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cependant une des plus grandes figures de notre époque.

Né à Pise, Buonarotti descendait de Michel-Ange. La gravité de son maintien, l'autorité de sa parole, toujours onctueuse quoique sévère, son visage noblement altéré par l'habitude des méditations et une longue pratique de la vie, son vaste front, son regard plein de pensées, le fier dessin de ses lèvres accoutumées à la prudence, tout le rendait semblable aux sages de l'ancienne Grèce. Il en avait la vertu, la pénétration et la bonté. Son austérité même était d'une douceur infinie. Admirable de sérénité, comme tous les hommes dont la conscience est pure, la mort avait passé près de lui sans l'émouvoir, et l'énergie de son âme l'élevait au-dessus des angoisses de la misère. Seulement, il y avait chez lui un peu de cette mélancolie auguste qu'inspire au vrai philosophe le spectacle des choses humaines. Quant à ses opinions, elles étaient d'origine céleste, puisqu'elles tendaient à ramener parmi les hommes le culte de la fraternité évangélique; mais elles devaient être difficilement comprises dans un siècle abruti par l'excès de la corruption. Car il est des vérités qui, bien que fort simples, sont d'une nature tellement sublime que, pour les embrasser, l'intelligence de la tête ne suffit pas : il y faut celle du cœur, sans laquelle il n'y aura jamais, même dans les esprits d'élite, que force apparente et trompeuses lueurs. Buonarotti aimait donc le peuple, mais il l'aimait d'un amour profond, et non de cet amour emporté qui, produit par l'effervescence de la jeunesse, aigri plus tard par les déceptions de

l'âge mûr, finit par s'imprégner de fiel, souvent dégénère en ambition, et va se perdre dans les violences d'une démagogie sans principes. Buonarotti aimait le peuple, il n'avait cessé de conspirer pour lui, mais avec la défiance d'un observateur expérimenté et le calme d'un philosophe, étudiant les hommes avant de se livrer à eux, armé d'une clairvoyance qui touchait au soupçon, circonspect dans le choix de ses alliés, et tenant à leur nombre beaucoup moins qu'à la sincérité de leur dévoûment. Témoin de notre première révolution, dont il fut sur le point d'être martyr, camarade de lit de Bonaparte pendant sa jeunesse, il avait deviné le nouveau César, et n'ignorait point par quelle pente on va de la liberté au despotisme, des agitations du forum à la discipline des camps. Il savait aussi que, souvent, aux meilleures causes, ceux qui les servent nuisent plus que ceux qui les combattent. Qu'avec de pareilles façons de voir, Buonarotti ne soit pas devenu, en France, où il s'était fixé, le centre d'un parti bruyant, et n'ait fait que traverser, presqu'inaperçu, la scène politique, on le conçoit. Et toutefois, son action était loin d'être sans puissance. Pauvre et réduit pour vivre à donner quelques leçons de musique, du fond de son obscurité il gouvernait de généreux esprits, faisait mouvoir bien des ressorts cachés, entretenait avec la démocratie du dehors des relations assidues, et, dans la sphère où s'exerçait son ascendant, secondé par Voyerd'Argenson et Charles Teste, tenait les rênes de la propagande, soit qu'il fallût accélérer le mouvement ou le ralentir. Il refusa son approbation à la

campagne révolutionnaire qu'on préparait à Genève, pour deux motifs connaissant l'Italie, et instruit par ses correspondants de sa situation réelle, il ne voyait dans l'expédition de Savoie qu'une aventure sans issue; et, d'un autre côté, il se défiait de certains hommes qu'on devait employer au succès de cette expédition. La vérité est que, parmi les complices de Mazzini, tous n'étaient pas guidés comme lui par de saintes croyances et par l'amour de l'humanité. Or, Buonarotti pensait que la vérité veut avoir pour défenseurs des soldats dignes d'elle, et que ceux-là seuls méritent de servir le peuple, qui peuvent lui faire honneur par leur

vertu.

