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<< plus sacrée de toutes les propriétés est sans con<< tredit le droit héréditaire dont ils ont joui de < toute antiquité, d'opprimer, d'avilir et de s'as« surer légalement et monarchiquement les vingt<< cinq millions d'hommes qui habitaient le terri<< toire de la France, sous leur bon plaisir. »

Au reste, la définition qui, présentée sous le nom de Robespierre, semblait si menaçante à M. Dupin, elle appartenait à Mirabeau, comme le fit très-bien observer Armand Carrel. « Qu'est-ce que la pro

priété, avait dit Mirabeau, soutenant, contre « l'abbé Maury, dans l'Assemblée Constituante, < que les biens du clergé devaient être déclarés << biens nationaux? La propriété est un bien acquis < en vertu des lois. » Et l'abbé Maury avait répondu : « Si notre propriété est légitime depuis quatorze « siècles, elle doit l'être à jamais car une pro« priété est nécessairement inamovible, et il y a << contradiction entre ces deux termes propriété « et amovibilité. »

Sieyes, à son tour, avait prononcé, en défendant les dîmes du clergé, ces paroles célèbres : « Les « dîmes sont placées dans la classe des propriétés « légitimes, bien que nuisibles à la chose publique. « Vous voulez être libres et vous ne savez pas être << justes. >>

On le voit, en attaquant le caractère social donné à la propriété par la Déclaration des Droits de l'Homme, en affirmant, après l'abbé Maury, après Sieyès, que la propriété n'était qu'un droit inhérent à l'individu, M. Dupin ne prenait pas garde qu'il condamnait, et la révolution de 1789, et les travaux

de l'Assemblée Constituante, et tout ce qui avait amené le triomphe de cette bourgeoisie dont il se portait, lui, M. Dupin, l'avocat et le champion! Car enfin, s'il était vrai que la loi ne dût pas, même dans l'intérêt et pour le salut de la société, limiter, régler, restreindre dans son extension inique et exagérée ce droit inhérent à l'individu; s'il était vrai, selon l'affirmation monstrueuse et impie de Sieyès, qu'une propriété pût être légitime, < quoique nuisible à la chose publique »; la bourgeoisie s'était donc rendue coupable d'une affreuse spoliation, lorsqu'en 1789 elle avait aboli les droits féodaux, les jurandes, les banalités, les dìmes, les substitutions; lorsqu'elle avait mis législativement des bornes à la faculté des donations entre vifs et testamentaires; lorsqu'elle avait décrété le partage égal des héritages; lorsque naguère encore, ses représentants avaient fait une loi sur l'EXPROPRIATION pour cause d'utilité publique!

Ainsi éclatait la mauvaise foi des dominateurs du jour. Oppresseurs, fils d'opprimés, ils reniaient dans l'ivresse de leur fortune le principe même de leur élévation; et ils ne rougissaient pas de s'armer contre le prolétariat d'une doctrine qu'ils avaient déclarée infâme lorsque la noblesse s'en était servie contre eux. Enseignement grave et qui donne à la publication du manifeste de la Société des Droits de l'Homme une véritable importance historique!

Mais, sous un autre aspect, l'importance de cette publication ne fut pas moindre; et il en résulta, au sein du parti démocratique, des débats du plus haut intérêt.

Le manifeste ne se prononçait qu'avec réserve sur la liberté de la presse et la liberté individuelle; et l'on y insistait beaucoup, au contraire, sur la nécessité d'organiser vigoureusement le pouvoir. Une fraction notable du parti républicain en prit ombrage. La Tribune appuya le manifeste sans l'adopter entièrement; et il fut critiqué, comme n'ayant pas assez tenu compte du principe de liberté, par trois hommes d'un patriotisme éprouvé et d'un talent incontestable M. Armand Carrel, rédacteur du National; M. Anselme Pététin, rédacteur du Précurseur de Lyon; et M. Martin Maillefer, rédacteur du Peuple souverain de Marseille. De quel côté se trouvait la vérité?

