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avons cru qu'il convenait de les rapprocher pour qu'on en pût mieux saisir l'enchaînement, le véritable caractère et l'ensemble.

Mais, de toutes les questions de politique extérieure posées en 1833 devant l'Europe, aucune ne l'a émue plus profondément, aucune n'était de nature à exercer sur la destinée des divers États une influence plus décisive, que la question orientale. C'est donc par celle-là que nous commencerons, en la prenant à son origine et en lui consacrant tous les développements que réclame son importance.

Dans le premier chapitre du second volume de cette histoire, nous avons dit quelles avaient été, depuis un demi-siècle, les étapes de la marche des Russes vers Constantinople, marche inévitable et fatale dont Pierre-le-Grand avait conçu la pensée, et Catherine donné le signal. Nous avons dit que, conduits sur les bords de la mer Noire, en 1774, par la paix de Kaidnardji, puis dans le Kouban et la Crimée par le traité de Constantinople, puis sur les rives du Pruth et en Bessarabie par la paix signée à Buckarest, en 1812, enfin, dans le Delta formé par les embouchures du Danube et sur un littoral de deux cents lieues par le fameux traité d'Andrinople, les Russes, en 1850, frappaient aux portes du sérail. Pour se les faire ouvrir, pour dominer définitivement la mer Noire du haut du Bosphore, et surveiller la Méditerranée du haut des Dardanelles, ils n'avaient presque qu'à le vouloir; et une seule considération les pouvait arrêter la crainte de voir se dresser contre eux toute l'Europe occidentale, saisie avec raison de colère et d'épouvante.

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Car, pour ce qui est de l'empire ottoman, il ne lui restait plus qu'un souffle de vie. Le sultan Mahmoud, par des réformes accomplies avec plus d'audace que d'intelligence, avait tari sans les renouveler toutes les vieilles sources de la puissance ottomane; il avait abaissé la domination, si long-temps vénérée, des ulémas, sans remplacer par le dogme de la liberté humaine celui du fatalisme, qu'il semblait renier; il avait exterminé l'aristocratie militaire du janissariat, pour recruter ensuite une armée dans je ne sais quelle cohue de soldats de hasard, parodistes étonnés et pesants des manoeuvres européennes; à ces pachas considérables et permanents, féodalité assise qui faisait quelquefois trembler le sultan, mais qui était une grande force quand elle n'était pas un obstacle, il avait substitué une foule de tyrans de passage, féodalité ambulante qu'il prenait pour l'unité, et qui n'était, à vrai dire, que le despotisme du maître multiplié par le nombre de ses agents. Religion, armée, administration, tout était changé, rien n'était créé; Mahmoud n'avait réussi qu'à faire le vide autour de lui, et sa toute-puissance n'était plus que dans l'impuissance irrémédiable de son peuple. D'ailleurs, pour garder la Turquie, les Turcs manquaient. Sur une population de près de 17 millions d'habitants, on aurait à peine compté 7 millions de Turcs, le reste se composant de Grecs, d'Arméniens, d'Arabes, de Juifs, etc....., races que n'unissaient ni le lien des traditions historiques, ni celui de la religion, ni celui d'une langue commune; races qui ne se touchaient que par la servitude: races conquises, op

