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des obstacles sérieux. Réduisons-la au silence par une retraite qui, mettant au grand jour l'infériorité de nos adversaires, ne servira qu'à nous faire rentrer au pouvoir d'une manière triomphale. >

Ce projet devait plaire à M. Guizot, dont il remuait l'âme dédaigneuse. M. Thiers, de son côté, soupirait après quelques jours de repos. Car il se lassait aisément du pouvoir, précisément parce qu'il était dans sa nature de l'exercer avec beaucoup d'ardeur. Le Cabinet allait donc se dissoudre. Mais, parmi les ministres, il y en avait un qui n'entrait pas dans le plan de ses collègues : c'était M. Persil, garde-des-sceaux. Ministre de la veille, il lui en coûtait de faire, après une carrière si courte et sur un espoir incertain, le sacrifice de son ambition. Aussi sa résistance fut-elle opiniâtre, et, lorsque ses collègues offrirent leur démission, il s'engagca entre lui et M. Thiers, en présence du roi, un débat d'une violence extrême.

La crise ministérielle, comme il arrive souvent, se traîna pendant plusieurs jours de péripéties en péripéties. Bien que le ministère, ainsi que nous venons de le dire, caressât avec complaisance l'idée de couvrir le tiers-parti de ridicule en lui faisant place, on essaya diverses combinaisons en vue du maintien du Cabinet. Mais à qui en confier la direc tion? C'était là, sans contredit, la plus grande des difficultés. M. Thiers était trop jeune, à cette époque, il était trop nouveau dans les affaires, pour qu'on songeât à l'élever à la présidence du Conseil. M. Guizot, à cause de son importance et de son âge, aurait pu pétendre à cette dignité; mais il était doctri

naire. Or, quoique cette qualification n'eût pas de vrai sens politique, quoiqu'elle exprimât une manière d'être plutôt qu'une manière de penser, il s'y attachait je ne sais quel vernis d'impopularité toutà-fait indélébile. Aussi n'était-il question de la présidence, ni pour M. Guizot, ni pour M. Thiers. Et dès-lors quel parti prendre? Ils ne saluaient dans personne la supériorité du talent, ils n'auraient accepté que celle du nom : il fallait donc trouver un personnage à la suite duquel ils pussent marcher sans trop sacrifier leur orgueil. Mais le maréchal Gérard se retirait, le maréchal Soult venait de tomber sous leurs coups, M. de Broglie était odieux au roi : faire? Restait M. Molé. On conçut un moque ment l'espoir de l'attirer, et on parla de lui donner le portefeuille des affaires étrangères. Nouvel embarras ! Ce portefeuille, M. de Rigny ne l'avait accepté provisoirement que pour laisser entr'ouverte devant M. de Broglie la porte du Conseil. C'eût été rendre impossible pour bien long-temps le retour de M. de Broglie que de faire occuper par M. Molé le département des relations extérieures. M. Guizot n'y pouvait consentir.

Au surplus, lui-même, pendant ce temps, il était comme un point de mire point de mire pour les ambitieux du parlement et pour les familiers du Château. Tous ils avaient entouré M. Thiers, et tantôt l'irritant par des rapports infidèles, tantôt le flattant à l'excès pour éveiller en lui la jalousie, tous ils le pressaient de rompre avec les doctrinaires. Quel autre moyen avait-il d'asseoir inébranlablement sa fortune politique? Et quel faux point d'honneur le poussait à

subordonner sa destinée à l'ambition de quelques hommes gonflés de leur propre mérite et chargés de haines? Tel était surtout le langage des courtisans, habiles à servir les secrètes pensées du roi. Car le roi désirait avec passion l'affaiblissement du Cabinet. M. Guizot et M. Thiers, en s'unissant, faisaient trop complétement contre-poids à la volonté royale. On voulait les diviser, les subjuguer l'un par l'autre; et le roi comprenait qu'il ne gouvernerait à l'aise que le jour où, entre les hommes les plus influents et les plus capables, le dissentiment serait devenu assez profond pour lui fournir des ministères de rechange. Il serait peu digne de l'histoire d'entrer dans le détail de toutes les manoeuvres ténébreuses employées au triomphe du système de la Cour. Ce que nous venons d'en rapporter suffit pour montrer par quelle pente inévitable le régime représentatif arrivait à n'être plus qu'une plate comédie.

