Véli, dont Éminé l'avait rendu père. On frémissait à l'idée des vengeances qu'un pareil homme pourrait exercer, sans penser à se réunir, afin de s'opposer aux malheurs dont on était menacé. Les peuplades albanaises, accoutumées à ne résister qu'à des attaques directes, et imprévoyantes comme le sont des hommes à demi civilisés, s'attachèrent, les unes par des calculs d'intérêt, à la fortune du tyran, tandis que les autres voyaient avec une funeste indifférence son avènement au sangiac de Janina, que la Porte lui accorda au titre onéreux d'Arpalik (1) ou conquête.

Janina, qu'on pouvait considérer comme la capitale de la confédération anséatique de l'Épire, tarda trop long-temps à connaître les manoeuvres d'Ali pacha,

(1) Arpalik; mot dérivé du grec ápñálw, rapio, expression qui est parfaitement en harmonie avec les actes du gouver

nement ottoman.

qu'elle aurait pu retorquer contre leur auteur en dénonçant les désordres qu'il provoquait, afin de se proposer comme le seul capable de les réprimer. Elle caressait la chimère de l'anarchie qui flattait la vanité de ses habitants. Accoutumée au gouvernement des faibles satrapes envoyés par la Porte, depuis la mort de Courd pacha, elle croyait jouir, sous le patronage de ses beys, d'une liberté très-étendue, parce qu'on y faisait grand bruit. L'esprit grec (car les mahométans épirotes ne sont que des Grecs circoncis), se repaissait à son aise d'intrigues et de séditions. Chacun, retranché chez soi, vivait à l'abri de la protection d'un bey ou de quelque aga, et ne sortait que pour prendre part aux agitations du Forum (1). On reléguait les pachas dans le vieux château du Lac; on les faisait révoquer à volonté, et on en avait vu jusqu'à trois se succéder dans un seul jour, parce que le cabinet ottoman adjugeait à tout venant le sangiac de Janina, qui était considéré plustôt comme une arene de séditieux, que comme une place soumise au Grand-Seigneur. Ali pacha avait depuis long-temps sa faction (taraf) dans cette anarchie, où elle était peu influente, parce qu'on redoutait son caractère; et sa nomination ne fut pas plus tôt connue, qu'on déclara unanimement qu'il ne serait pas reçu. On jura haine au fils de la pro

(1) Ce mot est synonyme de celui d'agora, et en usage dans plusieurs villes de l'Épire, pour désigner le marché ou place publique, que les Turcs appellent le bazar.

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