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un projet enfanté par l'enthousiasme : c'est le propre de tout homme d'état qui n'a que de l'imagination. Ainsi il est probable que des plans conçus dans un moment d'exaltation, n'auraient eu d'autre résultat

pour la Russie que la création ruineuse d'un papiermonnaie, qu'il fallut émettre pour faire face à de ridicules profusions, et relativement aux Grecs que des illusions, si Catherine, irritée contre le roi de Prusse, qui contrariait ses vues, n'était revenue par dépit à son idée de la conquête de la Turquie. Potemkin ne s'occupa plus que de l'exécuter, et il commença à donner aux Turcs ces inquiétudes qui sont les avant-coureurs d'une rupture en forme. Dès l'année 1778, sous prétexte que la Porte avait violé le traité de 1774, en faisant assassiner le hospodar Ghikas, on fit des réclamations. Le ministre faisait jeter pendant ce temps les fondements de deux cent quarante villes dans le gouvernement d'Asof. Elles n'existaient encore à la vérité que sur la carte; mais quand les Turcs virent s'élever les forteresses d'Ékaterinostof, de Kerson et de Marienpol, ils commencèrent à s'effrayer; et la grande duchesse, mère d'Alexandre, étant accouchée d'un fils qui reçut le nom de Constantin, l'alarme devint générale à Constantinople. Des nourrices grecques qu'on fit venir pour allaiter ce prince, un collége qu'on composa de jeunes Hellènes destinés à être les compagnons de son enfance et ses frères d'armes un jour, leur langue dans laquelle on se proposait de l'élever, comme cela eut lieu, la carte qui englobait la Turquie dans l'empire russe,

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les médailles frappées à la naissance du grand duc (1), ne permirent plus de douter que l'intention de l'impératrice était de relever le trône des Constantins. Chaque jour des partis considérables de Grecs arrivaient en Russie pour y prendre du service; des grades dans l'armée de terre, ou sur la flotte, attendaient tous ceux qui se présentaient; enfin l'émigration devint si considérable, qu'on vit des papas, la croix en main, précédés des bannières de leurs paroisses, traverser la Thrace suivis de leurs ouailles, pour se rendre dans les états de la czarine orthodoxe. L'image de cette souveraine était suspendue dans l'intérieur des autels de chaque église, entre celles du Christ et de la Vierge. On priait publiquement pour elle, lorsque la Porte, frappée de terreur, osa demander des explications à l'ambassadeur de Russie. Il hésita ; il n'avait pas d'instructions pour répondre : et il finit par proposer de nommer des commissaires chargés d'examiner les griefs

(1) Les médailles frappées à la naissance du grand duc Constantin représentaient les trois vertus cardinales tenant un enfant, et l'étoile du Nord guidant un vaisseau vers SainteSophie, basilique couronnée de croix. A l'exergue on lisait ces mots : AVEC ELLES, MET AYTON. D'autres montraient une ville turque renversée d'un coup de foudre parti d'une croix élevée dans les airs. Une troisième désignait la Religion indiquant aux Grecs enchaînés une ville où son culte était rétabli.

Voyez Extrait du journal d'un voyage fait en 1784,
dans la partie méridionale de la Russie. Paris,
1798, chez Déterville.

dont on s'accusait mutuellement. C'était le moyen de tout embrouiller, et on n'était encore venu à bout de s'entendre sur aucun point, quand par un manifeste, en date du 10 avril 1783, la Russie changea son droit équivoque de suzeraineté sur la Crimée en possession absolue, au titre de souveraineté pleine et entière.

