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Depuis que Janina était tombée sous le joug d'Ali, les mœurs sévères de ses habitants y avaient fait place à la dissolution. Le satrape délaissé par Éminé, qu'il avait reléguée dans l'intérieur du palais (sort assez ordinaire aux femmes légitimes, qui n'ont guère en partage que les peines domestiques), le satrape remplissait son harem d'une foule d'odalisques empressées à lui plaire, et celui qui se glorifiait de n'avoir pendant long-temps connu que son épouse, s'abandonna à la fougue de ses sens. Je n'aimais qu'Éminé, lui ai-je entendu dire plusieurs fois, et Janina me perdit, ajoutait-il, en roulant des yeux enflammés de colère! Des plaisirs faciles lui faisaient chaque jour désirer de nouveaux plaisirs, et de désordres en désordres il parut tomber dans une débauche effrénée. Déguisé en marchand (bacal), il parcourait la ville de nuit, pour se livrer aux malheureuses que la prostitution rendrait les plus viles des créatures, si des hommes encore plus vils ne favorisaient leur opprobre pour s'enrichir, car dans la Turquie les lieux infames sont sous la protection de la police et de ses agents. On le reconnut un jour sous le voile, dans les tribunes où les femmes grecques assistent aux offices de l'église, et dès lors chaque maison devint pour le sexe une prison, d'où il ne lui fut plus permis de sortir.

Les fils du tyran, marchant sur ses traces, ouvrirent à leur tour maison de scandale; leurs fêtes étaient des saturnales, et la ville, accoutumée au bruit des armes lorsque l'anarchie regnait dans son enceinte, ne retentissait plus que des chants des

Bohémiens, et du son discordant de leurs violons. Mouctar avait la palme parmi les buveurs les plus intempérants; il aurait vidé la coupe d'Hercule, car je l'ai entendu se vanter d'avoir englouti une outre entière de vin, à la suite d'un repas où il avait largement bu et mangé. Ce n'était pas au reste le seul trait de ressemblance qu'il eût avec le héros macédonien, car il avait assassiné dans une orgie son sélictar, qui était son confident et son camarade (étaípos) d'enfance. Véli, pour lequel on avait traduit les livres les plus obscènes de l'Europe, n'était guidé que par les conseils d'un grec nommé Kyricos, qui mettait au nombre de ses prouesses, d'avoir tenté l'inceste auquel le destin poussa le malheureux OEdipe, et qu'il aurait accompli sans la résistance de celle à qui le malheureux devait le jour. Plus cruel que le tigre, Véli se complaisait à mêler la douleur aux plaisirs des sens, en ensanglantant par des morsures, les levres de la beauté qu'il profanait, en déchirant avec ses ongles, les formes qu'il avait caressées; et de mon tems on voyait encore à Janina, une victime de sa lubricité (1), à laquelle il avait fait couper les oreilles, au sortir de ses bras. De pareils désordres devaient amener la perte rapide de la race Tébélenienne; mais leur terme était, comme on le verra ailleurs, calculé par Ali, qui avait pour but principal d'avilir une population entière, afin de se

(1) Kalaιpívn ávwrn, Catherine l'es-oreillée, ou sans oreilles; c'était le surnom qu'on avait donné à cette femme.

l'attacher en séparant par leurs mœurs, les Janiotes du reste des habitants de l'Épire, où je dois dire pour la vérité de l'histoire que le lit conjugal et la vie du foyer rustique, sont aussi irréprochables qu'au tems où les chastes Chaoniennes reposaient à côté de leurs grossiers époux, qui ne connaissaient d'aliments que les fruits du chêne nourricier (1) de leurs montagnes.

