Images de page
PDF
ePub

avoient assez, et que personne n'oseroit m'inquiéter; mais qu'ils ne pouvoient ni m'en vendre, ni m'en donner, à cause des autres. Tel fut, à peu près, tout le fruit de mon voyage.

J'ai l'honneur d'être, etc.

Lettre de Mr. Labartette, évêque de Véren, coadjuteur de M. le vicaire apostolique de · Cochinchine, à M. Boiret, directeur du séminaire des Missions-Etrangères, écrite le 6 janvier 1791.

MONSIEUR ET TRÈS-CHER CONFRÈRE,

Mr. l'évêque d'Adrau (M. Pigneaux) est arrivé à Dông-nai, il y a environ un an et demi. Aussitôt après son arrivée, il m'a écrit une lettre par la voie de Macao, que je n'ai reçue que depuis environ vingt jours.

Les deux frères rebelles sont toujours divisés. Tous les deux ont pris le nom d'enpereur. Le frère aîné s'appelle Thai-due, l'autre s'appelle Quang-trung (1). Celui-ci règne aujourd'hui sur le Tong-king et toute la haute Cochinchine. Il fait son séjour Phu-xuân. Vous aurez sans doute déjà

(1) Voyez tome VI, pages lxij et suiv.

qu'il a remporté une victoire insigne sur les Chinois au Tong-king (1). Depuis cette époque, quoiqu'il n'y ait plus de guerre, tout le monde est consterné. Si les choses restent dans le même état, je ne vois guère de ressource pour nous. Il n'y a peut-être jamais eu jusqu'ici un règne où le peuple ait été si malheureux qu'il l'est maintenant. La vie y est pire que la mort, à cause du joug insupportable qu'on impose au peuple. Ori y meurt, et on n'est pas plus regretté qu'une mouche. Depuis l'âge d'environ douze ou treize ans jusqu'à soixante, tout le monde est soldat. Partout ailleurs, le soldat a sa paie; ici on est nuit et jour occupé aux travaux publics, et le roi ne donne rien. Il faut se procurer sa subsistance, quoiqu'on n'ait pas le temps de vaquer aux ouvrages nécesaussi avons-nous des

la pour

saires gagner; mendians sans fin.

Quant à notre sainte religion, depuis la fameuse irruption des Tây-son, nous n'avons pas eu de persécution proprement dite; mais nous sommes dans un état pire. En temps de persécution, on peut vaquer, du moins en son particulier, aux exercices de la religion : s'il y a quelques chrétiens foibles, on en trouve de forts; on voit beaucoup de traits édifians, qui glorifient le saint nom de Dieu : enfin,

(1) Voyez tome VII, pages 144 et suiv.

[ocr errors]

on peut vivre. Dans le malheureux temps où nous sommes, on ne voit rien de tout cela, oll n'a pas la liberté de vivre, on ne pense qu'à la mort. C'est pourquoi, dans ces dernières années, il y a très-peu d'adultes qui embrassent notre sainte religion, et nous trouvons cette année-ci le nombre de nos chrétiens diminué d'un tiers de ce qu'il étoit il y a peu d'années. Il y a aussi beaucoup y ́a moins de traits édifians. En voici pourtant quelques-uns.

Il y a environ cinq ou six mois, quelques vaisseaux européens parurent, dit-on, proche de Qui-nhon. Aussitôt on conçut des soupçons sur nous, et les mandarins suggé rèrent au roi Quang-trung d'envoyer des compagnies de soldats partout où il y avoit des chrétiens pour nous prendre. Le roi y consentit, à deux conditions; la première, qu'il n'accordoit que six jours pour cela; la seconde, qu'on ne feroit rien aux chrétiens. Dès que la permission fut donnée, les soldats partirent; et, comme ils avoient pris de bonnes informations sur nos résidences ordinaires, ils s'y rendirent et vinrent d'abord dans la partie de Dinh-cat, où M. Longer, nommé évêque de Gortyne (1), et moi, nous

(1) M. Longer, missionnaire en Cochinchine, nommé évêque de Gortyne, vicaire apostolique du Tong-king occidental. (Voyez t. VI, p. lxxxviij.)

nous trouvions pour lors. Heureusement nous en eûmes avis un instant auparavant, et nous décampâmes. Mr. l'évêque de Gortyne, qui se trouvoit plus près dePhu-xuân que moi, l'échappa belle. Quelques chrétiens ont beaucoup souffert en cette occasion, les soldats ne suivant pas les ordres du roi, qui avoit défendu de molester les chrétiens. Ils entrèrent avec violence dans quelques maisons, où ils espéroient trouver au moins de nos effets, el firent ouvrir tous les coffres. Ils trouvèrent effectivement quelques livres, crucifix, etc., et donnèrent de rudes questions à plusieurs chrétiens, pour les forcer à dire où nous étions: ils les assommèrent de coups. Tout fut inutile; les chrétiens tinrent ferme, et ne nous découvrirent point. Quatre ou cinq entre autres se distinguèrent en cette occasion: 1°. un jeune homme d'environ vingt-cinq ans, appelé Chu-hai. Ce jeune homme étoit dans la compagnie de soldats désignée pour aller chercher les missionnaires. Durant six à sept jours, ses compagnons lui brisèrent les os, pour l'obliger à découvrir les endroits où nous étions cachés. Il les menoit, ne pouvant pas s'en dispenser; mais, en même temps, il envoyoit secrètement, et en grande diligence, des exprès pour nous en donuer avis, et, pour que nous eussions le temps de nous évader, il faisoit prendre à ses compagnons de longs détours. Ceux-ci,

qui s'en apercevoient, s'en vengeoient sur lui.

2o. Les soldats, après avoir visité plusieurs de nos demeures, vinrent dans une autre chrétienté, et entrèrent à minuit dans la maison du chef, qui étoit à son aise, et qui n'avoit qu'une fille âgée de vingt aus. Cette fille en ayant eu avis un instant auparavant, et craignant que, si les soldats se saisissoient d'un petit garçon de douze à treize ans, qu'on nourrissoit pour garder les buffles, il ne découvrît tout, elle le prit en particulier, et lui fit une exhortation pathétique pour l'engager à ne rien craindre s'il étoit pris, et à tenir ferme, sans rien dire absolument. Les soldats, tout en entrant, se saisirent du chef, l'assommèrent de coups pour le contraindre à découvrir nos retraites. Tout fut inutile. On lui mit la cangue, dans l'intention de le conduire à la cour. La fille, voyant cela, se présenta de suite: elle fut saisie et frappée d'une manière indigne. On lui fit subir aux doigts des mains une question très-cruelle; mais elle ne laissa miême pas échapper un soupir. On la laissa, et on prit le petit gardien de buffles, qu'on frappa rudement sans en rien tirer. On lui fit mille menaces, lui mettant l'épée tantôt sous la gorge, tantôt sur le cœur; il n'en fut point ébranlé. Honteux de se voir vaincus de la sorte par des jeunes gens, les soldats

« PrécédentContinuer »