Images de page
PDF
ePub

à cette populace; elle n'hésita pas, et une somme de mille francs environ, semée par les fenêtres, changea ses dispositions tumultueuses. Ces mêmes individus qui étaient venus pour troubler l'enterrement du grand homme, accompagnèrent silencieusement ses restes. Le corps fut conduit, le 21 février au soir, au cimetière de Saint-Joseph, rue Montmartre, par deux prêtres et un cortège de cent personnes, composé de tous les amis de Molière, et de tous ceux qui l'avaient particulièrement connu, portant chacun un flambeau '. Contre l'usage du temps, on ne fit entendre aucun chant funèbre ".

On a déjà fait observer que ce ne fut pas dans l'ombre que Garrick fut conduit à sa dernière de-` meure; une foule de carrosses accompagnèrent sa cendre aux caveaux de Westminster : et Garrick n'était cependant que l'interprète habile du génie.

Si l'on put craindre que notre premier comique n'obtint pas un tombeau, on ne fut pas exposé à avoir les mêmes inquiétudes pour une

1. Grimarest, p. 295 et suiv. — Vie de Molière, à la tête de l'édition de ses OEuvres, Amsterdam, Wetstein, 1725, p. 106 et 107. - Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière (par La Serre), p. lj.— Vie de Molière, par Voltaire, 1719, p. 31 et 32. -Petitot, p. 68 et 69.

2. Vie de Molière, à la tête de l'édition de 1725, p. 106. Description du Parnasse français, par Titon du Tillet, in-12, 1727, p. 257.

épitaphe; car à peine fut-il mort, qu'on en fit courir avec profusion dans Paris. La plus remarquable de toutes est celle que les regrets de l'amitié inspirèrent à La Fontaine :

Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
Et cependant le seul Molière y gît.
Leurs trois talens ne formaient qu'un esprit
Dont le bel art réjouissait la France.
Ils sont partis, et j'ai peu d'espérance
De les revoir. Malgré tous nos efforts
Pour un long-temps, selon toute apparence,
Térence, et Plaute, et Molière sont morts.

Chapelle montra également la plus vive douleur à la mort de son ami. « Il crut avoir perdu toute consolation, tout secours, dit Grimarest; et il » donna des marques d'une affliction si vive, que » l'on doutait qu'il lui survécût long-temps'. »

[ocr errors]

Les camarades de Molière ne sentirent pas moins toute l'étendue de la perte qu'ils venaient de faire. Leur théâtre demeura fermé pendant six jours, et ils ne le rouvrirent que le 24 février, par le Misanthrope. Les représentations du Malade imaginaire, suspendues par la mort d'Argan, reprirent le 3 mars suivant (2). Ce fut Rosimont, transfuge de l'hôtel de Bourgogne, qui assuma la tâche difficile de remplacer Molière dans ce rôle. Cette charmante comédie continua à leur attirer

1. Crimarest, p. 295.

la foule. Mais peu d'entre eux se souciaient de rester sous la direction de mademoiselle Molière : aussi, à la rentrée de Pâques, vit-on les représentations suspendues par suite de l'émigration de Baron, de La Thorillière, de Beauval et de sa femme, qui avaient des rôles dans beaucoup de pièces, et que l'hôtel de Bourgogne venait d'engager. Pour comble d'infortune, la salle du Palais Royal fut accordée à Lulli, qui avait obtenu le privilège pour la représentation des tragédies lyriques. Sans théâtre et sans premiers sujets, mademoiselle Molière fut obligée de recourir aux bontés du Roi, qui, par égard pour le nom qu'elle portait, autorisa sa troupe à s'installer dans la salle d'opéra que le marquis de Sourdeac avait fait construire rue Mazarine, vis-à-vis la rue Guénégaud. Dans la même année, on y réunit celle du Marais; et, sept ans plus tard, en 1680, la troupe de l'hôtel de Bourgogne vint également s'y fondre. Il n'y eut plus dès lors, à Paris, qu'une société de Comédiens Français sous le titre de Troupe du Roi1.

Molière mourut âgé de cinquante et un ans un mois et deux jours. C'est dans la force de son talent qu'il fut enlevé à ces nobles travaux qui

1. Le Théâtre-Français (par Chapuzeau), p. 199 et suiv.· Préface de l'édition des OEuvres de Molière, 1682 (par La Grange). —Histoire du Theatre français ( par les frères Parfait), t. XI, p. 284 et suiv. Petitot, p. 72.

[ocr errors]

firent la gloire de son nom et la consolation de sa vie. Sans cette mort prématurée, que de chefsd'œuvre eussent encore enrichi notre scène! Que de sujets se présentaient à son génie, inépuisable comme les ridicules des hommes! Sans sortir de la cour, n'avait-il pas à peindre encore, comme il 'l'avait dit dans son Impromptu de Versailles, « ceux qui se font les plus grandes amitiés du monde, » et qui, le dos tourné, font galanterie de se dé>> chirer l'un l'autre ? ces adulateurs à outrance? » ces flatteurs insipides qui n'assaisonnent d'au>> cun sel les louanges qu'ils donnent, et dont >> toutes les flatteries ont une douceur fade qui fait mal au cœur à ceux qui les écoutent? ces >> lâches courtisans de la faveur, ces perfides » adorateurs de la fortune, qui vous encensent » dans la prospérité et vous accablent dans la dis» grace? ceux qui sont toujours mécontens de la cour? ces suivans inutiles; ces incommodes as

[ocr errors]
[ocr errors]

sidus; ces gens qui, pour services, ne peuvent » compter que des importunités, et qui veulent » qu'on les récompense d'avoir obsédé le prince >> dix ans durant? ceux qui caressent également >> tout le monde, qui promènent leurs civilités à >> droite et à gauche et courent à tous ceux qu'ils voient, avec les mêmes embrassades et les mêmes » protestations d'amitié? Oui, Molière, dit-il luimême, aura toujours plus de sujets qu'il n'en

» voudra; et tout ce qu'il a touché jusqu'ici n'est » rien que bagatelle au prix de ce qui reste ›. »

Si l'on ne savait qu'il ignorait en écrivant le travail et la peine, on pourrait, en songeant à sa trop courte carrière, s'étonner du nombre des pièces qu'il a composées, avec d'autant plus de raison que son service de valet-de-chambre du Roi et la direction de sa troupe ne devaient lui laisser que peu de loisirs. Encore lui fallait-il en consacrer une partie à l'étude de ses rôles. Il joua dans presque tous ses ouvrages; ce fut lui qui créa Mascarille de l'Étourdi et des Précieuses ridicules, Albert du Dépit amoureux, Sganarelle du Cocu imaginaire, de l'École des maris, du Mariage forcé, du Festin de Pierre, de l'Amour médecin et du Médecin malgré lui, don Garcie, Éraste des Facheux, Arnolphe de l'École des femmes, Molière de l'Impromptu de Versailles, Moron et Lyciscas de la Princesse d'Élide, Alceste du Misanthrope, don Pèdre du Sicilien, Orgon du Tartuffe, George Dandin, Harpagon de l'Avare, Pourceaugnac, Clitidas des Amans magifiques, Jourdain du Bourgeois gentilhomme, Zéphyre de Psyché, Géronte des Fourberies de Scapin, Argan du Malade imaginaire.

I.

Il remplissait également les fonctions d'orateur

L'Impromptu de Versailles, scène III.

« PrécédentContinuer »