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CHAPITRE II.

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Corruption des mœurs. - La Tribune attaque la Chambre et est appelée à la barre de l'assemblée; plaidoiries, jugement. — La fête expiatoire du 21 janvier abolie.- Travaux législatifs : organisation départementale, instruction primaire, expropriation pour cause d'utilité publique.-Troubles dans Paris.-M. Rodde sur la place de la Bourse. Coalitions d'ouvriers. Société des droits de l'Homme, son manifeste; sensation produite par cette publication. - Procès des 27. Acquittement de MM. Charles Teste et Voyer-d'Argenson.

L'année 1853 ne fut pas remplie tout entière par les événements que nous venons de raconter; et, tandis que, frappées de vertige, les royautés semblaient s'abaisser sous la main de Dieu, leurs ennemis croissaient en nombre, en énergie et en audace.

Deux forces rivales étaient en présence: ici, une assemblée élective, là, un chef héréditaire. Le régime constitutionnel avait par conséquent installé l'anarchie dans les régions du pouvoir. La société avait deux têtes. Qu'en était-il résulté? Que l'autorité, vacillant sous des efforts contraires, n'avait cessé de pencher, tantôt du côté du trône, tantôt du côté de la Chambre; et, qu'au-dessous, la nation, partagée entre la crainte de l'oppression et celle du désordre, était devenue le prix d'un combat.

IV.

Fixer le pouvoir était donc indispensable; mais, pour cela, il fallait que la royauté se soumît au parlement ou le soumît. Elle essaya de le soumettre. Le système des faveurs fut adopté pour corrompre la Chambre, et l'on s'occupa de l'entourer de forteresses pour arriver plus tard à la dompter. Et, en effet, pour parer aux vices d'un régime chefd'oeuvre de folie humaine, ce n'était pas trop de ces deux moyens combinés : la ruse et la violence. Le 1er avril 1853, le journal la Tribune publiait les lignes que voici :

< La Chambre s'est occupée aujourd'hui de la <question des fortifications de Paris.... On s'est

imaginé de construire, non pas des fortifications « protectrices de la capitale, mais des casernes « fortifiées qui serviraient, au besoin, à s'en rendre a maître. Tout à concouru à ce système. Vincennes « est devenu une espèce de château féodal encom« bré de casemates, garni de souterrains, et bien << moins propre au combat qu'à la < d'asile pour la couardise aux abois, sorte de ter« rier où toute une famille pourrait se mettre à « l'abri du fer et du feu. Puis on a jeté autour de

peur,

lieu

Paris une ceinture qui permettra au despotisme <de l'enserrer, qui pressera la capitale, la bouclera « pour ainsi dire sur les reins, et, sous le vain < prétexte d'un camp retranché, donnera les posi<tions les plus fortes à une garnison de 60 mille « hommes, qui menaceront incessamment et les << Chambres et la presse, et tout ce qui aura quelque <«< influence sur la marche des affaires. C'est là « qu'on est arrivé. La Chambre veut aujourd'hui

« qu'on ne puisse fortifier Paris que moyennant l'autorisation législative. Ne dirait-on pas, à voir ce sérieux des mandataires, que ce mot a une « valeur? Comme s'ils ne voteront pas tout ce qui << leur sera demandé! Oh! le bon billet de la Châtre ‹ que nous donne là cette Chambre prostituée !...»

Dans un second article plein d'amertume et d'ironie, la Tribune accusait plusieurs députés, et entr'autres, M. Viennet, d'entretenir avec M. Gérin, caissier des fonds secrets, des relations dont l'honneur eût été moindre que le profit.

