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doutes cruels. La colonne passa par de petites bourgades où nul cri d'enthousiasme ne se fit entendre, et où elle ne rencontra que des regards étonnés. Par suite de ses travaux antérieurs, Mazzini était tombé dans un état extraordinaire de lassitude, et la douleur de voir le succès lui échapper se joignant à ses maux, une fièvre ardente l'avait saisi. Il marchait douloureusement, appesanti par la fatigue de plusieurs nuits sans sommeil. Il avait déjà demandé plusieurs fois à Ramorino quelle route on suivait, pourquoi on n'allait on n'allait pas à Saint-Julien, pourquoi on ne se dirigeait pas sur Bonneville; et, à tort ou à raison, les réponses de Ramorino l'avaient alarmé, lui paraissant évasives. Il l'alla trouver une dernière fois au bivouac de Carra. Le général était couché près du feu, dans son manteau. Mazzini lui dit, dans l'égarement de la fièvre, qu'il fallait aller du côté où il y avait espoir de se battre ; que si vaincre était impossible, il fallait du moins prouver à l'Italie que les patriotes restaient fidèles à leurs engagements et savaient mourir. Ramorino répondit que courir au-devant de dangers stériles serait plus qu'une imprudence, et qu'il y aurait folie à faire moissonner, sans utilité pour la cause commune, la fleur de la jeunesse italienne. Mazzini le regardait d'un oeil hagard, le visage altéré et le coeur plein de trouble. En ce moment des coups de feu retentissent. Ramorino se lève précipitamment. Mazzini court au faisceau et saisit sa carabine en remerciant Dieu de leur envoyer l'ennemi. Mais il avait le délire. Ses compagnons lui apparurent comme des spectres. Il chancela, tomba sans connaissance; et

lorqu'il rouvrit les yeux, il se trouvait en Suisse, où on l'avait transporté sur une charrette. Les coups de feu n'étaient qu'une fausse alerte. Mais Ramorino avait perdu toute foi dans le succès. Il déclara sans détour à ses compagnons que la tentative était, pour le moment, avortée, et qu'on n'avait plus qu'à regagner la frontière. Le corps fut dissous.

Cette expédition, si déplorable par la complète inanité de ses résultats, fut suivie de récriminations non moins déplorables, ainsi qu'il arrive toujours dans les entreprises avortées. Ramoniro fut accusé de trahison, mais l'accusation ne fut point démontrée, les faits allégués contre lui pouvant recevoir une interprétation différente de celle que leur donnait le soupçon aigri par le malheur. A son tour, Ramoniro se déclara trahi, sans avoir fourni l'ombre d'une preuve et contre toute espèce de vraisem

blance.

Les hommes sont faillibles, les idées justes sont immortelles. Mazzini et ses compagnons le comprenaient, et ils surent se garder de tout découragement pusillanime. Mais un regret dut leur rester, celui d'avoir jeté sur la cause qu'ils défendaient une défaveur momentanée. Car l'orgueil de leurs ennemis s'en accrut; l'Autriche, la Russie, la Prusse, s'unirent à la Sardaigne dans un commun anathême contre les partisans d'une Italie indépendante ; les chancelleries s'irritèrent, menacèrent; et la Suisse, terre de liberté, suprême asile ouvert à l'infortune des procrits, la Suisse se vit condamnée, après une glorieuse résistance, à mesurer désormais plus prudemment les bienfaits de son hospitalité. Il est

inutile d'ajouter qu'en France le gouvernement redoubla d'audace, bien convaincu que, de longtemps, le parti démocratique ne trouverait audehors un efficace et sérieux appui.

