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Le 14 avril (1854), le carnage de la rue Transnonain fumant encore, les dignitaires du royaume allèrent féliciter le roi, et M. Guizot parut à la tribune pour insulter, de là, des ennemis abattus. Le 15, M. Persil, garde-des-sceaux, présenta au vote de la Chambre des députés une loi draconnienne contre les détenteurs d'armes de guerre. Le même jour, une ordonnance, qui violait la Charte, transforma la Chambre des pairs en Cour de justice; et quatorze millions de crédits extraordinaires furent demandés pour maintenir l'effectif de l'armée à 560,000 hommes et 65,000 chevaux. Demande étrange assurément! Un pouvoir qui se disait si fermement appuyé sur les intérêts et la volonté du peuple avait-il besoin de tant de soldats pour le contenir? Mais les ministres se pressaient de mettre à profit l'étourdissement public. Affectant des terreurs que ne justifiait plus le danger, ils entouraient la royauté du mensonge de leur sollicitude, l'entretenaient dans le désir d'usurper la dictature, et lui donnaient, le cas échéant, la nation à fouler aux pieds.

L'impulsion une fois imprimée, la réaction devint furieuse, par les empressements même de la bassesse. Dans l'entraînement du succès et de leurs passions, les vainqueurs avaient résolu de lier à l'idée d'un vaste complot tous les mouvements enfantés par le mois d'avril. Faute immense, et qui mettait parfaitement en relief la médiocrité des hommes placés à la tête des affaires! Car, en réunissant devant la Chambre des pairs constituée en Cour de justice, pour les faire juger solennelle

ment, tant d'ennemis, qui, disséminés dans les divers tribunaux du royaume, pouvaient être détruits à petit bruit, on leur donnait une importance sans égale; et, des cendres de la guerre civile, remuées d'une main imprudente, on s'exposait à faire sortir des calamités nouvelles. Mais la colère conseille mal ceux qu'elle possède. On entassa donc poursuites sur poursuites, et les prisons, bientôt, regorgèrent de républicains.

Le pouvoir, toutefois, ne s'emporta pas au point d'oublier que certains ménagements lui étaient commandés par la politique. M. Voyer d'Argenson, par exemple, dut à sa haute position et à ses brillantes alliances de n'être pas impliqué dans un complot dont on rejetait la responsabilité sur un si grand nombre de ses amis. La condamnation aux frais devant être solidaire, on avait lieu de craindre qu'elle n'engloutît la fortune de M. Voyer d'Argenson. Or, il avait pour gendre M. de Lascours, pair de France, qu'on ne voulait pas frapper dans la fortune de son beau-père! Ce fut aussi pour s'épargner l'embarras de faire descendre sur un banc d'accusés l'illustre Lafayette, qu'on s'empressa de mettre hors de cause les membres les plus compromis de l'Association pour la liberté de la presse, et, entre autres, MM. André Marchais et Étienne Arago.

La mort, du reste, ne tarda pas à délivrer le pouvoir des terreurs que lui inspirait celui qui, le 54 juillet 1850, avait donné à Louis-Philippe, sur le perron de l'hôtel-de-ville, l'investiture de la royauté. Le 20 mai (1854), Lafayette rendait le

dernier soupir. Ses moments suprêmes furent remplis d'amertume; et l'ingratitude dont on avait payé ses services étant devenue le poison lent de sa vieillesse, des paroles de malédiction marquèrent ses adieux à la vie. On lui fit des funérailles magnifiques par le deuil des âmes et l'abattement des visages. Le parti républicain perdait en M. de Lafayette ce qui lui eût été presque plus utile qu'un chef; il perdait un nom.

Tout réussissait, on le voit, à la dynastie d'Orléans.

manquait plus aux serviteurs de cette dynastie que de savoir se modérer : ils n'en eurent pas la force. Nous avons dit avec quel empressement ils avaient profité d'une heure de triomphe pour se faire autoriser à lever, en pleine paix, une armée suffisante pour la guerre. La pensée du règne était là.

Et la bourgeoisie, puissance rivale de la royauté, la bourgeoisie applaudissait avec une ardeur imbécile, ne voyant pas qu'elle contribuait à miner sa propre domination. Moins profondément aveuglée, elle aurait compris qu'au service d'un homme, des soldats deviennent tôt ou tard des satellites; que, si on les appelle aujourd'hui à préserver l'ordre, on les appellera demain à protéger la tyrannie; qu'il n'y a plus de liberté, plus de garanties, plus de distinction possible entre une résistance légitime et une rébellion coupable, partout où la répression frappe sans avoir le droit de raisonner; que le pouvoir parlementaire cesse d'être indépendant, lorsqu'à sa milice, qui est la garde nationale, le pouvoir exécutif substitue la sienne, qui est l'armée: qu'en

un mot, l'intervention des gens de guerre dans les débats intérieurs est inconciliable avec la prépon dérance politique d'une classe appuyée sur l'indus trie.

CHAPITRE VI.

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Situation de l'ambassade française à Saint-Pétersbourg. — Dédain de l'empereur Nicolas pour Louis-Philippe. Le maréchal Maison; sa franchise militaire. Comment il fait sa position en Russie et obtient les bonnes grâces de l'empereur. L'ambassade française à Madrid.— Fortrait de M. Martinez de la Rosa; il succède à M. Zéa-Bermudez; son système. Pourquoi il se déclare contre Don Miguel. Origine et véritable caractère du traité de la quadruple-alliance. - La négociation s'entame et se poursuit, en dehors de M. de Talleyrand, qui n'en est informé qu'au dernier moment et par hasard. — Articles supplémentaires. Erreur singulière de l'opinion sur la signification du traité de la quadruple-alliance, sur sa portée, sur son auteur; nouvelle preuve de l'infériorité diplomatique de M. de Talleyrand.

Détournons les yeux de ce tableau lugubre, et voyons comment la France était représentée au dehors, tandis que, de ses propres mains, elle se déchirait ainsi les entrailles.

Le représentant du Cabinet des Tuileries à SaintPétersbourg était alors le maréchal Maison, qui, dès le commencement de l'année 1833, avait été donné pour successeur au maréchal Mortier. L'ambassade du maréchal Mortier à St-Pétersbourg n'avait été qu'une suite de mystifications cruelles. Tout en comblant l'homme de guerre d'égards et de prévenances, l'empereur Nicolas s'était étudié à humilier le diplomate, affectant de l'entretenir en

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