Le coup porta la Tribune y comptait. Le lendemain même du jour où les articles avaient paru, M. Viennet les dénonçait à la Chambre. L'assemblée prit feu: une commission fut nommée, et M. Persil ayant présenté un rapport qui concluait à ce que les coupables fussent traduits à la barre de l'assemblée, le 8 avril la discussion commença. Soutenues par MM. Petit, Pataille, de Rémusat, Dumon, Jaubert, Duvergier de Hauranne, les conclusions du rapport de M. Persil furent vivement combattues par MM. Gaëtan de la Rochefoucauld, Laurence, Salverte, Gauthier de Rumilly, les généraux Bertrand et Lafayette, Thouvenel, Garnier-Pagès. Les premiers affirmaient que la Chambre se devait

point souffrir qu'on outrageât en elle la majesté de la nation; qu'en frappant de ses propres mains ceux qui se déclaraient si ouvertement ses ennemis, elle agissait comme corps politique, non comme autorité judiciaire; qu'elle avait sous les yeux l'exemple de l'Angleterre, l'exemple des ÉtatsUnis, où le parlement avait usé plus d'une fois du

droit de châtier les auteurs d'écrits diffamatoires; qu'au surplus, les lois du 23 mars 1822 et du 8 octobre 1830 rendaient l'assemblée juge des insultes qu'on faisait monter jusqu'à elle.

Les seconds répondaient par des raisons empreintes de sagesse et de dignité. Une assemblée de législateurs devait-elle se commettre dans la mêlée des partis, au lieu de se maintenir avec calme et sérénité au-dessus des orages de la polémique? Que pouvait gagner un corps politique à fouler aux pieds ce principe éternel de morale qui veut que nul ne soit à la fois accusateur, juge et partie? La Chambre serait-elle réputée plus vertueuse quand elle se serait en quelque sorte délivré à elle-même un brevet de vertu? S'il était vrai qu'en l'outrageant on eût outragé la nation, que ne laissait-elle aux tribunaux ordinaires, à la justice du le pays, soin de punir un tel attentat? Pour faire respecter l'inviolabilité du législateur, un arrêt valait mieux, apparemment, qu'une vengeance! Et les orateurs de la minorité rappelaient le Journal du Commerce traîné, sous la Restauration, à la barre d'une assemblée qui, en satisfaisant sa haine, n'avait fait que se dégrader; et, montrant du doigt M. Barthe, assis au banc des ministres, ils ajoutaient, par un rapprochement aussi terrible qu'inattendu : « Voilà « l'homme que le Journal du Commerce eut alors < pour défenseur!» M. Garnier-Pagès cita ce trait du grand Frédéric, qui, apercevant du haut des fenêtres de son palais un groupe d'hommes occupés à lire une affiche où il était insulté, ordonna que l'affiche fût placée plus bas pour qu'on pût mieux

la lire. Il invoqua aussi, pour prouver la puérilité de certaines vengeances, le souvenir de Sheridan, qui, condamné par le parlement anglais à faire amende honorale et forcé de se mettre à genoux, dit en se relevant et en s'essuyant le genou: « Je << n'ai jamais vu de chambre aussi sale. »

Mais il y avait parti pris de la part de la majorité, dont M. Persil, avec son âpreté ordinaire, s'était fait le champion et l'orateur. Comme il parlait, un éclat de rire se fait entendre aux extrémités de la Chambre. « Vos rires sont scandaleux,» s'écrie M. Persil avec colère et l'oeil fixé sur les derniers bancs de la gauche. << Vous êtes un insolent, réplique M. Dupont (de l'Eure). Il s'élève à ces mots un effroyable tumulte. Plusieurs députés sont debout. Le président rappelle à l'ordre Dupont (de l'Eure). Qu'on nous y rappelle tous! s'écrient à l'envi la plupart des membres de l'Opposition. Alors, d'une voix ferme : « Messieurs, dit Dupont

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(de l'Eure), je professe la plus grande tolérance < pour toutes les opinions, mais je réclame le même <droit pour les miennes. Je déclare donc à M. Persil « que toutes les fois que, se tournant vers moi, il

traitera de scandaleux mon rire ou mes paroles, « quand je n'ai ni ri, ni parlé, je dirai qu'il est un <insolent. » Ce fut sous l'impression de ces débats violents que le scrutin s'ouvrit. Avant et après l'appel nominal, quarante-cinq membres déclarèrent qu'ils étaient résolus à se récuser ou à s'abstenir 1. De ce nombre, M. Viennet, qui avait

1

Ce furent MM. Anglade, d'Argenson, Audry de Puyraveau, Auguis, Bastide d'Isard, Bavoux, Bérard, Bertrand, Boudet, Briqueville,

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