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n'y avait absolument rien à opposer. La Chambre des pairs, cependant, ne craignit pas de passer outre. En vain M. du Bouchage protesta-t-il noblement contre une aussi flagrante usurpation, la pairie proclama sa compétence 1, après avoir prêté une oreille complaisante aux sophismes de MM. de Broglie, Portalis et Séguier, sophismes si vains, que nous nous abstiendrons de les reproduire.

Ce fut le 6 février 1835 que les membres de la Cour libellèrent et signèrent, au nombre de 152, l'arrêt de mise en accusation. Cet arrêt déclarait connexes tous les faits qui s'étaient passés à Lyon, à Paris, à Marseille, à Saint-Étienne, à Besançon, à Arbois, à Châlons, à Épinal, à Lunéville et dans l'Isère; il déclarait, à l'égard de tous ces faits, la

d'assises du département de la Seine. Il se pourvut en cassation, se fondant, en son pourvoi, sur l'incompétence de la Cour d'assises, et prétendant que, vu les hautes fonctions dont on l'accusait d'avoir abusé contre la sûreté de l'État, il devait, aux termes de la Charte, être jugé par les pairs du royaume.

Voici le dispositif de l'arrêt par lequel la Cour de cassation rejeta le pourvoi de M. de Lavalette, le 15 décembre 1815:

« Attendu que le demandeur a été mis en accusation et renvoyé devant la Cour d'assises de la Seine comme complice d'un attentat contre la sûreté de l'État; que l'article 33 (devenu l'article 28 de la Charte de 1830) de la Charte constitutionnelle n'attribue pas à la Chambre des pairs indistinctement la connaissance de tous les attentats contre la sûreté de l'État; qu'il restreint cette attribution aux attentats contre la sûreté de l'État qui seront définis par la loi; qu'aucune loi n'a encore déterminé ceux des attentats qui, conformément à cet article de la Charte, doivent être soumis à la Chambre des pairs; qu'ils demeurent donc encore dans le droit commun, et que la Cour d'assises de la Seine a été compétente pour instruire et prononcer sur l'accusation intentée contre le demandeur; «La Cour rejette le pourvoi. »

Il est inutile de remarquer que ce qui était vrai en 1815, à l'égard de M. de Lavalette, l'était en 1834 à l'égard des accusés d'avril, la législation étant la même aux deux époques.

1 Voir aux documents historiques, no 10.

Cour des pairs compétente; il ordonnait la mise en liberté de ceux des accusés que l'instruction n'avait pas trouvés coupables; il ordonnait la mise en accusation des autres, et laissait au président de la Cour le soin de fixer ultérieurement le jour de l'ouverture des débats 1. La Cour fit ensuite distribuer le rapport de M. Girod (de l'Ain) aux accusés, aux députés, aux membres du conseil d'État; et le procureur-général, M. Martin (du Nord), se mit à rédiger un acte d'accusation qui ne pouvait être et ne fut qu'un résumé brutal du rapport de M. Girod (de l'Ain).

Pendant que leurs ennemis se préparaient ainsi à les anéantir, les accusés parisiens, détenus à SaintePélagie, attendaient avec impatience le moment de prouver, à la face de tous, la supériorité de leurs doctrines. Leur première pensée avait été de profiter de l'occasion pour tenir, au sein même de la

1 La Cour des pairs avait été saisie, par ordonnance du roi, des attentats commis à Lyon et à Paris, et elle s'était saisie elle-même, par plusieurs arrêts de connexité, des attentats commis sur d'autres points du royaume; mais à l'égard du complot de Lunéville, il n'en avait pas été de même. La Cour se trouvant absente lorsque ce complot fut connu, la commission d'instruction s'en était saisie elle-même et sans y être autorisée par un arrêt de connexité. Il y avait donc lieu, sur la légalité de cette conduite, à une délibération particulière. La commission eut pour elle l'immense majorité des pairs. Ceux dont le vote la condamna furent MM. Bérenger, de Flahaut, d'Anthouard, de Sesmaisons, Latour-Dupin, Montauban, Lanjuinais, du Bouchage, de Biron et de Vogué.

Pour ce qui est de la compétence de la Cour relativement aux affaires dont elle avait été saisie par ordonnance du roi ou dont elle s'était saisie par des arrêts de connexité, le résultat du vote ne donna que 5 voix pour la négative. Ce furent celles de MM. du Bouchage, de Biron, de Sesmaisons, Lanjuinais et de Vogué. Les noms de ces cinq pairs de France méritent d'être ici transcrits. La reconnaissance de l'histoire leur est due.

Quant aux votants affirmatifs, voir aux documents historiques no 11.

