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1665. de plaisir qu'il eût eu à y rencontrer Racine, son rival (36). Du reste, sa belle ame était faite pour comprendre celle de Molière, et tout porte à croire qu'il lui rendit toujours une complète justice. Celui-ci désignait par une image originale et vraie l'engourdissement trop fréquent du génie de l'auteur de Cinna. « Il a un lutin, » disait-il, qui vient de temps en temps lui souf» fler d'excellens vers, et qui ensuite le laisse là » en disant : Voyons come il s'en tirera quand il » sera seul; et il ne fait rien qui vaille, et le lutin » s'en amuse 1. »

Chéri par des hommes dont les talens, dont le génie firent la gloire de leur siècle et sont l'admiration du nôtre, Molière ne fut pas recherché avec moins d'empressement par deux femmes qui se sont acquis une égale réputation; l'une, par son inconstance en amour; l'autre, par sa fidélité envers ses amis; toutes deux par leur grace et leur esprit, Ninon de l'Enclos et madame de La Sablière. Il soumettait tous ses ouvrages à la première, et attachait d'autant plus d'importance à ses avis, qu'il la regardait comme la personne sur laquelle le ridicule faisait une plus prompte impression. L'abbé de Château

1.

Éloge de Despréaux, par d'Alembert. Note 12, t. II, p. 393 de l'édition de ses OEuvres. Paris, 1821.

neuf, qui rapporte ce fait comme le tenant de 1665. Molière lui-même, ajoute que cet auteur ayant

été lui lire son Tartuffe, « elle lui fit le récit d'une
» aventure qui lui était arrivée avec un scélérat à
» peu près de cette espèce, dont elle lui traça le
portrait avec des couleurs si vives et si natu-
» relles que si sa pièce n'eût pas été faite, disait-il,
» il ne l'aurait jamais entreprise, tant il se serait
>> cru incapable de rien mettre sur le théâtre d'aussi
parfait que le Tartuffe de Ninon' (37) ». Quant
à madame de La Sablière, son inviolable attache-
ment pour La Fontaine la portait à rechercher la
société des amis du fabuliste. Un auteur presque
contemporain nous apprend que c'est en dînant
avec elle et Ninon de l'Enclos, que Despréaux
et Molière s'amusèrent à composer la cérémonie
macaronique du Malade imaginaire'.

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La juste guerre de représailles que Molière avait déclarée aux marquis ridicules, ne l'avait point privé de l'estime des hommes de la cour faits pour l'apprécier; et une circonstance qui les honore, c'est qu'à l'exemple du Roi ils foulèrent aux pieds le préjugé qui lançait une sorte d'anathème social contre l'auteur. Le maréchal

1.

Dialogue sur la musique des Anciens, par l'abbé de Châteauneuf; in-12, 1725. - Anecdotes dramatiques, t. II, p. 204 et 205.

2. Bolæana, p. 34.

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1665. de Vivonne, connu par son attachement pour Boileau et par les graces de son esprit bien digne d'un Mortemart, secoua tout le premier ce joug ridicule. Il voua une vive amitié à notre auteur, et, selon l'expression de Voltaire, vécut avec lui comme Lélius avec Térence '.

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Le grand Condé professait également pour Molière la plus haute estime; souvent il le faisait mander pour 's'entretenir avec lui. « Molière, >> lui dit-il un jour, je vous fais venir peut-être > trop souvent; je crains de vous distraire de » votre travail. Ainsi, je ne vous enverrai plus chercher; mais je vous prie, à toutes vos heu» res vides, de me venir trouver. Faites-vous an» noncer par un valet-de-chambre; je quitterai » tout pour être avec vous. » En effet, lorsque Molière venait, le prince congédiait tout le monde, et ils demeuraient souvent trois et quatre heures ensemble. On l'a entendu dire, après une de ces conversations : « Je ne m'ennuie jamais >> avec Molière; c'est un homme qui fournit de » tout son érudition et son jugement ne s'épui» sent jamais. » La douleur que lui causa la mort de notre premier comique le porta à une boutade de franchise un peu brutale envers un abbé qui lui présentait une épitaphe pour ce grand

1. Grimarest, p. 294. —Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 24.

poète. « Ah! lui dit le prince, que n'est-il en état 1665.

» de faire la vôtre '. »>

Molière était également adoré de toutes les personnes qui l'entouraient. Parmi celles que sa bonté et leur gratitude lui avaient rendues le plus fidèles, nous ne devons pas oublier la bonne La Forêt. Cette estimable servante n'était pas seulement utile à son maître par les soins qu'elle lui prodiguait, elle lui rendait encore plus d'un service par ses avis sur les productions qui étaient de la compétence de son bon sens et de son naturel. « Molière, dit Boileau, >> lui lisait quelquefois ses comédies; et il m'assu» rait que lorsque des endroits de plaisanterie ne >> l'avaient point frappée, il les corrigeait, parce qu'il avait plusieurs fois éprouvé, sur son théâ» tre, que ces endroits n'y réussissaient point'. » Un jour, pour éprouver son tact et son goût, il lui lut plusieurs scènes de la Noce du Village de Brécourt, en les lui donnant pour son ouvrage. La vieille La Forêt ne prit point le change; et, après avoir entendu la lecture de quelques morceaux, elle soutint à son maître qu'il n'en

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1. Grimarest, p. 298.

Le même, Addition à la vie de Mo

lière, p. 61 et 62. -- Menagiana, 1715, t. I. p. 197.

2. Réflexions critiques sur quelques passages de Longin. —Réflexion première, t. III, page 158, note, des OEuvres de Boileau, avec un commentaire par M. de Saint-Surin.

1665.

était

pas

l'auteur'. Malherbe consultait sa ser

vante, même sur ses vers'; et Voltaire se soumettait aussi à la juridiction de sa bonne Barbara, ou, comme il l'appelait, Babu, « dans le moment » même, « dit lady Morgan, où il exerçait un em» pire absolu sur les opinions de la moitié de » l'Europe littéraire... Baba et La Forêt appar>> tiennent autant à la postérité que les génies il>> lustres qu'elles avaient l'honneur de servir 3. » J.-J. Rousseau a dit : « Si Molière a consulté » sa servante, c'est sans doute sur le Médecin mal>>gré lui, sur les saillies de Nicole, et la querelle

»

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3

de Sosie et de Cléanthis; mais, à moins que » la servante de Molière ne fût une personne fort extraordinaire, je parierais bien que ce grand » homme ne la consultait pas sur le Misanthrope, »> ni sur le Tartuffe, ni sur la belle scène d'Alc» mène et d'Amphitryon. » Il n'y avait rien que de très-judicieux dans cette distinction; mais Cailhava, beaucoup plus absolu, s'écrie : « Je de>> mande si la bonne La Forêt n'aurait pas senti » tout le piquant des conseils dont Célimène paie ceux d'Arsinoé? » Nous répondrons, avec Rousseau, à Cailhava : « Non, elle ne l'aurait pas > senti; à moins toutefois que la servante La

A

1. Brossette, note sur le passage de Boilcau déjà cité.

2.

Boileau, morceau déja cité.

3. La Frnace, par lady Morgan, t. I, p. 257 et 258.

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