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CHAPITRE III.

Patriotisme déguisé des Grecs.

Coup d'œil sur la politique de la Russie par rapport à la Grèce. — Projets de Catherine II et de Potemkin, pour son affanchissement. Guerre des Souliotes en 1790 et 1791 contre Ali pacha. Mort de Potemkin. Ibrahim marie sa seconde fille à Véli, fils d'Ali. Ses noces. Assassinat des beys de Cleïsoura. Licence introduite à Janina. — Débauches. Ali prend les armatolis à son service;-attaque les Souliotes-qui le battent. Sa politique envers les Épirotes. Essaie de surprendre Souli. Lettre de Tzavellas. Ali accusé de félonie se justifie fait pendre un homme à sa place.

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LE sentiment de la liberté tient à l'essence du territoire que les Grecs habitent; il semble s'en exhaler comme le souffle prophétique des oracles de la Hellopie (1), au siècle de Thémis. Il est mêlé aux eucrasies des saisons; on le respire avec l'air vital, on le retrouve dans les paysages poétiques, et dans les aspects du ciel de leur douce patrie. Courbés, depuis plusieurs siècles, sous un joug de fer, ils ont été successivement conquis, tributaires, raïas, mais toujours Grecs, et non pas entièrement asservis. Les

(1) Voyez t. I, c. xi, de mon Voyage dans la Grèce.

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intrépides capitaines de l'Étolie, du mont Olympe, des météores de la Selleïde, de l'Éleuthéro-Laconie, et des monts blancs de l'île de Crète, n'ont à aucune époque mis bas les armes devant les dévastateurs de la Grèce. Les services que les Turcs en exigeaient, les redevances que ces atroces dominateurs leur arrachaient, n'étaient pas un aveu de la faiblesse de ces fiers couragės, mais les signes d'une transaction temporaire, qui leur permettait, en les laissant respirer, de réserver leurs bras pour des temps plus heureux. Aussi les peuplades des montagnes de la Hellade ne perdirent jamais l'espoir d'une noble émancipation, lors même qu'elles n'entrevoyaient, ni les chances, ni même la possibilité d'un pareil évènement. Cette pensée plus dissimulée existait également chez les chrétiens qui habitent les plaines et les villes, où les Turcs envient aux vaincus, maisons, biens, et jusqu'aux tombeaux (1). A la vérité ceux-ci se contentaient, au lieu de tenir une attitude armée, de chanter sur leurs lyres, le règne de J. C., la restauration de la Sainte Sion, et le triomphe céleste de l'église militante, emblêmes sous lesquels ils ne soupiraient pas seulement après les jouissances ineffables de la cité de Dieu; leurs mélodies, pareilles aux chants d'Orphée, suspendaient les douleurs du Tartare, et endormaient la fureur des princes de l'Érèbe, tandis que la seule guerre légitime se formait

(1) Μηδὲ γεωργεῖν τὸν μὲν πολλὴν, τῷ δ ̓ εἶναι μηδὲ ταφῆναι. Aristoph. Ecclesiaz., v. 623.

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en faveur des enfants de J. C., contre des barbares l'humanité désavoue aussi solennellement, que que morale et la religion réprouvent leur existence politique.

On prétend communément que le règne d'une femme est toujours glorieux, parce que ce sont alors les hommes qui siégent au timon de l'état, et que tous les sujets prennent le rôle d'adorateurs. L'avènement de Catherine II au trône ensanglanté de Pierre III, semblait avoir justifié cet adage; et, comme il arrive dans presque toutes les révolutions, l'ascendant du génie reprenant ses droits, chacun s'était mis à sa place. Il n'entre pas dans mon sujet de rapporter comment Potemkin, ŋé en 1736 de parents obscurs, quoique nobles, si l'on veut, parce qu'ils possédaient quelques serfs, quitta l'éducation monacale de l'université de Moscou, pour se rendre à Pétersbourg, afin d'y suivre la carrière militaire. Je passerai également sous silence les vicissitudes d'adresse, d'intrigue, et la persévérance qu'employa cet homme, repoussé d'abord de sa souveraine, devenu bientôt après l'arbitre de son cœur, auquel il renonça sans l'offenser, pour s'asseoir à côté du trône de celle que l'histoire a déja placée au-dessus de cette reine de Babylone, qui traîna, dit-on, des monarques et l'Orient tout entier enchaînés à son char de victoire. Potemkin était âgé de trente-huit ans quand il abdiqua le favoritisme, et dès ce moment, son histoire fut liée à celle de son pays. Grand par instinct et par calcul, aussi étonnant par la hauteur de ses projets que par

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les moyens hardis et souvent bizarres qu'il employait pour les exécuter, occupé d'affaires publiques et de passions particulières, actif et indolent, rapace et dissipateur, ambitieux et égoïste, fastueux sans magnanimité, plus flatté de rendre la Russie imposante qu'heureuse; une circonstance, insignifiante au fond, qui exalta l'imagination de l'impératrice et de ce ministre, porta les vues de l'un et de l'autre vers l'accomplissement du projet, regardé alors comme gigantesque, de chasser les Turcs de l'Europe.

Catherine qui était en correspondance avec Voltaire, lui ayant mandé la première grossesse de sa bru la grande-duchesse, le patriarche de Ferney, pour répondre d'une manière galante à sa souveraine, lui annonça d'un ton solennel et prophétique, que l'enfant à naître serait un fils, un nouvel Alexandre, lequel marchant à grands pas dans la route ouverte par le génie de la Sémiramis du Nord, renverserait l'empire des Turcs, leur arracherait leurs usurpations, et rétablirait les anciennes républiques de la Grèce (1).

L'impératrice qui reçut cette prédiction avec enchantement, la communiqua à Potemkin; celui-ci en fut également transporté. Le prince dont Voltaire avait été en quelque sorte le précurseur, reçut le jour et fut nommé Alexandre. On frappa des légendes représentant le nouveau-né, tranchant le noeud gordien. Une

(1) Voyez Vie du feld-maréchal, prince Potemkin. Paris,

carte de Russie, qui renfermait la Turquie d'Europe, fut publiée. Dès ce moment la conquête de l'empire ottoman sembla arrêtée entre Catherine et son ministre, qui se promirent de diriger leur politique vers cet objet. La première y voyait un moyen de satisfaire l'amour qu'elle avait pour la gloire; l'autre y découvrait l'espoir de se former une souveraineté de quelques débris du vaste empire dont il méditait la ruine.

La force et les ressources de la Russie, sa position, le nombre, la valeur et la discipline de ses soldats, l'esprit de ses généraux, l'unité de volonté de son gouvernement, la faiblesse, l'incapacité, l'ignorance et l'imprévoyance des Turcs, la facilité d'insurger les chrétiens orthodoxes, pouvaient faire prévoir le succès de ce dessein. Tout était en sa faveur, excepté l'homme qui le dirigeait. L'esprit de Potemkin qui formait les plans les plus vastes, combinés avec le plus d'art et de sagacité, était comme sa personne une erreur de la nature. Un habit gris en soie, des culottes vert - pomme, des bottes en maroquin jaune; des cheveux négligemment attachés avec un nœud, recouverts d'un chapeau de paille entouré d'un large ruban bleu tendre, flottant par les extrémités, lui donnaient l'air des Céladons, qu'il quittait parfois pour se revêtir de l'acier des batailles (1). Nul ministre, par la variation et la paresse de son caractère, n'était moins capable de conduire à sa fin

(1) Ora Celadone, ora Marte

Se lo vedesti folgorar nell' acciaio! CASTI.

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