Images de page
PDF
ePub

taire un certain nombre de partisans qui l'aimaient de toute la haine que leur inspiraient MM. de Broglie et Guizot. Tous ceux qui brûlaient de supplanter ou de mortifier les doctrinaires coururent se ranger autour de M. Thiers. L'occasion était favorable, la marche à suivre toute tracée : M. Gouin prendrait l'initiative, et développerait, à la tribune, les avantages de la réduction des rentes; la prise en considération serait proposée; le tiersparti se joindrait à la gauche pour obtenir, en faveur de la proposition, un vote de majorité; et le Cabinet du 14 octobre, renversé par ce vote, ferait place à un ministère qui, fourni par les vainqueurs, serait présidé par M. Thiers. Tel était le plan. M. Thiers ne crut pas devoir s'y associer, soit qu'il n'osât pas encore rompre avec les doctrinaires, soit, plutôt, qu'il reculât devant le déshonneur d'une perfidie. Il fit plus, il poussa plusieurs de ses amis, et, entre autres, M. Ganneron, à voter pour le Cabinet. Et lui-même il se tint prêt à soutenir le choc du tiers-parti, dans cette question, avec une loyale énergie.

En effet, le 4 février 1856, le combat s'étant engagé, à la Chambre, par un savant discours de M. Gouin en faveur de la réduction des rentes, et M. Passy ayant soutenu vivement M. Gouin, M. Thiers parut à la tribune : « La mesure est juste, « s'écria-t-il, mais elle est dure. » Et il développa ce thême dans une improvisation étincelante. La cause était mauvaise; car, considérée dans sa valeur intrinsèque et indépendamment du parti qu'en voulaient tirer les passions en lutte, la mesure que M. Thiers repoussait était de tout point inatta

quable.

Nous aurons plus loin occasion de le prouver. - Et pourtant, jamais il n'avait déployé un talent oratoire plus vrai. Mais jamais aussi résistance plus opiniâtre ne lui avait été opposée par l'assemblée. Il la sentait frémir, en quelque sorte, sous sa parole, de dépit, d'impatience et de colère. Successivement combattu par M. Humann, son collègue de la veille, par M. Berryer, par M. Sauzet, par M. Dufaure, il succomba. Le 5 février l'ajournement de la question fut rejeté à une majorité de deux voix. Au sortir de la séance, tous les ministres allèrent déposer leur démission aux pieds du roi. Et, le lendemain, la Chambre accepta cette démission, en votant la prise en considération de la mesure, second vote confirmatif du premier!

Il y avait quelque chose d'extraordinaire dans tout ce qui venait de se passer. Car enfin, comment supposer que M. Humann n'eût obéi qu'à ses inspirations personnelles en jetant dans la Chambre et dans le Cabinet un brandon de discordes, alors que le pouvoir commençait à fonctionner librement et que la bourgeoisie jouissait d'un calme inaccoutumé? Pourquoi cette surprise faite par M. Humann à ses collègues, au risque d'un immense et triste scandale? Les amis les plus clairvoyants de MM. de Broglie et Guizot pensèrent que tout ce mouvement était né d'une secrète impulsion partie de la main d'un personnage auguste. Ce qui paraît prouvé, c'est que plusieurs familiers du Château votèrent, en cette occasion, contre le Cabinet, et qu'il y eut des négociations entre M. de Montalivet, un des plus dévoués serviteurs du roi, et M. de Malleville, membre du tiers-parti. Ce qui est hors de con

troverse, c'est que les ministres du 11 octobre, après tous les sanglants services rendus par eux à la dynastie d'Orléans, pesaient horriblement à son chef. On ne se crut roi que le jour où il devint possible de faire peur à M. Thiers de M. Guizot, et à M. Guizot de M. Thiers.