Au milieu de ces débordements, Ali pacha dominé par l'ambition, passion souveraine qui apprend à celui qui la sert, tout, excepté à se connaître soimême, marchait à son but. Non content d'avoir attaché Ibrahim de Bérat à sa cause, il y avait joint directement ou indirectement les capitaines des armatolis outragés par les Souliotes, en les prenant à sa solde. Ne pouvant cependant se fier entièrement à eux, on était convenu que Nicolas de Cojani (2), Boucovallas, son gendre Stathas, Euthyme Blachavas, Zitros d'Olosson, Macry-Athanasios et Macry-Poulios de Grévéno observeraient une neutralité armée. On avait traité sur le même pied avec Christakis de Prévésa, et son compatriote Andriscos qui avait été compagnon d'armes de Lambros Catzianis, pirate, à la manière de ce brigand du Pont chatié par Alexandre-le-Grand, parce qu'il n'avait pas une armée nombreuse à lui opposer, et le droit du glaive exterminateur reservé aux conquérants qui sont nés sur la pourpre. Il fut statué que Hyscos de Car

(1) Glans chaonia, c'est le fruit du quercus esculenta. (2) Voyez t. III, C. LXXIII, de mon Voyage dans la Grèce.

pénitzé, ami particulier de M. de la Salle, consul de France, qu'il assassina quelque tems après dans une rue de Prévésa, Paléopoulo et son beau-frère Anagnostis Canavos, dont le dévouement était connu, se réuniraient aux troupes du satrape. On entrait alors dans le printems de l'année 1792, lorsqu'Ali ayant joint les compagnies d'armatolis aux forces des agas du Chamouri, et à un corps de troupes auxiliaires arraché au visir Ibrahim, se disposa à attaquer les Souliotes. Son armée, dans cette seconde expédition, était de près de quinze mille hommes (1), la plupart mahométans, auquels il fit de magnifiques promesses, et qui s'engagèrent, par serment sur le Koran, à vaincre ou mourir, pour exterminer les chrétiens de Souli. Il partit ensuite de Janina le 1er juillet, à la tête de ses hordes, et vint camper aux environs de Paramythia, afin de diriger les attaques, et quinze jours après il arbora ses queues au pont de l'Acheron, fleuve que les modernes appelent Glychys.

Les Souliotes venaient de célébrer l'Érosantie (2), fête antique conservée dans la Thesprotie, depuis le temps des Pélasges, qui n'avaient pour dieux que le

(1) Pérévaux, historien de Souli, rapporte qu'Ali pacha avait vingt-huit mille hommes dans cette expédition. Le fait est inexact, puisque dans sa plus grande puissance il n'en a jamais pu lever vingt mille.

(2) Aρоaavτia, elle se célébrait au printemps. Je présume que c'est de là que les Parguinotes ont tiré leur fête de la Rosalie, aussi bien que les habitants de Palerme, en Sicile.

ciel et les éléments, auxquels ils sacrifiaient sur les plus hautes montagnes. Suivant leur coutume, ils avaient abandonné les villages de la plaine, aux approches de l'ennemi, et réuni leurs troupes, qui se montaient à treize cents hommes, dans les défilés où ils attendirent les Turcs de pied ferme. Ali retint les armatolis pour sa garde, en donnant le 20 juillet le signal du combat aux Schypetars mahométans. Ceuxci, enflés de quelques succès d'avant-postes, et fiers d'avoir vu les chrétiens se replier à leur approche, formèrent une attaque générale contre les Souliotes. Ils s'avancèrent en conséquence, le sabre à la main, en repoussant les chrétiens jusqu'aux défilés de Trypa et de Ste.-Vénérande, dans lesquels ils parvinrent pénétrer. Jamais les mahométans n'avaient porté leurs pas aussi loin; et les Souliotes, à cette vue, poussèrent un cri qui retentit dans les parties les plus éloignées de leurs montagnes. A cette clameur, qui annonçait le danger public, les femmes, sous la conduite de Moscho, épouse du capitaine Tzavellas et de Caïdo, guerrière aussi célèbre que Penthésilée, accoururent et prirent part à l'action, en faisant rouler des quartiers de roche dont les secousses formant des avalanches de pierres, rompirent et écrasèrent la colonne assaillante par son centre. Dans cette position, la tête des bandes turques engagées dans le défilé, fut battue isolément sans obtenir de quartier; et l'arrière garde ne se dégagea, qu'en laissant sur la place sept cent quarante morts, dont on coupa les têtes, afin d'en former un trophée.

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