Images de page
PDF
ePub

probablement la plus cruelle injure'. Ce libelle 1672. parut en 1666, et Molière prit encore le parti de ne pas répondre à un homme dont il avait méprisé la folie, dont il voulait mépriser la fureur. Ayant néanmoins résolu, quelque temps après, de peindre le pédantisme, il se rappela ses deux antagonistes qui pouvaient passer pour le type de l'orgueilleuse sottise, et crut qu'ils lui avaient, par leurs attaques, donné le droit de les prendre pour modèles des beaux-esprits, et de les livrer au rire vengeur du parterre.

Sans doute si Molière n'eût fait à l'égard de Cotin que ce qu'il fit à l'égard de Menage, c'està-dire s'il se fût étudié seulement à saisir ses travers pour en enrichir son personnage, Cotin luimême n'eût pas eu plus à se plaindre que le conseiller Tardieu en voyant déclarer la guerre à l'avarice. Mais il n'en fut malheureusement pas ainsi : Molière ne se borna point à faire un portrait ressemblant du père de l'Enigme française, de cet homme qui faisait retentir tour à tour, et la chaire de vérité du texte sacré de l'Évangile, et les ruelles de ses productions galantes; il mit

1. Memoires pour servir à l'Histoire des gens de lettres, par le P. Niceron, t. XXIV. p. 225 et 226.

2. « Cette qualité me fut donnée par quelques personnes de mé>> rite et de condition. » (OEuvres Galantes de M. Cotin, Discours sur les énigmes.)

1672. encore le nom de l'original au bas de la copie, par plus d'une allusion à ses ouvrages et à la guerre que Boileau leur avait déclarée, mais surtout en empruntant à son recueil deux de ses pièces, le sonnet à la princesse Uranie et le madrigal sur un carrosse, et en donnant le nom de Tricotin, puis de Trissotin, à l'idole de ses femmes savantes (10).

Tous ces traits ne pouvaient laisser au spectateur aucune espèce de doute sur le modèle qui avait posé pour ce rôle; et nous ne croyons pas que Molière ait pu abuser quelqu'un par la harangue qu'il prit la peine de faire deux jours avant la première représentation, pour détourner le parterre de l'idée d'y chercher quelque application' (11). Il était impossible même de demeurer dans le doute à ce sujet; car, s'il se fût trouvé quelqu'un aux yeux. de qui tous les traits de ressemblance que nous avons déjà fait ressortir n'eussent pas semblé assez frappans, pouvait-il. du moins conserver la moindre incertitude en se

rappelant que la dispute de Trissotin et de Vadius n'était que la représentation d'une semblable scène dont Menage et Cotin avaient été les acteurs? Le dernier achevait de lire, chez MADEMOISELLE, son sonnet à la princesse Uranie, quand

1. Mercure Galant, t. I, p. 213; lettre du 12 mars 1672.

Menage vint faire sa cour à la princesse. MADE- 1672. MOISELLE fit voir l'opuscule au nouvel arrivé, sans lui en nommer l'auteur. Menage dit ouvertement son avis, dont la juste sévérité excita la colère du père des vers condamnés, et fit naître l'amusante dispute dont Molière a su tirer tant de parti (12).

Toutes ces particularités étaient autant de désignations positives, et, sous ce rapport, Molière est inexcusable. Sans doute Cotin avait eu avec lui les plus grands torts; mais l'auteur du Misanthrope devait laisser aux comiques grecs le soin de faire prendre à l'acteur un masque reproduisant les traits de l'homme qu'ils voulaient vilipender. Ces réflexions, que les convenances de la scène nous suggèrent ici, sont déjà venues à l'esprit de plusieurs des commentateurs qui nous ont précédé'; aucun n'a mieux envisagé la question, que celui qui a dit à ce sujet que la meilleure satire qu'on puisse faire des mauvais poètes, c'est de donner de bons ouvrages. Il est fâcheux toutefois que l'auteur de cette remarque, qui, par la finesse de son esprit et la sublimité de son génie, était, plus que personne, à même d'user de cette sorte de vengeance, n'ait pas toujours pris cette maxime pour règle de conduite. Mieux eût valu pour sa gloire, comme pour nos plaisirs, qu'il eût employé à composer quel

1672. que autre poëme dramatique le temps qu'il consacra à mettre Fréron en scène (13).

F

Menage, quelque piquante que fût l'attaque de Molière, sut se tirer avec beaucoup d'esprit et d'adresse de la fausse position où tout autre serait probablement demeuré. Il ne voulut pas se reconnaître dans le personnage de Vadius, ne laissa pas apercevoir la moindre marque de mécontentement contre l'auteur, et fut même des premiers à rendre justice au mérite de cet ouvrage; car, allant voir madame de Rambouillet, après la première représentation, à laquelle cette dame avait assisté, il se borna à lui répondre, lorsqu'elle lui dit, « Souffrirez-vous que cet im» pertinent de Molière nous joue de la sorte? » Madame, j'ai vu la pièce, elle est parfaitement » belle; on n'y peut trouver rien à redire ni à » critiquer 1. » Il est probable que Molière, touché de la mesure d'une telle conduite, désavoua, par égard, qu'il eût eu l'intention de le mettre en scène, comme Menage prétend qu'il le fit'.

Mais Cotin, sur lequel le ridicule avait été plus abondamment et plus directement déversé, fut tellement loin de prendre aussi bien la chose,

[ocr errors]

qu'il demeura, dit Bayle, consterné de ce » coup; qu'il se regarda et qu'on le considéra

1. Carpenteriana, p. 48.

2. Menagiana, édit. de 1715, t. III, p. 23.

» comme frappé de la foudre; qu'il n'osait plus se 1672. montrer; que ses amis l'abandonnèrent ; qu'ils » se firent une honte de convenir qu'ils eussent » eu avec lui quelques liaisons, et, qu'à l'exemple des courtisans qui tournent le dos à un favori disgracié, ils firent semblant de ne pas > connaître cet ancien ministre d'Apollon et des » neufs sœurs, proclamé indigne de sa charge et » livré au bras séculier des satiriques'. »

[ocr errors]
[ocr errors]

D

[ocr errors]

Exemple effrayant du néant des réputations de coteries, cet homme, si aveuglément admiré, si pompeusement vanté, mourut ignoré, en janvier 1682; et « il y a toute apparence, dit encore » Bayle, que le temps de sa mort serait inconnu, si la réception de monsieur l'abbé Dangeau, son » successeur à l'Académie française, ne l'avait » notifié. >> Enfin, contre l'usage constamment suivi jusque-là, et qu'on n'a jamais songé à violer depuis, son nom fut à peine prononcé dans le discours du récipiendaire, et le directeur de l'Académie gardȧ sur son compte le plus profond silence. On peut donc regarder ce quatrain, qui vit alors le jour, comme sa seule oraison funèbre :

Savez-vous en quoi Cotin

Diffère de Trissotin?

1. Réponse aux questions d'un Provincial, t. I, p. 245.

« PrécédentContinuer »