Cependant, Ramorino avait quitté Lyon et s'était rendu à Paris. Il fit savoir à Mazzini que ses démarches rencontraient des obstacles imprévus. Il demandait un mois pour les préparatifs. Plus tard, il en demanda un second, puis un troisième. L'impatience de Mazzini s'irritait de ces retards. Car le secret allait s'éventant; les agents de police affluaient à Genève; quelques réfugiés, qui ne vivaient que sur l'hospitalité économe des patriotes suisses, menaçaient de partir; l'ambassade française faisait offrir aux Polonais venus de Besançon des secours et les frais de voyage, s'ils consentaient à rentrer en France; le soupcon veillait au seuil de la conspiration, où avaient pénétré déjà le découragement et la fatigue..... Il fallait agir. Pressé par les émissaires de Mazzini, le général Ramoniro déclare enfin que rien n'est organisé à Lyon, qu'il se trouve assailli de difficultés insurmontables, et il rend

10,000 fr. sur les 40,000 qui lui avaient été comptés. On entrait dans le mois de janvier 1854, et le mouvement qui devait éclater en octobre 1855 n'était pas encore commencé.

Inquiet et l'âme en proie aux plus douloureuses défiances, Mazzini résolut de hâter le dénoûment. Il fixa le jour de l'action, et en écrivit à Ramorino. Le général était attendu le 20 janvier : il n'arriva que le 31 au soir, suivi de deux généraux, d'un aide-decamp et d'un médecin. Entre lui et Mazzini, l'entrevue fut triste et comme troublée par de noirs pressentiments. Mazzini proposa d'assigner pour base aux opérations la prise de Saint-Julien, où se trouvaient réunis les agents des diverses provinces de la Savoie, et où le signal de l'insurrection devait être donné. L'insurrection une fois déclarée, Mazzini pensait qu'il lui serait facile, à supposer qu'il ne se trompât point dans ses défiances, de déjouer le mauvais vouloir de Ramorino. Qu'il eût deviné ou non cette arrière-pensée, le général accepta le plan proposé. L'expédition devait se composer de deux colonnes. On arrêta que les insurgés de la première iraient, de Genève, se réunir à Carouge sur la frontière; et que, partant de Nyon, où était un dépôt d'armes, ceux de la seconde traverseraient le lac pour aller rejoindre leurs compagnons sur la route de Saint-Julien. Le commandement de la seconde colonne fut confié par le général Ramorino au Polonais Grabski, brave soldat, mais à qui manquait l'expérience de ces sortes d'expéditions.

Le gouvernement de Genève ne pouvait ignorer la tentative, et il avait pris des mesures pour la

faire avorter. Le contingent était sous les armes ; le bruit du tambour retentissait de toutes parts; des gendarmes stationnaient aux portes de l'Hôtel de la Navigation; les barques des bateliers avaient été saisies. Mais les insurgés furent protégés par les sympathies de la population et même par celles du contingent. En arrêtant les hommes de l'expédition, les officiers versaient des larmes, et ils se hâtaient de relâcher leurs prisonniers sur l'invitation des citoyens. L'autorité fut donc frappée d'impuissance, et la première colonne commença son mouvement sous d'heureux auspices.

Il n'en fut pas ainsi de la seconde. Deux barques étaient parties de Nyon, l'une portant les hommes, l'autre les armes. Une barque du gouvernement passa entre les deux; les armes furent saisies, les hommes arrêtés et conduits sur le territoire génevois.

Alors, soit que le plan primitivement convenu lui parût défectueux, soit que pour l'exécuter il jugeât indispensable la coopération de la colonne de Nyon, le général Ramorino changea tout-à-coup l'itinéraire de la petite troupe placée sous ses ordres. Au lieu de s'avancer sur Saint-Julien, il se mit à longer le lac. On marcha long-temps vers un but ignoré de tous. Le froid était extrêmement vif. Pas un soldat ne paraissait. Composée, les Polonais exceptés, de jeunes gens propres à un coup de main, mais peu habitués à faire de longues routes, la colonne se traînait d'un pas pénible. Tous les visages portaient l'empreinte d'une morne préoccupation, et l'on se communiquait de proche en proche des

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