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C'était de la Société des Droits de l'Homme de Paris qu'auraît dû nécessairement partir le signal. Or, elle était elle-même, depuis quelque temps, minée par de fâcheuses divisions. Au milieu d'elle s'étaient glissés des jeunes gens remplis de passions brûlantes, et qui frémissaient sous le joug du comité, qu'ils accusaient de tiédeur parce que son énergie n'excluait pas les conseils de la prudence. Se tenir prêt pour la bataille si le pouvoir la rendait inévitable, telle était la politique du comité : eux, ils jugeaient que c'était trop peu de s'armer pour la défensive, et qu'il fallait attaquer. Le comité pensait que, pour avoir raison des iniquités contre lesquelles on protestait, heurter de front et brutalement la bourgeoisie n'était pas indispensable: eux, ils repoussaient comme douteuse toute politique de ménagements. Par suite de ces dissidences, un second comité avait été formé sous le nom de Comité d'Action, et il en était résulté, parmi les sectionnaires, une lutte qu'entretenait avec soin la police, partout présente par ses agents. Après des tiraillements funestes, l'ancien comité l'emporta; mais la fusion ne s'opéra point sans avoir amené, comme il arrive presque toujours, des concessions dont profita la fraction des audacieux.

La Société des Droits de l'Homme, au surplus, était loin d'embrasser le parti républicain tout entier. Le journal la Tribune, quoique rédigé avec une véhémence extraordinaire, était indépendant de la Société, dont M. Armand Marrast ne faisait point partie. Il en était de même de MM. Armand Carrel à Paris, Anselme Petetin à Lyon, Martin Maillefer à Marseille ;

et ces trois derniers éprouvaient pour toute tentative hasardée une répugnance dont ils ne se cachaient pas. Naturellement ennemi des allures démagogiques et accoutumé à ce qu'il y a de régulier dans la discipline militaire, Armand Carrel assistait avec un trouble secret au spectacle de ces passions déréglées dans leur force et toujours à la veille de dépasser leur propre but. Et cependant, il avait la vue trop perçante pour ne pas apercevoir tous les éléments de puissance cachés à demi dans un tel désordre. Si les exagérations de certains hommes l'alarmaient, il y avait, en revanche, dans la vigueur de leur essor, quelque chose qui plaisait à son courage et remplissait d'émotion son âme passionnée. Souvent il fut sur le point de rompre en public avec eux; mais au moment de les attaquer dans le National, son organe, il s'arrêtait tout-à-coup, hésitait, puis renonçait à son dessein, ne voulant pas donner à l'ennemi commun la joie de triompher de la désunion des républicains, et préférant, après tout, le tumulte à l'égoïsme, une colère irréfléchie à une basse insolence, les fautes des rebelles enfin à la sagesse menteuse des oppresseurs.

A cette diversité dans la manière d'apprécier l'énergie du mouvement à imprimer au parti républicain, se joignaient des dissidences d'opinion fort sérieuses. M. Godefroi Cavaignac dans le Comité de la Société des Droits de l'Homme, M. Armand Marrast dans le journal la Tribune, professaient, sur le principe d'autorité, par exemple, et sur la centralisation, des idées que ne partageaient entièrement, comme nous l'avons déjà dit, ni M. Armand Carrel,

ni M. Anselme Petetin, ni M. Martin Maillefer. Armand Carrel, toutefois, chancelait dans son opinion, qu'il finit par abandonner avec cette intrépide bonne foi qui le caractérisait; mais une conviction plus tenace animait MM. Maillefer et Petetin, que touchait faiblement la nécessité de fortifier et de centraliser le pouvoir après l'avoir rendu tutélaire, et qui se préoccupaient beaucoup plus des moyens d'assurer à la liberté de l'individu des garanties solides et de tenir Paris en respect.