Potemkin avait repris l'élévation, l'énergie et le zèle, qui l'animaient pour le service de cette souveraine immortelle, dont la gloire lui était si chère. Poursuivant l'accomplissement de ses grands desseins, il n'eut pas plutôt réuni à son empire la Chersonèse Taurique, qu'il provoqua de nouveau les Turcs, en leur demandant la conclusion d'un traité de commerce qui avait été proposé en 1779. Au point où en étaient les choses, on ne devait guère présumer que la Porte fût disposée à accorder de nouveaux avantages aux Russes; mais Abdulhamid, trompé par son divan que Potemkin avait corrompu à prix d'argent, consentit à tout. Non content de cette condescendance, il abandonna la rédaction du traité aux soins des princes grecs du Phanal, qui dressèrent quatre-vingtun articles, dont chacun pouvait offrir le prétexte plausible d'une guerre à la Russie, à la première occasion qu'elle voudrait saisir. En vertu de ces principales dispositions, la Moldavie et la Valachie se trouvaient, à proprement parler, sous la suzeraineté de l'impératrice; la marine grecque de l'Archipel pouvait prendre son pavillon, les raïas qui s'habillaient d'un frac verd, devenaient ses sujets au moyen de brevets qu'on

leur délivrait gratuitement, et il y eut en Turquie deux autorités de fait, dont la moins influente n'était l'ambassadeur de Russie à Constantinople.

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Marchant à découvert, on vit bientôt après Potemkin sapant les bases du trône d'Ottman, réduire et subjuguer les Tartares-Lesguis, sujets des sultans, troubler le royaume d'Imirette, obliger Héraclius, Czar de la Kertaline, à se reconnaître vassal de la Russie, et étendre ses machinations jusqu'en Égypte, afin de susciter de toutes parts des embarras à la Porte, quand il voudrait lui porter le grand coup qu'il méditait. Il croyait tout prévu! Les Turcs étaient consternés, les Grecs vivaient pleins d'espérance; il ne restait plus qu'à étonner l'Europe par une de ces pompes qu'on n'entrevoit qu'à travers le prisme des temps de la haute histoire de l'Orient. Un rival dangereux qu'il venait de renverser, Yermoloff, lui avait suggéré l'idée de faire triompher Catherine, en la conduisant entourée de prestiges depuis Pétersbourg jusque dans la Chersonèse Taurique.

Voltaire avait salué Catherine, fière de ce titre, du nom de Sémiramis! Ninus reposait dans la tombe, aucun fantôme n'agitait la paix du palais de la souveraine, à laquelle on s'était préparé à présenter des scènes plus grandes que les jardins pensiles de Babylone, ses enceintes et les canaux dans lesquels l'Euphrate portait ses ondes captives. Des rois allaient accourir sur son passage et grossir son cortége! Catherine sortit le 2 janvier 1787, de sa résidence impériale avec les grands-ducs Alexandre et Constan

tin (1), au bruit du canon, long-temps suivie des acclamations d'un peuple innombrable, qui faisait retentir les airs de vœux pour son voyage et son prompt retour. Les comtes de Cobentzel, ambassadeur d'Autriche, Ségur et Fitz Herbert, l'un ministre de France, et l'autre d'Angleterre, l'accompagnaient, fort honorés de s'asseoir tour à tour dans son carrosse, à côté du favori du jour. Au milieu des glaces de l'hyver, on trouvait à chaque station des maisons commodes, des palais élégants dans les solitudes, où l'on était servi jusqu'à la profusion, sur de la vaisselle plate et en linge neuf; qu'on abandonnait en présent aux hôtes, et on ne séjourna, à proprement parler, qu'à Smolensko, au sein de la famille de Potemkin. Des manœuvres brillantes, l'hommage du chef des Kirguis que l'impératrice reçut dans cette ville, firent que printemps la surprit bien loin du terme de son voyage.

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Ce retard ménagé à dessein par Potemkin, lui procurait la facilité de faire naviguer sa souveraine sur le Borysthène, dont le lit avait été rendu praticable jusqu'à la grande cataracte. Un ciel pur, un rivage fleuri, joint aux enchantements que le ministre avait fait naître sur ses bords, conduisaient Catherine d'illusions en illusions. Des maisons de campagne, des villages, des bosquets romantiques disposés sur une ligne de cent lieues ; des populations aussi étrangères

(1) La rigueur de la saison et les fatigues de la route ne permirent pas de faire continuer le voyage à ces deux jeunes princes, qu'on fut obligé de reconduire à Pétersbourg.

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