Bientôt tout sembla se préparer pour un lamentable dénoûment. Dans des articles passionnés, le Journal des Débats, organe de la Cour, soufflait au ministère les plus sinistres desseins, et à la bourgeoisie toutes les passions de la guerre civile. A l'entendre, pour sauver la société aux abois, il aurait fallu anéantir la presse populaire, mettre hors la loi la République, frapper au coeur le droit même d'association, et couvrir la personne royale d'un bouclier impénétrable à jamais. C'était encourager la résistance à se faire violente et désespérée, c'était ouvrir devant le pays une carrière de sang. Mais les hommes du pouvoir s'agitaient dans leur impatience. Troublés de rencontrer à chaque pas devant eux le parti républicain, poursuivis sans relâche de son qui-vive éternel, et, comme il arrive souvent, de l'excès de la peur précipités dans le vertige de l'audace, ils brûlaient de savoir au juste ce que renfermaient pour eux de périls les profondeurs de cette société qu'ils étaient aussi incapables de calmer que de conduire. Les républicains, de leur côté, sentaient l'imminence d'une agression et ne cherchaient plus qu'à s'assurer l'honneur de l'initiative. La lutte commença donc. On intenta au National, feuille républicaine, un procès fondé sur des chicanes grossières, et qui ne tendait pas moins qu'à le ruiner en lui enlevant son titre. On attaqua le Populaire dans la personne de son rédac

teur en chef, M. Cabet, qui, quoique membre de la Chambre, se vit traîné devant le jury, en vertu d'une autorisation obtenue sans peine des rancunes de la majorité. Le Parlement était une arène, et la discussion des affaires publiques un échange de me

naces.

Dans la séance du 26 janvier, M. Larabit dénonçait la dictature militaire du maréchal Soult, qui, dans une lettre aux officiers d'artillerie de Strasbourg, avait prétendu interdire aux officiers toute réclamation, même légale. Des murmures s'élèvent, et le général Bugeaud s'écrie : « Il faut obéir « d'abord, » et M. Dulong de répliquer vivement : « Faut-il obéir jusqu'à se faire geôlier? » Le général Bugeand s'approche alors de M. Dulong, et, séance tenante, obtient une explication dont il se montre satisfait, car elle mettait également à couvert et la dignité de l'offenseur et l'honneur de l'offensé. Mais les passions d'un parti sont plus difficiles à apaiser que le ressentiment d'un individu. Parmi les amis de M. Bugeaud, plusieurs affichèrent l'inconcevable prétention de ressentir son injure plus profondément que lui-même. On remarqua surtout, à son indignation bruyante, à sa pantomime animée, à ses promenades inquiètes le long des bancs du centre, le général Rumigny, aide-de-camp du roi.

Au milieu du tumulte, M. Dulong avait prononcé, en l'appliquant au genre d'obéissance muette et servile exigée par le ministre, le mot ignominie. Le Journal des Débats s'empare de ce mot, et lui assignant dans le compte-rendu de la séance une

place fatale, il reproduit en ces termes l'apostrophe de M. Dulong: « Faut-il obéir jusqu'à se faire geô« lier, jusqu'à l'ignominie? » A quelles intentions rapporter cette inexactitude cruelle? Pourquoi, seul entre tous les journaux, le Journal des Débats aggravait-il une apostrophe qui pouvait aboutir à un combat? Ce qui est certain, c'est qu'après avoir jeté les yeux sur ces funestes lignes, le général Bugeaud dut écrire à M. Dulong pour lui demander des explications nouvelles. « Je me mets à votre

disposition, répondit celui-ci au général : mes << deux témoins sont le général Bachelu et le colo« nel Desaix. » Les témoins des deux adversaires se réunirent, et il fut convenu que M. Dulong adresserait au Journal des Débats une lettre dans laquelle il démentirait la seconde partie de l'apostrophe si mensongèrement amplifiée, et ne laisserait peser que sur M. Bugeaud homme public, le poids de la première. Rien de plus convenable, de plus conforme à la vérité, de plus digne. La lettre fut envoyée au Journal des Débats, où elle devait être publiée le lendemain, 28. Mais quelles ne furent pas la surprise et l'indignation de M. Dulong, lorsque, dans le Bulletin ministériel du 27, il lut : « Le « Journal des Débats a rapporté hier une expression outrageante adressée par M. Dulong à l'honorable général Bugeaud. Aujourd'hui on disait, à la « Chambre, que l'honorable général en a demandé « raison, et qu'il a exigé de M. Dulong une lettre «< qui paraîtra demain dans le Journal des Débats. » Ainsi, le système de provocation qu'une feuille ministérielle avait commencé, une autre feuille mi

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