Si le parti républicain s'était senti moins fort, s'il n'avait pas cru toucher à la réalisation de ses espérances, peut-être aurait-il apporté moins de ferveur dans la lutte intellectuelle par laquelle il était intérieurement agité. Mais il y avait alors dans ce parti une résolution de vaincre si impétueuse et une si grande exubérance de vie, qu'on se jugeait à la veille de saisir le pouvoir, et de passer ainsi de la théorie à la pratique, du gouvernement des passions à celui des intérêts. Car il est à noter que, dans le sein même de la Société des Droits de l'homme, et au plus fort de son effervescence, on voyait s'accomplir un travail d'organisation pacifique très-actif et ayant pour but de subordonner les emportements de la révolte aux procédés de la science. Il fallait donc s'entendre sur la manière dont la nation devait être excitée, dirigée, administrée, défendue; il fallait tout à la fois se disposer à combattre et à étudier, pourvoir aux nécessités du moment et méditer sur les choses du lendemain double cause d'enthousiasme, mais aussi de division et de fièvre!

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Ajoutez à cela que, quoiqu'il y eût beaucoup de

Charbonniers dans la Société des Droits de l'Homme, la direction de cette société et celle de la Charbonnerie n'allaient pas tout-à-fait de conserve. La Société des Droits de l'Homme avait dans le vieux Buonarotti un juge bien plus sévère qu'Armand Carrel, et bien plus imposant. Directeur suprême des mouvements mystérieux de la Charbonnerie, Buonarotti n'avait nulle confiance dans une conspiration qui déroulait sa trame en plein jour, qui publiait chaque matin le nom de ses chefs, qui se recrutait à la face du soleil. Il avait raison, au point de vue du combat. Une association hostile au pouvoir ne saurait réussir dans ses projets, même quand elle n'est pas secrète, qu'à la condition d'être conduite par un gouvernement inconnu. Le fait est que

la Société des Droits de l'Homme avait tous les inconvénients des sociétés secrètes sans en avoir les avantages. Bonne pour une oeuvre de propagande, il était impossible qu'à la veille d'une bataille elle ne fût pas désorganisée par le seul fait de l'arrestation des chefs. Ceux qui la fondèrent avaient donc commis, en isolant leur action de celle de la Charbonnerie, une faute qui allait être expiée cruellement. Car c'était du fond d'un cachot que la plupart des chefs allaient entendre le premier appel aux armes!

CHAPITRE V.

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Aspect militaire de Lyon; progrès du parti républicain dans cette ville. Banquet de six mille couverts préparé; la Glaneuse défendue par M. Dupont; voyage de M. Godefroi Cavaignac à Lyon; formation du Comité invisible; la Charbonnerie désorganisée; Société du Progrès; établissement de la Société lyonnaise des Droits de l'Homme; son développement. Le Mutuellisme; lutte des mutuellistes contre les fabricants; suspension des travaux; la ville de Lyon consternée. Les fabricants et le pouvoir intéressés à offrir la bataille, les ouvriers et les républicains à l'ajourner. — Situation des mutuellistes à l'égard du parti républicain. → Le comité lyonnais se sent entraîné. - M. Albert part pour Paris avec une mission secrète. — Débats violents dans l'intérieur de la Société tronnaise des Droits de l'Homme; le comité résiste aux exagérés et l'emporte.-M. Albert à Paris; ses rapports avec MM. Cavaignac et Guinard, avec M. Garnier-Pagès, avec M. Cabet; MM. Armand Carrel et Cavaignac sur le point de partir pour Lyon; offres de Lafayette malade; les républicains poussent les mutuellistes à la reprise des travaux. Loi contre les associations connue à Lyon. Protestation des ouvriers. - Formation du Comité d'ensemble. Tout se prépare pour une lutte terrible. -Journée du 7 avril. Le pouvoir s'attend à une insurrection, il ne fait rien pour la prévenir. Journée du 9 avril; occupation militaire de la ville; les sections séparées les unes des autres et cherchant en vain des armes. Combats, incendies, assassinats. La ville de Lyon pleine de terreur et dévastée. — Physionomie de ces affreux événements; leur véritable caractère.— Massacres dans le faubourg de Vaise Suites violentes de la guerre civile. — Massacres dans la rue Transnonain, Paris. Les vaincus et les vainqueurs. Préliminaires du monstrueux procès d'avril. — Conclusion.

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Notre récit nous amène au 9 avril 1834; mais pour avoir la clef des événements dont cette date sanglante marque la place dans l'histoire de Lyon, il faut reprendre les choses d'un peu plus haut.

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