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1660. Et dans ce cas Molière, que nous verrons si malheureux de ses infortunes conjugales, Molière qui, pour nous servir de l'image plaisante de La Fontaine, en mettait son bonnet

Moins aisément que de coutume,

eût bien dû se persuader tout le premier ce qu'il cherchait à faire croire aux autres. Mais non, il n'eut évidemment un autre but que celui de faire rire, et il était difficile à la vérité de le mieux atteindre. Néanmoins, on regrette que ce soit fréquemment aux dépens de la vérité. Le personnage de Sganarelle est trop souvent invraisemblable pour offrir toujours de l'intérêt, trop souvent bouffon pour être toujours comique ; c'est un de ces caractères de convention, une de ces caricatures de fantaisie, assemblage bizarre de trivialité et de bonne plaisanterie, de verve et de grossièreté, que les auteurs qui précédèrent Molière avaient naturalisés sur notre scène, et qu'il en expulsa après s'être courbé devant l'idole comme pour la renverser plus sûrement.

Quoi qu'il en soit du mérite de cette pièce, son succès fut tel, dès la première représentation, donnée le 28 mai, qu'elle attira constamment la foule pendant plus de quarante jours, malgré la chaleur de la saison et les fêtes du mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse, célébré à Fontarabie le 3

juin 1660; fêtes qui forcèrent toute la cour à 1660 se rendre dans le midi de la France'.

Aux cris des Zoiles effrayés de la vogue de Molière se joignirent les plaintes d'un pauvre bourgeois dont le dépit n'avait pas la même cause. La beauté et l'humeur avenante de sa femme lui avaient procuré une juste, mais malheureuse célébrité. Il se persuada que c'était lui que l'auteur avait mis en scène, sous le nom de Sganarelle, et en témoigna hautement son ressentiment. Il voulait l'attaquer; mais un ami obligeant s'efforça de lui faire entendre qu'il n'y avait rien de commun entre lui et un mari dont les affronts n'étaient qu'imaginaires; et, soit qu'il sentît toute la justesse de cette réflexion, soit plutôt qu'il désespérât de mettre les rieurs de son côté, il prit le parti de garder le silence et de ne pas retourner voir la pièce.

Le second titre de cette comédie, celui qu'on lui donnait et qu'on lui donne encore le plus ordinairement, nous paraît aujourd'hui d'une licence intolérable; mais ce mot qui nous choque si fort, ce mot qu'on ne trouve plus que dans le vocabulaire du bas peuple, le mot cocu enfin, puisqu'il faut le prononcer, était autrefois employé par

1. Bussy-Rabutin, Mémoires, t. 1, p. 336.—Anquetil, Louis XIV, sa cour et le Régent, tom. I, p. 30 et suiv.

1660. les gens de la meilleure compagnie. La correspondance charmante d'une femme dont Bussy luimême n'a jamais cherché à attaquer les mœurs (43), de madame de Sévigné, nous l'offre mainte et mainte fois, même dans les lettres adressées à sa fille. On le rencontre non moins souvent encore dans un monument historique du même temps, les Mémoires du cardinal de Retz. Nous devons citer surtout pour donner une juste idée de l'innocence, nous allions dire du crédit de cette expression dans le grand siècle, une réponse d'une dame Loiseau, bourgeoise riche, et renommée pour la vivacité de ses saillies. Le Roi, l'apercevant un jour à son cercle, et voulant mettre ce talent à l'épreuve, dit à la duchesse de *** de l'attaquer.

Quel est l'oiseau le plus sujet à être cocu? lui demanda aussitôt la duchesse. C'est un duc, Madame, répondit la spirituelle interlocutrice; et l'on ne dit pas que la demande, qui passerait aujourd'hui pour licencieuse dans la bouche d'une femme, ait en aucune façon choqué la cour et le Roi, et les ait empêchés d'applaudir à la repartie'.

Molière eut recours, dans cette même année, à la bonté du monarque qui, par un amour-propre bien entendu, protégeait avec empressement toutes les gloires de son royaume; qui, s'entou

1. Menagiana, édit. de 1715, t. II, p. 79.

rant de tous les lauriers, de toutes les palmes, 1660. en faisait, selon l'expression d'un de nos écrivains, des fleurons, de sa couronne, et semblait se dire du moins avec un noble orgueil : L'État, c'est moi. La salle du Petit-Bourbon, où la troupe de Molière donnait ses représentations, fut abattue vers la fin d'octobre, pour faire place à la colonnade du Louvre; admirable chefd'œuvre dont l'auteur, Charles Perrault, eut, pendant quelque temps, la crainte de voir préférer à son plan celui du cavalier Bernin, non moins mauvais architecte qu'excellent courtisan. Louis XIV accorda à Molière la salle du PalaisRoyal'. Richelieu l'avait fait bâtir pour la représentation de Mirame, tragédie jouée en 1639, sous le nom de Desmarets, dans laquelle il avait composé plus de cinq cents vers, et dont la mise en scène lui coûta, selon Gui-Patin, cent mille écus, trois cent mille selon d'autres contemporains; selon tous, sa réputation de bel-esprit. C'est cette même salle qui, consacrée, après la mort de Molière, à la représentation des tragédies lyriques, appelées depuis opéra, fut dé

1. Théâtre Français, Ire livraison; Notice sur le Tartuffe, par M. Étienne.

2. Muse historique de Loret, du 30 octobre 1660.-Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 17. Histoire du Théâtre français, t. VIII, p. 239. OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. II, p. 107.

1660. truite, en 1763, par un incendie; et qui, re

1661.

construite peu après, fut incendiée de nouveau le 8 juin 1781. La troupe de Molière y débuta le 4 novembre 1660 (44).

Ce nouveau théâtre ne fut point inauguré par un triomphe; et le peu de succès de la première nouveauté qui y fut jouée, le 4 février, dut faire regretter à Molière les beaux jours du théâtre du Petit-Bourbon.

Ses deux premières pièces, après avoir charmé la province, étaient venues faire les délices de Paris; Les Précieuses ridicules avaient jeté l'alarme dans le camp de l'hôtel Rambouillet; Le Cocu imaginaire avait transporté de fureur l'honnête bourgeois dont nous avons parlé et un grand nombre d'autres, ses compagnons d'infortune; on avait attribué par envie le succès de ces derniers ouvrages au mérite dont Molière avait fait preuve en en remplissant les principaux rôles; de là grande jalousie de la part des comédiens de l'hôtel de Bourgogne, puissamment protégés, et qui, tout en joignant leurs voix au chorus d'improbation contre les pièces, auraient bien voulu qu'on portât le même jugement sur le talent de l'acteur, auquel ils gardaient d'ailleurs rancune pour certaine épigramme des Précieuses: beauxesprits, femmes savantes, maris trompés, acteurs en vogue, tous conspiraient contre l'auteur; et

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