M. Thiers, comme on le verra, finit par être dupe de ces manéges; mais, dans l'occasion dont il s'agit, on lui doit cette justice qu'il y sut échapper. Il alla même, dans sa résistance, beaucoup plus loin qu'on ne croyait; et de son union avec M. Guizot résulta la combinaison que voici :

M. Thiers, on l'a vu, n'avait repoussé l'amnistie que pour ne pas jouer, à l'égard de l'opinion et du maréchal Gérard, le rôle de vaincu. Il pensa qu'il n'y aurait aucun inconvénient à rappeler le maréchal dans le Conseil en cédant sur la question d'amnistie, si, d'une part, on couvrait ce qu'il y avait de pusillanime dans une telle concession par une mesure qui bravât les partis, et si, d'autre part, on

modifiait les formes et le mode de l'amnistie accordée, de manière à ce qu'elle ne passât plus pour l'oeuvre exclusive du maréchal et ne pût devenir pour lui une matière à triomphes. Pour atteindre ce double but, M. Thiers avait imaginé 1o de faire entrer M. de Broglie dans le Cabinet; 2° de faire émaner de la Chambre, au lieu de la faire émaner du roi, l'amnistie tant désirée.

Ce n'est pas que la présence du duc de Broglie dans le Conseil n'inspirât à M. Thiers une secrète inquiétude; mais il y voyait, et un défi à l'opinion, et une force contre le roi, M. Guizot et lui s'accordèrent donc pour faire tenir au maréchal Gérard, qui était alors à la campagne, une note portant en

substance:

<< L'amnistie sera accordée par une loi. La composition du ministère sera celle-ci : le maréchal Gérard, à la guerre; M. Guizot, à l'instruction publique; M. Thiers, à l'intérieur; M. de Rigny, à la marine; M, Humann, aux finances; M. Persil, à la justice; M. Duchâtel, au commerce; M. de Broglie consent à être présidé par le maréchal Gérard. Le roi éprouve pour M. de Broglie la plus grande. répugnance: on la fera céder. »

Le maréchal Gérard refusa de se prêter à une combinaison dont il devinait bien le sens caché; mais elle allait se heurter à un obstacle bien plus sérieux encore. Lorsqu'on en vint à exposer au roi le plan convenu, son mécontentement fit explosion. L'amnistie et M. de Broglie, c'était trop de moitié. MM. Guizot et Thiers insistent le mot démission est prononcé. Alors, d'une voix dont il ne savait pas

:

gouverner l'émotion : « Eh bien, soit, Messieurs, « dit le roi, j'aviserai. » Et le Cabinet se trouva dissous.

Quelques heures après, les ministres sortants se réunissaient à table chez M. de Rigny, où l'on eût dit qu'ils s'étaient rendus pour fêter leur retraite. Confiant dans sa jeunesse, dans son talent, dans sa fortune, dans le besoin qu'on aurait tôt ou tard des ressources variées de son esprit, M. Thiers était tout entier à la joie de se sentir délivré d'une situation épineuse. M. Guizot, lui aussi, avait la figure épanouie, incapable qu'il était de laisser percer le regret du pouvoir, à supposer qu'il en fût atteint. Remplis du sentiment de leur supériorité, les ministres sortants n'imaginaient pas qu'il fût facile de les remplacer, et ils jouissaient intérieurement des embarras qui allaient assaillir la royauté. Les heures du repas s'écoulèrent en joyeux propos, d'où la politique était bannie. Une joie décente, mais ironique au fond, rayonnait dans les discours, dans les regards de tous les convives. Seul, M. Persil était silencieux et sombre. En se retirant, il témoigna à M. Thiers la surprise que lui causait une conduite qui semblait narguer le monarque. Bientôt, par lui,

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ce fut du moins l'opinion de ses collègues, la scène du dîner s'ébruita au Château, et, suivant l'usage, le récit, en passant de bouche en bouche, s'altéra, se grossit, s'envenima jusqu'à devenir, pour la famille royale, le sujet d'une indignation bruyante. A son tour, M. de Rigny ouvrit son coeur à un ressentiment profond; et ayant rencontré M. Persil aux Tuileries, il affecta de lui tourner le dos d'une

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