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une époque où beaucoup de républicains en étaient encore à renfermer le salut du peuple dans la substitution d'un consul à un roi, lui, légitimiste converti de la veille, il annonçait déjà la réforme sociale. Les anciens, nul ne l'ignore, avaient décoré les poètes du nom de Vates, qui signifie prophète. M. de Lamartine fut donc un poète dans la plus noble acception du mot. Car, un jour, secouant avec courage les préjugés d'une moitié de sa vie, et déserteur du pouvoir, c'est-à-dire de la force, il devait tenir les hommes attentifs au bruit de son illustre défection, et montrer la route lumineuse qui s'ouvrira devant les générations à venir.

En votant la loi contre les associations, M. de Lamartine avait cédé à la crainte de voir les sociétés politiques livrer bataille au gouvernement et entasser ruines sur ruines. Il ne comprit pas que cette bataille, si fort redoutée par lui, la loi qu'il votait en allait donner le signal. Dès ce moment, en effet, tous les glaives se trouvèrent, en quelque sorte, à moitié tirés du fourreau, et d'un bout de la France à l'autre, ce ne furent plus que préparatifs de guerre.

Or, l'imminence d'une crise n'avait jamais trouvé le pouvoir en proie à plus de divisions. La guerre aux portefeuilles était poursuivie avec ardeur, en attendant qu'une guerre plus terrible éclatât. Enveloppés d'intrigues, deux membres du Cabinet étaient à la veille de succomber, et le duc de Broglie, en butte à une animosité persévérante et secrète, allait lui-même sortir du Conseil.

Une demande de vingt-cinq millions adressée au gouvernement français par le gouvernement des

États-Unis fut, non pas la cause, mais l'occasion de la retraite du duc de Broglie. La France devait-elle réellement vingt-cinq millions aux État-Unis ? Quelle était l'origine de la créance américaine? Jusqu'à quel point les prétentions de l'Amérique à notre égard étaient-elles fondées? Voilà ce que la Chambre eut à examiner. Nous ne nous arrêterons pas ici aux discussions qui s'élevèrent alors dans le parlement, nous réservant d'exposer la question, lorsque nous en serons à l'année 1855, époque où elle fut remise sur le tapis. Nous nous bornerons à dire que les premiers débats soulevés eurent pour résultat le rejet absolu de la réclamation.

Le ministère, dans son désir excessif de maintenir la paix, n'avait rien négligé pour amener la Chambre à voter en faveur de l'Amérique. Et cependant, il arriva que les familiers du Château laissèrent tomber dans l'urne des boules noires.

Le fait était assurément fort extraordinaire; car on ne pouvait mettre en doute l'importance que le roi attachait à l'acceptation du traité. Aussi les amis de M. de Broglie ne virent-ils dans ce résultat que le triomphe d'une intrigue; ils demeurèrent convaincus que, M. de Broglie pesant au roi, on avait voulu le faire renverser par la majorité. Pour cela, il est vrai, la Cour avait dû se résigner à un rejet qui lui était pénible; mais la démission de M. de Broglie était au bout. Or, repoussé une fois, le traité pouvait être présenté de nouveau; tandis qu'une fois donnée, la démission pouvait être aisément rendue définitive. Aux yeux des gens de cour, le bénéfice du calcul en dépassait l'inconvénient.

Ce qui est certain, c'est que la Cour n'avait pas compté vainement sur la susceptibilité de M. de Broglie. Au sortir même de la séance où il venait d'être vaincu, il alla sur-le-champ offrir au roi sa démission.

Le roi comprenait peu les scrupules parlementaires et il s'en moquait volontiers. Apporter de l'amour-propre dans les affaires lui paraissait au plus haut point dangereux et niais. Suivant lui, en faisant de toutes les questions importantes des questions de Cabinet, on élevait la puissance du parlement sur les ruines de la prérogative royale. Cette manière de voir, M. de Broglie était loin de la partager, mais il ne l'ignorait pas. Il devait donc naturellement s'attendre à voir le roi hésiter devant l'offre d'une aussi brusque démission. Ce fut le contraire qui advint. M. de Broglie sortit du ministère dès qu'il en manifesta l'intention. Les efforts que le roi tenta pour le retenir se réduisirent à ces banales objections dont la politesse fait une loi. M. de Broglie ne pouvait s'y tromper, Louis-Philippe ayant un jeu de physionomie dont les ministres s'étaient accoutumés à surprendre le secret.