primées, acquises d'avance à la révolte, portant dans leur sein la guerre civile, et éparses sur une étendue de terrain de 86 mille lieues carrées. Un tel empire était évidemment à conquérir ou à partager. De quoi se composait-il, en effet? de la Moldavie et de la Valachie? mais déjà le protectorat russe les couvrait; de la Bulgarie? mais elle n'attendait plus qu'une occasion pour se soulever; de la Servie? mais, entièrement chrétienne et fière d'une insurrection victorieuse, elle voulait vivre sous la domination d'un prince particulier; de l'île de Chypre? mais elle ne contenait qu'une centaine de Turcs, perdus dans une population de 50,000 Grecs cypriotes; de la Syrie? mais elle se partageait entre des populations essentiellement diverses: ici, dans les villes du littoral, des chrétiens; là, dans la partie méridionale confinant au désert, des Arabes; dans les montagnes, les Druses, peuple idolâtre; sur le Liban, les Maronites, peuple catholique....... Restait donc Constantinople, mise d'avance à la merci de toute flotte russe partie de Sébastopol. Ajoutez à cela que, pour rendre plus courte encore l'agonie de cet empire si peu compact, un homme s'élevait en Égypte qui nourrissait l'impatient désir de le démembrer, homme à la fois prudent et hardi, magnanime et rusé, soldat parvenu dont les veines étaient remplies de ce sang qui donne la soif des conquêtes, novateur en despotisme, apprentimissionnaire de la civilisation en Orient, trop artificicux pour nier son maître, mais trop orgueilleux, trop grand et trop fort pour le subir. Une révolte de Méhémet-Ali contre la Porte, en fallait-il davan

tage pour jeter aux pieds des Russes la Turquie épuisée et mourante?

Voilà sous quel aspect l'Orient se présentait, quand la révolution de juillet vint tout-à-coup remettre en question le partage insolent qu'avaient fait de l'Europe les traités de 1845.

Pour bien faire comprendre jusqu'à quel point fut inepte et insensée la politique du gouvernement français à l'égard de l'Orient, il est absolument nécessaire de bien poser la question et d'examiner, avant d'entrer dans le récit, de ce qui a été fait, ce que la France aurait pu faire.

< Maintien de l'intégrité de l'empire ottoman » étaient des mots en usage depuis long-temps dans la grammaire des chancelleries de l'Europe.

Toutes les Puissances, en effet, et notamment la France, l'Angleterre et l'Autriche, avaient intérêt à protéger l'inviolabilité de Constantinople, à lui conserver, vis-à-vis des Russes, son surnom de Stamboul la bien gardée.

La possession du détroit des Dardanelles par la Russie, à moins de compensations énormes stipulées en notre faveur, eût à jamais mis obstacle aux vues de la France sur la Méditerranée, champ de bataille où doit tôt ou tard se vider la grande querelle de notre suprématie intellectuelle et morale.

La position géographique de l'Autriche lui com mandait de ne point se laisser trop complétement envelopper par la Russie. C'était déjà un grave danger pour le Cabinet autrichien que l'établissement russe fondé aux embouchures du Danube

en vertu du traité d'Andrinople, puisque cet établissement compromettait, et la navigation intérieure de l'Autriche, et ses communications avec la mer Noire. Les Russes une fois en possession des principautés situées au sud du territoire autrichien, combien n'eût pas été dangereux pour la Cour de Vienne leur contact avec les colons militaires de l'Illyrie, gardiens de la frontière hongroise? Les Russes une fois en possession de Constantinople et des Dardanelles, combien le voisinage de leurs vaisseaux n'eût-il pas été embarrassant pour la marine marchande de l'Autriche, qui exploite le commerce de l'Adriatique?

Quant à l'Angleterre, nous l'avons dit au commencement du second volume, elle eût perdu, à l'occupation de Constantinople par les Russes, une partie de son influence dans la Méditerranée, ses moyens de communication avec l'Inde par la Turquie, une partie de l'importance de ses possessions du Levant, et un débouché ouvert à l'exportation annuelle de trente millions de produits anglais. D'où ces paroles de lord Chatam, déjà citées par nous : « Avec un homme qui ne voit pas les inté<rêts de l'Angleterre dans la conservation de l'em<pire ottoman, je n'ai pas à discuter. >>

L'Europe occidentale avait donc pour mot d'ordre, en 1850, le << maintien de l'intégrité de l'empire ottoman. Mais cette intégrité pouvait-elle être maintenue? Et, s'il était bon qu'elle le fût, pourquoi la France et l'Angleterre avaient-elles si long-temps souffert l'ambition militante de la Russie? Pourquoi avaient-elles poussé l'aveuglement jusqu'à la favo

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