Mais il fallait arriver à rompre le faisceau pour toujours. Voici quelles circonstances favorisèrent sur ce point les vues du Château :

M. Guizot allait quitter le ministère, et il n'était pas riche; ses amis songèrent à lui créer une position qui l'élevât au-dessus de tout vulgaire souci, et ils mirent beaucoup d'activité à lui gagner des voix pour la présidence de la Chambre. M. Thiers, qui n'avait point reçu la confidence de leurs démarches, ne tarda pas à en être informé, et il en conçut un amer dépit. Pourquoi, dans une affaire qui le touchait de si près, avait-on jugé à propos d'agir si complétement en dehors de lui? Ce coup lui fut d'autant plus sensible, qu'il venait de se sacrifier pour les doctrinaires, et qu'il n'eût été pas éloigné de désirer le fauteuil promis à une ambition rivale. Un jour donc, M. Guizot étant monté dans la voiture de M. Thiers, et celui-ci laissant percer sur son visage l'irritation intérieure: « Plusieurs de <mes amis, dit M. Guizot, me destinent la prési<dence de la Chambre; et j'y prétends. — Moi, je «< n'y prétends pas, répondit M. Thiers, blessé au << vif; toutefois, l'avertissement me vient assez tard << pour qu'une semblable prétention ait eu le temps <de naître en moi. » Et les deux collègues se sépa rèrent, très-mécontents l'un de l'autre. Le projet fut abandonné; mais il avait allumé dans l'âme de

et le

M. Thiers un ressentiment dont on sut bientôt augmenter la violence en y mêlant les excitations de l'amour-propre. On fit savoir à M. Thiers, roi ne fut pas le dernier à lui en donner avis, que l'opinion le jugeait incapable de porter sa fortune lorsqu'il n'aurait plus pour appui le talent des doctrinaires et leur consistance. Que tardait-il à faire tomber une supposition aussi injurieuse, en saisissant avec hardiesse les rênes du pouvoir, devenues flottantes? On devine l'effet de pareils discours sur un homme confiant dans sa destinée, prompt à s'émouvoir, et qui avait jusqu'alors vécu au milieu de tous les enivrements de la louange. D'ailleurs, il arriva que, par une ignorance trop commune des intrigues et des menées de Cour, les journaux de l'Opposition servirent à leur insu, la secrète politique du Château. Dans un article dont la crise ministérielle avait fourni le sujet, Armand Carrel manifesta, sur l'avenir de M. Thiers séparé de ses auxiliaires, des doutes railleurs et provoquants. M. Thiers avait été le collaborateur d'Armand Carrel, il l'estimait avec effroi, il s'inquiétait de l'avoir pour juge, et son orgueil saignait longtemps de chaque trait parti de cette main virile. Poussé à bout, il résolut enfin de montrer ce qu'il était en état de faire. Et puis, son ambition était décriée en tous lieux et narguée par M. Piscatory, ami de M. de Broglie. Il le sut, et prit son parti aussitôt. < On me met au défi, s'écria-t-il un jour, avec un < geste plein d'emportement, de faire un Cabinet?

Eh bien! il est fait. » Et, le 22 février 1836, le Moniteur recevait des ordonnances nommant : MM. Thiers, président du Conseil et ministre des

affaires étrangères; Sauzet, garde-des-sceaux, ministre de la justice et des cultes; de Montalivet, ministre de l'intérieur; Passy, ministre du commerce et des travaux publics; Pelet (de la Lozère), ministre de l'instruction publique; le maréchal Maison, ministre de la guerre ; l'amiral Duperré, ministre de la marine; d'Argout, ministre des finances.

Une grande faute venait d'être commise, et elle était surprenante de la part d'un homme qui avait adopté la fameuse maxime: Le roi règne et ne gouverne pas. En effet, en dehors de MM. de Broglie, Guizot et Thiers réunis, M. Molé aurait en vain cherché les éléments d'un Cabinet doué de vie. Quant au tiers-parti, il avait donné la mesure de ses forces dans le ministère des trois jours. Donc, tant que M. Thiers serait resté l'allié des doctrinaires, il n'y aurait eu qu'un ministère possible. En se séparant de ses anciens collègues, M. Thiers changeait la face des choses: il ruinait la discipline parlementaire; il assurait au roi la faculté de choisir entre plusieurs Cabinets également possibles quoique dé biles, et il se mettait lui-même à la merci de l'autorité royale, désormais toute-puissante. Le roi put croire que son étoile l'emportait enfin, que sa puissance n'allait plus avoir d'autres bornes que sa volonté... Et il ne se trompait qu'à demi: avec le ministère du 11 octobre, le gouvernement parlementaire venait de finir le gouvernement personnel

était fondé.

:

Ainsi éclatait l'erreur des publicistes qui, comme Benjamin Constant, avaient fait reposer leurs théories sur la chimère d'un monarque automate, résignant à la honteuse majesté d'une fonction de

se

« PrécédentContinuer »