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cause de scandale. Il n'en produisait alors aucun, 1659. et ne donnait même pas lieu à la moindre interprétation maligne. Saint-Évremont s'est chargé de nous donner l'explication de l'innocence de ses effets « L'alcoviste, dit-il, n'était que pour la >>forme, parce qu'une précieuse faisait consister » son principal mérite à aimer tendrement son » amant sans jouissance, et à jouir solidement de « son mari avec aversion. »

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que

Voilà les extravagances, voilà les folies en action Corneille, que Bossuet et les personnages justement célèbres que nous avons déjà nommés semblaient sanctionner par la fréquentation des salons qui en étaient les théâtres. Que l'on mette dans la balance, d'un côté une fille de nos rois, protectrice des Cotins, d'illustres apôtres de la chaire de vérité, des auteurs pompeusement vantés, et de l'autre, un pauvre comédien de province venant chercher à Paris des ressources qu'il n'avait pu trouver dans ses excursions; et que l'on réfléchisse un seul instant si la lutte dut sembler assez inégale, l'entreprise assez aventureuse. Il eut par la suite plus d'un imitateur : mais, s'il attaquait un adversaire alors plein de vie et redoutable, les Héros de Roman mis en jeu par Boileau, en 1710, n'étaient plus guère qu'un coup porté à un ennemi à terre (38).

Ce fut le 18 novembre 1659 que Molière livra

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1659. cette attaque au faux goût. Outre qu'une pièce en un acte et en prose était alors une nouveauté, le titre de celle-ci n'avait pas peu servi à exciter une curiosité générale. Les suppôts de la ligue contre le naturel y assistaient pour la plupart; et, malgré le nombre des spectateurs à la fois juges et parties, la vérité du tableau força tous les suffrages. J'étais, dit Ménage, à la pre>> mière représentation des Précieuses ridicules. >> Mademoiselle de Rambouillet y était, madame >> de Grignan (39), tout l'hôtel de Rambouillet, >> M. Chapelain et plusieurs autres de ma connais»sance. La pièce fut jouée avec un applaudissement >> général; et j'en fus si satisfait en mon particulier, >> que je vis dès lors l'effet qu'elle allait produire. >> Au sortir de la comédie, prenant M. Chapelain » par la main : « Monsieur, lui dis-je, nous ap>>prouvions, vous et moi, toutes les sottises qui >> viennent d'être critiquées si finement et avec >> tant de bon sens; mais, pour me servir de ce >> que saint Remi dit à Clovis, il nous faudra brû»ler ce que nous avons adoré et adorer ce que » nous avons brûlé. » Cela arriva comme je l'avais >> prédit; et, dès cette première représentation, » on revint du galimatias et du style forcé 1. »

Emporté par son admiration soudaine pour des

1 Menagiana, édit. de 1715, t. II, p. 65.

beautés si vraies, un vieillard, auquel cet ouvrage 1659. révélait un Ménandre nouveau, s'écria du milieu du parterre Courage, Molière! Voilà la véritable comédie1! Ce mot, qui est devenu le jugement de la postérité, est remarquable sans doute; mais, comme l'a dit La Harpe, « il n'est que le suffrage de la raison, tandis que celui de Ménage >>> est le sacrifice de l'amour-propre et le plus grand >> triomphe de la vérité. »

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Le succès des Précieuses fut tel à la première représentation, que, dès la seconde, la troupe doubla le prix des places' (40). A ce chorus d'applaudissemcns vinrent encore se joindre ceux de la cour. L'ouvrage fut envoyé au bas des Pyrénées, où elle se trouvait occupée à débattre de grands intérêts. Il y reçut le même accueil qu'à Paris. L'on assure que Molière, éclairé par ce double succès, dit alors : « Je n'ai plus que faire d'étudier Plaute et Térence, ni d'éplu«< cher les fragmens de Ménandre; je n'ai qu'à étudier le monde. » Il livra sa pièce à l'impression; mais, dans la préface, où, tout en s'excusant de le faire, il raille encore les originaux qu'il

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1. Grimarest, p. 36. Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xxiv. -Petitot, p. 17.

2. Lettre sur Molière, insérée au Mercure de France, Mai 1740. -Préface de l'édition des OEuvres de Molière, de 1682 (par La Grange).

3. Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 1.

1659. a pris pour modèles, il crut devoir cependant,

pour détourner de lui la colère de personnages puissans, déclarer qu'il n'avait point eu en vue les véritables précieuses, mais celles qui les imitaient mal (41) (car on attachait alors à ce mot le sens le plus avantageux), et protester même que c'était contre son gré qu'il publiait son ouvrage.

.

Il serait inexact de dire que cette victoire remportée sur le faux esprit et l'ambitieuse déraison les détruisit entièrement, mais il est certain du moins que leurs défenseurs confus se dispersèrent et n'osèrent même pas faire entendre de plaidoyer en leur faveur. Le style contourné et amphigourique fut abandonné, et, s'il resta encore aux femmes pendant un certain temps une prétention pédantesque au savoir, ne devonsnous pas nous en réjouir, puisque ce fut ce ridicule rebelle et invétéré qui provoqua le second manifeste de Molière, l'admirable comédie des Femmes savantes.

les

On devine bien cependant que, si les faiseurs de madrigaux à la Mascarille et les nombreuses Cathos que notre auteur avait joués ne crurent pas devoir élever la voix contre ce sanglant arrêt, ennemis de sa gloire n'imitèrent pas leur silence, et que rien ne fut épargné pour ravaler le mérite de la nouvelle production. La tourbe des envieux fut en émoi, et, dans l'aveuglement de leur haine,

ils ne trouvèrent rien de mieux que de l'accuser 1659. de tirer toutes ses pièces de Guillot-Gorju, un des plus misérables farceurs de ce siècle (42).

Ici commence, pour Molière et pour notre théâtre, une ère toute nouvelle. Jusque-là imitateur habile, quelquefois rival heureux des Latins et des Italiens, il ne nous avait intéressés qu'aux ruses d'un valet ou aux amours de deux jeunes gens. Dès ce moment, il s'engage à nous faire rire aux dépens de nos ridicules; il se propose pour but de nous en corriger. Répétons-lui avec le vieillard du parterre: Courage; voilà la bonne comédie!

On est fâché de le voir, après avoir donné 1660. une si grande, une si noble direction aux jeux de la scène, revenir aussitôt à ce genre d'intrigue qu'il semblait avoir abandonné. Sans doute on retrouve dans Sganarelle ou le Cocu imaginaire quelques traits assez fidèles des mœurs des petits bourgeois de ce temps, qui aimant bien leurs femmes les battaient mieux encore. Mais quelle intention morale peut-on supposer à l'auteur? Quel travers, quel défaut, quel vice a-t-il eu dessein de signaler, de corriger ou de punir? nous ne le devinons. pas; à moins cependant que la moralité de la pièce ne soit renfermée dans ces deux vers aux maris trompés:

Quel mal cela fait-il? La jambe en devient-elle
Plus tortue, après tout, et la taille moins belle?

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