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Après son retour à Paris, Poquelin s'aban- 1641 donna avec ardeur à son goût pour les spectacles. 1645. Fidèle habitué de Bary, de l'Orviétan, dont le Pont-Neuf voyait s'élever les tréteaux, il se montra, dit-on, spectateur également assidu du fameux Scaramouche; on a même été jusqu'à dire qu'il prit des leçons de ce farceur napolitain' (16). Cette tradition est aussi incertaine que les autres faits trop peu nombreux qui nous sont parvenus sur la jeunesse de notre auteur. Ce qu'il y a de constant, c'est qu'au commencement de la régence d'Anne d'Autriche, régence annoncée sous d'heureux auspices, trop tôt démentis, le goût du théâtre, loin de s'affaiblir par la mort du cardinal de Richelieu, qui l'avait pour ainsi dire introduit en France, n'avait fait que s'accroître et s'étendre jusqu'aux classes moyennes de la société. Le jeune Poquelin se mit à la tête d'une de ces réunions de comédiens bourgeois dont Paris comptait alors un assez grand nombre. Cette troupe, après avoir joué la comédie par amusement, la joua par spéculation. Elle donna d'abord des représentations aux fossés de la Porte de Nesle, sur l'emplacement desquels se trouve aujourd'hui la rue Mazarine, alla ensuite chercher fortune au

1. Ménagiana, 1715, tom.II, p. 404.—Vie de Scaramouche, par Mezzetin (Angelo Constantini).—Anecdotes dramatiques, t. III, P. 129.

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1645.

1641 port Saint-Paul, et revint enfin s'établir au faubourg Saint-Germain, dans le jeu de paume de la Croix-Blanche. Elle prit le nom très-exigeant de l'Illustre Théâtre. Ces comédiens de société jouaient quelquefois des ouvrages nouveaux, et Voltaire cite une tragédie intitulée Artaxerce, d'un nommé Magnon, imprimée en 1645, dont le titre portait Représentée sur l'Illustre Théâtre". Ce fut alors que Poquelin, qui devait dire un jour:

Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères!

3

changea le sien en celui de MOLIÈRE, le seul qu'illustrèrent les applaudissemens des contemporains, la haine des sots et l'admiration de la postérité 3 (17). Grimarest a prétendu qu'il ne voulut jamais faire connaître les motifs qui le déterminèrent à se donner un nouveau nom. Toutefois, il est facile de deviner

que ce ne fut folle vanité, que ce ne fut pas

pas par une

Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères,

1. Grimarest, 15. p. Histoire de la poésie française (par l'abbé de Mervesin), 1706, p. 217 · Voltaire, Vie de Molière, p. 8.- Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xix. Petitot, p. 4.

2. Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 9-Les frères Parfait rendent compte de cette tragédie, tome VI, p. 371 de leur Histoire du Théâtre français.

3. Grimarest, p.16.-Voltaire, Vie de Molière,1739, p. 9.—Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xxix, Petitot, p. 4.

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mais bien évidemment pour soustraire le nom de 1641 ses parens, désolés de ses nouvelles résolutions, 1645. au mépris attaché alors à la profession de comédien par un préjugé qui existait presque avec la même force long-temps encore après sa mort. Ce motif avait également déterminé trois acteurs, non moins célèbres par leur touchante et funeste amitié que par les ris qu'ils excitèrent, Hugues Guéru, Legrand et Robert Guérin, à prendre dans le comique noble les surnoms de Fléchelles, Belleville et La Fleur, et ceux de Gautier Garguille, Turlupin et Gros Guillaume dans la farce (18); Arlequin, créateur de l'emploi auquel il a laissé ce nom, s'appelait réellement Dominique (19). Quant à Scaramouche, que Voltaire cite également comme ayant changé le sien par égard pour celui de ses pères, nous sommes plutôt porté à croire qu'il ne le fit que par un amour-propre assez bien entendu, et qui lui était tout à fait personnel; car il ne s'était réfugié en France que pour échapper au juste châtiment des lois dont ses escroqueries avaient provoqué la sévérité, et le nom de Tiberio Fiorelli, flétri par une condamnation aux galères, ne demandait plus de ménagemens de cette nature (20). La Bruyère a dit : « La condition des comédiens » était infâme chez les Romains et honorable chez » les Grecs. Qu'est-elle chez nous? On pense d'eux

1641 comme les Romains, on vit avec eux comme les

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1645.

» Grecs. » Cependant comme les lois tendaient à faire fleurir un art qui tient de si près à la civilisation des états, ce parti n'occasiona à Molière aucune inquiétude pour la charge qu'il occupait chez le Roi (21).

La famille de Molière ne fit pas moins d'efforts pour le détourner de cette carrière qu'elle n'en avait fait naguères pour le déterminer à rester ignorant. Si elle avait vu sa perte dans le premier parti, elle voyait sa damnation dans le second. Alarmée de ce dessein, elle dépêcha vers lui le maître de pension dont il avait reçu les leçons dans son enfance, et le chargea de lui représenter qu'il compromettait l'honneur des siens, et les condamnait à une éternelle douleur, en embrassant une profession que réprouvaient à la fois et l'Église et la société. Molière, si l'on en croit Perrault qui rapporte ce fait, écouta l'orateur sans s'émouvoir; et, après qu'il eut fini son discours, parla à son tour avec tant d'art et de talent en faveur du théâtre, qu'il parvint à convaincre l'ambassadeur de ses parens, et qu'il le détermina même à venir prendre part à ces jeux dont il était idolâtre 1 (22).

1

La vanité de ses parens avait été vivement blessée, leur ressentiment fut long. Hormis son père

1. Perrault, Hommes illustres, p. 79.

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1645.

et son beau-frère, aucun d'eux, en 1662, ne signa 1641 son contrat de mariage. Vainement, quand il fut établi à Paris avec sa troupe, donna-t-il aux Poquelin leurs entrées : nul n'en voulut profiter. Il fut exclus de l'arbre généalogique qu'un d'eux fit dresser. Aveugle empire du préjugé ! Le grand poète, l'homme de génie ne put faire absoudre le comédien. Vaine sottise! Que serait aujourd'hui le nom de Poquelin séparé de celui de Molière ?

Si, au moment de monter sur la scène, il sut résister aux sollicitations qu'on lui adressa pour l'en détourner, si plus tard il ne voulut jamais consentir à en descendre, il n'en fut pas moins cruellement affligé de la conduite de sa famille à son égard. Mais l'amour de son art, l'inspiration de son génie, l'avaient guidé dans sa première démarche; son humanité, son inquiète bienveillance pour ses camarades, dont il était le seul appui, lui firent prendre la dernière résolution. Il ne fallait rien moins que ces considérations pour l'empêcher de se rendre aux vœux des siens, quelque insolente que fût la manière dont ils les

1. OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. I, p. 52 et 75. Molière, drame en cinq actes, imité de Goldoni, par Mercier, 1776, p. 193, note.

Les faits rapportés dans cet alinéa sont presque textuellement empruntés à Bret et àMercier.

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