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Qu'on suppose deux hommes prêts à se mettre en route l'un, bien portant, alerte, vigoureux; l'autre, malade et blessé. Avant la révolution de 1789, le pouvoir, au lieu de tendre la main au second, ne songeait qu'à faire marcher le premier plus à l'aise encore et plus vite. En 1789, ce fut autre chose: le pouvoir fut enchaîné, et l'on dit aux deux hommes : « La route est libre; vos droits sont égaux; marchez. » Et cependant le faible pouvait répondre : « Mais qu'importe que la route soit déblayée? Ne voyez-vous pas que je suis malade; que le sang coule de mes blessures; que le poids de mon propre corps m'épuise et que mes pieds nus se meurtrissent sur les cailloux du chemin? Qu'aucune protection spéciale ne soit accordée à mon voisin, il peut s'en passer, car il est ingambe et fort; mais moi?..... Que me parlez-vous de droits égaux? C'est une raillerie cruelle! »

Voilà le langage qu'en 1789 auraient pu tenir les prolétaires. Ne trouvaient-ils pas en effet la bourgeoisie en possession de tous les instruments de travail, en possession du sol, du numéraire, du crédit, des ressources que donne la culture de l'intelligence? Quant à eux, n'ayant ni propriétés, ni capitaux, ni avances, ni éducation, ne pouvant économiser sur le labeur de la veille de quoi subir sans danger le chômage du lendemain, quel prix devaient-ils attacher au don de la liberté, définie métaphysiquement et considérée comme un droit? Que leur importait le droit d'écrire et de discuter, à eux qui n'en avaient ni la faculté, ni le loisir? Que leur importait le droit de vivre à l'abri des vexations du roi ou des courtisans, à eux qui échappaient à ces vexations par leur obscurité même et leur misère? Que leur importait le droit d'être athée, à eux qui, pour ne pas maudire la vie, avaient besoin de croire à Dieu? Que leur importait le droit de s'élever en faisant fortune, à eux qui manquaient des instruments nécessaires pour s'enrichir? La liberté politique, la liberté de conscience, la liberté d'industrie, conquêtes si profitables à la bourgeoisie, n'étaient donc pour eux que des conquêtes imaginaires, dérisoires, puisqu'ayant le droit d'en profiter, ils n'en avaient pas la faculté.

C'est ce qui ne tarda pas à être compris. Sous la Convention, des penseurs audacieux purent se lever et dire pour qui donc la révolution a-t-elle été faite? Est-ce pour cette foule gémissante des prolétaires qui a si puissamment aidé la bourgeoisie à renverser la Bastille, à vaincre les Suisses, à dompter

l'Europe des rois, à sauver la France-révolutionnaire? On les a d'abord appelés esclaves, puis vilains: aujourd'hui on les appelle pauvres : en changeant de qualification leur condition a-t-elle changé de nature? De droit, ils sont libres; de fait, ils sont esclaves.

La conséquence était facile à tirer. Au lieu de cette liberté, nouveau moyen d'oppression fourni à ceux qui étaient en état d'en faire usage et qui pour les autres n'était qu'un leurre, les vrais amis du peuple voulurent un gouvernement tutélaire et fort, afin que sa force servît à protéger les faibles, et changeât le droit en faculté. De là cette admirable et auguste définition : « La liberté est le pouvoir qui <appartient à l'homme d'exercer à son gré toutes « ses facultés; elle a la justice pour règle, les droits < d'autrui pour bornes, la nature pour principe et <la loi pour sauve-garde 1. »

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Après 1830, l'état social étant ce qu'on l'avait fait en 1789, le problême restait évidemment tel que l'auteur de la définition précédente l'avait posé : la grande question était toujours de rendre les prolétaires libres de fait, ce qui revenait à leur donner des moyens de développement, des instruments de travail? Or, qui leur donnerait tout cela sinon un gouvernement démocratique assez fort pour faire prévaloir l'association sur la concurrence, et la

' Qu'on rapproche de cette définition celle-ci donnée par M. Dupin aîné (consultation contre les Jésuites): « La liberté est le droit de faire « tout ce que la loi ne défend pas. »

Et si la loi défendait tout!

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