Que la retraite du duc de Broglie, en cette occasion, ait été, au Château, le sujet d'une joie très-vive, rien de moins douteux. D'abord, nous l'avons dit, le roi n'aimait pas la personne de M. de Broglie. Il lui trouvait de la raideur, de la persistance dans les idées, une dignité incommode, une âme trop en garde contre l'influence des petites séductions; il supportait impatiemment un ministre avec lequel il osait à peine être familier. et qui était homme,

dans tous les cas, à déjouer les calculs de la familiarité royale. D'un autre côté, M. de Broglie avait, aux yeux des courtisans, le tort de mettre la main aux affaires, et cela dans un département où le roi s'alarmait de tout contrôle. Enfin, la retraite du ministre des affaires étrangères ne faisait que commencer l'exécution d'un projet couvé depuis long-temps avec complaisance. Unis étroitement, le duc de Broglie, M. Guizot et M. Thiers auraient formé, dans le Conseil, une force contre laquelle se serait trop souvent brisée la politique personnelle du monarque. Il avait donc fallu semer entre eux de sourdes défiances, les armer l'un contre l'autre par un ténébreux et persévérant appel à des sentiments de rivalité. Jusqu'alors le but n'avait été atteint que très-imparfaitement. L'amitié de M. Guizot et du duc de Broglie était restée sans nuages; et si l'intimité de leur alliance inspirait à M. Thiers quelque inquiétude, il n'en était pas encore venu à croire une séparation profitable pour lui. Mais M. de Broglie sortant du Conseil, tout changeait. M. Guizot et M. Thiers se trouvaient face à face, sans lien qui les rapprochât, et avec des caractères différents, des tendances diverses, des talents rivaux, des prétentions égales. Situation qu'il était facile de faire tourner au profit gouvernement personnel!

du

Il y avait à remplacer le duc de Broglie comme ministre des affaires étrangères. La présidence resta au maréchal Soult, parce que son illustration militaire était de nature à imposer à l'opinion, et parce que, dans l'intérieur du Conseil, son importance politique n'était point assez grande pour éveiller la

jalousie. Quant au portefeuille des affaires étrangères, on l'offrit à M. de Rigny, mais on eut beaucoup de peine à le lui faire accepter. Marin, il se sentait à l'aise dans le ministère de la marine, où sa capacité n'était pas trop au-dessous de sa tâche. Se maintiendrait-il au poste où on l'appelait? Le fil des intrigues diplomatiques ne se romprait-il pas entre ses doigts à chaque instant? Et comment repousserait-il, à la Chambre, des attaques portant sur tout l'ensemble de la politique européenne? Le sentiment de son insuffisance le troublait. Il refusa long-temps, et ne se rendit enfin que sur l'espoir de trouver pour appui l'expérience de M. de Broglie et ses conseils. L'amiral Roussin, alors en mission, fut désigné pour le ministère de la marine; et, sur son refus, lorsqu'on en fut informé, l'amiral Jacob entra dans le ministère.

D'autres changements se préparaient. M. d'Argout, homme très-instruit, très-laborieux, et qui possédait la passion de ces sortes d'affaires qui se font avec des chiffres, M. d'Argout n'avait jeté aucun éclat sur le ministère de l'intérieur, et s'était desservi luimême dans l'esprit de ses collègues. M. Thiers, au contraire, quoique relégué dans le ministère du commerce, avait partout fait sentir son action et accepter son influence. Ses amis auraient donc volontiers demandé pour lui un portefeuille politique. Mais il tenait sa position pour bonne et n'en voulait point sortir. Peu lui importait que son portefeuille ne fût que secondaire, sa personnalité en ressortait mieux, et il lui suffisait de pouvoir, devant les Chambres, faire sur le domaine de ses collègues de

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