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pas 1668.

Cours de littérature : « Si Molière ne versifia
» l'Avare, c'est qu'il n'en eut pas le temps'. » Ja-
mais assertion ne nous a paru plus étrangement
aventureuse. Quoi! l'on peut penser que la prose
de Molière n'est que celle d'un cavenas; qu'elle
ne nous est restée que parce que Molière ne
trouva pas le temps de versifier son ouvrage, et
qu'en la laissant échapper de sa plume il ne la
regardait que comme une espèce d'argument
détaillé de ses scènes! La Harpe ne réfléchissait
donc pas, en avançant ce fait, qu'il est de ces.traits
rapides et concis qui perdraient la plus grande
partie de leur charme s'il fallait les allonger
selon le besoin du vers? Qui pourrait penser à
versifier la scène d'Harpagon et de la Flèche, du
premier acte; celle du diamant au troisième, et
tant d'autres dont les expressions si naturelles ne
le sembleraient plus autrement disposées? Non,
l'Avare, le Médecin malgré lui, ont été écrits
pour demeurer en prose; il suffit de les lire après
le Festin de Pierre pour sentir que le change-
ment que Thomas Corneille fit subir à celui-ci
est impraticable pour ceux-là. La prose de Mo-
lière est bien supérieure à celle de Beaumar-
chais eh bien! qu'on essaie de rimer le Barbier

:

1. Cours de Littérature, par La Harpe, édit. Verdière, 1821, t. VI, p. 299.

1668. de Séville et le Mariage de Figaro, et la pâle

couleur de ce nouveau vêtement, auprès du brillant éclat du véritable, donnera la mesure de la folie dont on s'est plu si gratuitement à faire soupçonner notre auteur.

Les reproches que Rousseau adresse généralement à Molière portent toujours sur des points beaucoup plus graves que le style. C'est encore aux intentions morales de l'auteur qu'il s'en prend à l'occasion de l'Avare: « C'est un grand vice » d'être avare, et de prêter à usure, dit-il; mais » n'en est-ce pas un plus grand encore à un fils » de voler son père, de lui manquer de respect, » de lui faire mille insultans reproches, et, quand » un père irrité lui donne sa malédiction, de ré» pondre d'un air goguenard, qu'il n'a que faire de »ses dons? Si la plaisanterie est excellente, en >> est-elle moins punissable? et la pièce où l'on » fait aimer le fils insolent qui l'a faite, en est-elle >> moins une école de mauvaises mœurs 1? »

Comme il nous est pénible de combattre sans cesse J.-J. Rousseau, et que d'ailleurs il nous serait impossible de défendre Molière mieux que Marmontel ne l'a fait en cette occasion; nous laisserons ce littérateur lui répondre. « Supposons » que, dans un sermon, l'orateur dît à l'avare :

1. Lettre à d'Alembert, sur les Spectacles.

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« Vos enfans sont vertueux, sensibles, reconnais- 1668. » sans, nés pour être votre consolation : en leur >> refusant tout, en vous défiant d'eux, en les fai» sant rougir du vice honteux qui vous domine, » savez-vous ce que vous faites? Votre inflexible >>> dureté lasse et rebute leur tendresse. Ils ont >> beau se souvenir que vous êtes leur père; si vous >> oubliez qu'ils sont vos enfans, le vice l'empor» tera sur la vertu ; et le mépris dont vous vous chargez étouffera le respect qu'ils vous doivent. » Réduits à l'alternative, ou de manquer de tout » ou d'anticiper sur votre héritage par des res>> sources ruineuses, ils dissiperont en usure ce qu'en usure vous accumulez; leurs valets se li» gueront pour dérober à votre avarice les secours » que vos enfans n'ont pu obtenir de votre amour. >> La dissipation et le larcin seront le fruit de vos épargnes; et vos enfans, devenus vicieux par »> votre faute et pour votre supplice, seront en>> core intéressans pour le public que vous ré» voltez. »

>>

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» Je demande si cette leçon serait scandaleuse? >> Eh bien ! ce qu'annoncerait l'orateur, le poète » n'a fait que le peindre; et la comédie de Mo» lière n'est autre chose que cette morale en ac» tion. Ni l'orateur, ni le poète ne veulent encou» rager par là les enfans à manquer à ce qu'ils » doivent à leurs pères; mais tous les deux veu

1668. »lent apprendre aux pères à ne pas mettre à »> cette cruelle épreuve la vertu de leurs enfans 1. »

L'Avare fut, en 1733, transporté avec un prodigieux succès sur la scène anglaise, par un homme de talent et de génie, Fielding, qui, s'il ne fut pas heureux dans les changemens qu'il fit subir au plan de l'ouvrage, sut du moins ajouter au dialogue de nouveaux traits que Molière n'eût certes pas désavoués. Mais, du vivant même de notre premier comique, un autre auteur anglais, dont le nom est aujourd'hui presque aussi ignoré à Londres qu'il l'a toujours été à Paris, Shadwell, avait donné une imitation de l'Avare, qui eût pu passer pour une copie fidèle, si l'auteur ne se fût avisé d'y ajouter de ces grossièretés qu'une plume française se refuse à rapporter. C'est cependant par de tels changemens que l'écrivain d'outremer s'est cru autorisé à dire dans sa préface : « Je >> crois pouvoir avancer sans vanité, que Molière n'a » rien perdu entre mes mains. Jamais pièce fran» çaise n'a été maniée par un de nos poètes, quel» que méchant qu'il fût, qu'elle n'ait été rendue » meilleure. Ce n'est ni faute d'invention, ni faute d'esprit, que nous empruntons des Français;

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>> mais c'est par paresse : c'est aussi par paresse que je me suis servi de l'Avare de Molière. »

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1. Marmontel, Apologie du Théâtre.

2. Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 90.

Que la paresse ne l'a-t-elle empêché de la souil- 1668. ler de son travail! Une telle absurdité soulèverait notre indignation, si ce n'était à la pitié à en faire justice. Molière gagnant à être remanié par les plus sots barbouilleurs de la Grande-Bretagne! Lemière a dit :

Le trident de Neptune est le sceptre du monde;

Shadwell veut qu'il soit aussi la lyre d'Apollon.

Le plus bel éloge de ce chef-d'œuvre est l'enthousiasme qu'il causa à un avare de bonne foi, auquel on entendit dire, après la représentation : « Il y a beaucoup à profiter dans la

pièce de Molière; on en peut tirer d'excel> lens principes d'économie.» Nous pouvons aussi en tirer quelques documens pour cette Histoire. Molière, ici comme dans plusieurs autres de ses ouvrages, fait allusion à lui et aux siens; il se plaint à Frosine de sa toux, qui lui prend de temps en temps; et dit, en parlant de La Flèche: « Je ne me plais point à voir ce chien de » boiteux - là2. » Fort incommodé peut-être de son affection de poitrine, et gêné dans son jeu

2

1. Cours de Littérature, par La Harpe, édit. Verdière, 1821, t. VI, p. 234.

- Préface

2. Voir l'Avare, act. I, sc. 3, et act. II, sc. 6. des OEuvres de Molière, édit. de 1682 (par La Grange).

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