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1659. les manières, et que la province elle-même s'empressait déjà de singer. Cette société tenait ses séances à l'hôtel Rambouillet (34). C'était là que se rendaient chaque jour La Rochefoucault (35), Chapelain, Conrad, Cotin, Pellisson, Voiture, Balzac, Segrais, Bussy-Rabutin, Benserade, Desmarets, Ménage, Vaugelas, et beaucoup d'autres hommes non moins célèbres alors. La princesse mère du grand Condé, sa fille, depuis madame de Longueville, mademoiselle de Scudéri, madame de la Suze, nombre d'autres femmes aussi distinguées, et, comme pour contraster avec le ton général de la société, madame de Sévigné, en étaient le charme et l'ornement. Ce berceau du mauvais goût, son origine et les diverses phases de sa gloire nous forcent à entrer dans quelques détails que leur bizarrerie nous fera peut-être pardonner.

Après l'avènement de Louis XIII, dans cet interrègne des discordes civiles où le fanatisme et l'ambition firent place pour trop peu de temps à l'amour des lettres, une femme d'une haute naissance, d'un caractère aimable, d'un esprit cultivé, Catherine de Vivonne, épouse du marquis de Rambouillet, voulut élever chez elle un autel aux belles-lettres. Elle sut y attirer le concours de personnages célèbres; mais on n'y sacrifia guère qu'à l'afféterie.

Dame de toutes les pensées, idole de tous les

cultes, madame de Rambouillet se vit chantée 1659. par les lyres de tous les poètes qui composaient sa cour. Malheureusement son prénom de Catherine n'avait rien de galant ni de poétique. Le vieux Malherbe prit à tâche de réparer les torts qu'un parrain peu romanesque avait eus envers elle. Arthénice, Éracinthe et Carinthée sont les seuls anagrammes que Racan et lui purent composer avec ce nom (36). Le premier fut choisi pour le remplacer, et, en 1672, Fléchier, consacrant ainsi ce ridicule, s'en servit pour la désigner dans l'oraison funèbre de madame de Montausier, sa fille : << Souvenez-vous, mes frères, dit l'orateur chré» tien, de ces cabinets que l'on regarde encore » avec tant de vénération, où l'esprit se purifiait, » où la vertu était révérée sous le nom de l'incomparable Arthénice, où se rendaient tant de » personnages de qualité et de mérite qui compo>> saient une cour choisie, nombreuse sans confu»sion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation. » C'est pour suivre ce noble exemple que Cathos et Madelon des Précieuses ridicules, abjurant la légende, se font appeler Aminte et Polixène 1.

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La maison de madame de Rambouillet offrit un nouvel attrait lorsque Julie d'Angennes, sa fille,

1. Les Précieuses ridicules, sc. 5.

1659. commença à paraître dans le monde. Elle était faite pour y obtenir de véritables succès; mais l'affectation dans laquelle elle avait été élevée, le faux esprit qu'on lui avait inspiré. dès son enfance, avaient trouvé moyen de ravir tous leurs charmes à sa beauté et à son esprit aux yeux des gens que n'avait point encore gagnés cette fièvre du mauvais goût. Cependant, comme très-peu de personnes avaient échappé à son influence, Julie d'Angennes compta de nombreux adorateurs. M. de Montausier, renommé par une sincérité poussée si loin qu'on le prit pour l'original du rôle du Misanthrope; M. de Montausier, plus séduit par la physionomie douce et la taille noble de mademoiselle de Rambouillet que rebuté par les travers de son esprit, s'attacha à son char, et consentit à soupirer pendant quatorze ans avant d'obtenir d'elle le oui de l'hyménée. Pour arriver à cette conclusion, il lui fallut se soumettre aux règles établies en amour par mademoiselle de Scudéri dans son roman de Clélie, c'est-à-dire s'emparer successivement du village de BilletsGalans, du hameau de Billets-Doux, et du château de Petits-Soins; enfin,

Naviguer en grande eau sur le fleuve de Tendre 1.

1. Voir la carte de Tendre, dans la première partie du roman de Clélie, t. I, p. 399,

De graves dissertations sur des questions 1659. frivoles, de pénibles recherches pour trouver le mot d'une énigme (37), de la métaphysique sur l'amour, des subtilités de sentimens, et tout cela discuté avec une recherche exagérée de tours et un raffinement puéril d'expressions, tels étaient les sujets dont s'occupait cet aréopage hermaphrodite. « L'on a vu, il n'y a pas long» temps, dit La Bruyère, un cercle de personnes >> des deux sexes, liées ensemble par la conversa>>tion et par un commerce d'esprit. Ils laissaient >> au vulgaire l'art de parler d'une manière intelligible. Une chose dite entre eux peu clairement >> en entraînait une autre encore plus obscure, sur >> laquelle on enchérissait par de vraies énigmes >> toujours suivies par de longs applaudissemens. >> Par tout ce qu'ils appelaient délicatesse, senti» ment et finesse d'expression, ils étaient enfin par» venus à n'être plus entendus et à ne s'entendre » pas eux-mêmes. Il ne fallait, pour servir à ces >> entretiens, ni bon sens, ni mémoire, ni la moin» dre capacité : il fallait de l'esprit, non pas du » meilleur, mais de celui qui est faux et où l'ima>> gination a le plus de part. »

Les usages de ces coteries n'étaient pas moins bizarres que les discours qui s'y tenaient. Les femmes affectaient entre elles une exagération romanesque de sentimens. Elles ne s'appelaient

1659. que ma chère, et ce mot avait fini par servir à les désigner généralement.

Une chère, une précieuse devait se mettre au lit à l'heure où sa société habituelle lui rendait visite. Chacun venait se ranger dans son alcove, dont la ruelle était ornée avec recherche. Pour être admis à ces cercles, il fallait avoir prouvé qu'on connaissait, comme le dit Madelon, le fin des choses, le grand fin, le fin du fin, et y être présenté par un des hommes qui y donnaient le ton. Les abbés de Bellebat et Du Buisson avaient, selon le Dictionnaire des Précieuses de Somaise, le titre de grands introducteurs des ruelles. C'était chez eux, chez le premier surtout, que les jeunes gens allaient s'instruire des qualités indispensables aux hommes qui voulaient fréquenter les cercles des chères.'

Mais, outre ces profès en l'art des précieuses et ces jeunes initiés, on rencontrait encore chez chaque femme un individu qui, revêtu du titre singulier d'alcoviste, était son chevalier servant, l'aidait à faire les honneurs de sa maison et à diriger la conversation. Un pareil rôle, par la familiarité qu'il exigeait entre les précieuses et ceux qui le remplissaient auprès d'elles, semblerait aujourd'hui devoir être une source de désordres et une

1. OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. II, Avertissement sur les Précieuses ridicules.

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