Chambre des pairs, de véritables assises républicaines. « Il ne s'agit pas pour nous, s'étaient-ils dit, d'un procès judiciaire à soutenir, il s'agit d'une victoire politique à remporter. Ce ne sont pas nos têtes que nous avons à défendre, ce sont nos idées. Apprenons à l'Europe, apprenons au monde quelle foi est la nôtre et pour quels principes il nous a plu de jouer cette formidable partie. Qu'importe que nos ennemis aient vaincu par le glaive et puissent compléter leur succès par l'échafaud? Nous serons les vainqueurs, s'il reste démontré que de notre côté se trouvaient la vérité, l'amour du peuple et la justice. » C'était là un noble et grand dessein. Pour le réaliser, les prisonniers résolurent de convoquer à Paris des divers points de la France, tous les hommes qui, par leur talent, leurs vertus, leur renommée, leurs services, étaient en état de défendre et de représenter dignement le parti républicain.

Mais il était à craindre, si l'on s'en fiait aux caprices des inspirations personnelles, que la défense ne fît éclater des dissidences fâcheuses et ne s'égarât dans la confusion des systèmes. Les accusés cherchèrent à prévenir ce danger en formant parmi eux, pour poser des jalons à la défense et lui imprimer un caractère d'ensemble, un comité qui se composa de MM. Godefroi Cavaignac, Guinard, Armand Marrast, Lebon, Vignerte, Landolphe, Chilman, Granger et Pichonnier. Ils écrivirent ensuite à leurs co-accusés de Lyon, pour les engager à choisir, de leur côté, des défenseurs, et à instituer, eux aussi, un comité de défense, démarche à laquelle les ac

cusés lyonnais répondirent par la nomination de MM. Baune, Lagrange, Martin Maillefer, Tiphaine et Caussidière.

Alors on vit ces hommes sur qui pesait la menace d'un arrêt terrible s'élever soudain au-dessus du péril et de leurs passions, pour se livrer à l'étude des plus arides problêmes. Le comité de défense parisien avait commencé par distribuer entre les membres les plus capables du parti les principales branches de la science de gouverner, assignant à l'un la partie philosophique et religieuse, à l'autre la partie administrative, à celui-ci l'économie politique, à celui-là les arts. Ce fut, pour tous, le sujet des plus courageuses méditations, des recherches les plus passionnées. Mais tous, dans cette course intellectuelle, n'étaient pas appelés à fournir la même carrière. Des dissidences théoriques se manifestèrent entre MM. Godefroi Cavaignac, Guinard, Armand Marrast, d'une part; et, de l'autre, MM. Landolphe, Lebon, Vignerte. Des discussions brûlantes s'élevèrent. Par le corps, les captifs appartenaient au geôlier; mais, d'un vol indomptable et libre, leur esprit par courait le domaine, sans limites, de la pensée. Du fond de leurs cachots, ils s'inquiétaient de l'avenir des peuples, ils s'entretenaient avec Dieu; et, placés sur la route de l'échafaud, ils s'exaltaient, ils s'enivraient d'espérance, comme s'ils eussent marché à la conquête du monde. Spectacle touchant et singulier, dont il convient de garder le souvenir à jamais!

Que des préoccupations sans grandeur se soient mêlées à ce mouvement; que l'émulation ait quelquefois fait place à des rivalités frivoles ou haineuses;

que des esprits, trop faibles

pour s'élever impunément, se soient perdus dans le pays des rèves, on ne le peut nier; mais ces résultats, trop inévitables, des infirmités de la nature humaine, ne suffisent pas pour enlever au fait général que nous venons de signaler ce qu'il présente de solennel et d'imposant.

Au reste, si l'agitation intellectuelle du parti républicain était vive dans l'intérieur de SaintePélagie, elle l'était bien plus encore au dehors. Car les membres du congrès convoqué par les accusés dans la capitale y étaient accourus de toutes parts; et, à mesure qu'ils arrivaient, les questions à résoudre leur étaient soumises, de sorte que le cercle des dissidences allait s'élargissant de jour en jour. Quoique sincèrement attachés à la cause de la république, quelques-uns s'en effrayèrent. Ce furent ceux qui avaient dans l'esprit plus de netteté que de hardiesse, ou ceux qui n'avaient pas une assez longue habitude des partis pour comprendre que la difficulté de les conduire en les disciplinant est toujours moins grande en réalité qu'en apparence. Il faut, au surplus, le reconnaître les réunions des défenseurs avaient une physionomie bizarre. Composées d'hommes qui, pour la plupart, ne se connaissaient que de réputation ou même ne se connaissaient pas, elles rapprochaient, avant d'avoir trouvé le lien qui les devait unir, les éléments les plus hétérogènes la fermeté réfléchie des hommes du nord et la fougue des méridionaux. On délibérait un peu confusément; la vanité de quelques-uns y éclatait en prétentions bruyantes; souvent, les plus

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