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1662. passion et brûlant de trouver dans l'objet aimé

une étincelle du feu qui le dévorait, aurait-il pu distinguer la reconnaissance de l'amour? Aussi, le 20 février 1662, crut-il faire un long bail avec le bonheur en contractant ce mariage qui devait avoir, sur le reste de sa carrière, une si fâcheuse influence (2).

Quand on porte ses regards sur l'intérieur du ménage de Molière, on doute qu'il ait vécu un seul instant heureux. Cet homme, auquel tous ses biographes ont donné mademoiselle Béjart aînée pour maîtresse, brise bientôt sa chaîne et prend celle de mademoiselle De Brie. N'en étaitce pas assez pour s'attirer à jamais le ressentiment d'une femme altière, avec laquelle il était en quelque sorte condamné à demeurer, et que la vue continuelle de sa rivale préférée devait nécessairement aigrir encore (3)? Enfin, comme pour jeter de l'huile sur ce brasier ardent et en allumer un nouveau, il s'attache à la jeune Béjart. Heureusement mademoiselle De Brie n'était ni aussi haineuse, ni aussi vindicative que sa devancière; mais sa seule présence rendait fausse et la position de Molière et celle de son épouse. Il devait être constamment obsédé des plaintes jalouses et des querelles de ces trois femmes. Chapelle, calculant sans doute tous les chagrins qu'une telle situation ne manquerait pas d'attirer

à son ami, lui rappelait dans une de ses lettres 1662, l'embarras de Jupiter, pendant la guerre de

, pour accorder Minerve, Junon, et Vé

Troie, pour

nus, et la terminait en disant :

Voilà l'histoire; que t'en semble?
Crois-tu pas qu'un homme avisé
Voit par là qu'il n'est pas aisé
D'accorder trois femmes ensemble ?
Fais-en donc ton profit. Surtout

Tiens-toi neutre; et, tout plein d'Homère,
Dis-toi bien qu'en vain l'homme espère
Pouvoir venir jamais à bout

De ce qu'un grand Dieu n'a su faire 1.

On pouvait prendre pour le mari les conseils que Chapelle semble ne donner qu'au directeur de troupe; mais Molière, qui n'osait prendre sur lui de les mettre à exécution, se persuada facilement qu'il étoufferait, par la suite, un mal qui devait faire tous les jours de nouveaux progrès, et qu'il lui était si facile de détruire à sa naissance. L'aveuglement de l'amour lui laissa croire que, mari de quarante ans, sérieux, passionné et jaloux, il saurait captiver et fixer une femme de dix-sept ans, vive, légère et coquette. Bientôt il fut cruellement désabusé.

1 Recueil de pièces choisies, tant en prose qu'en vers (par La Monnoye), La Haye, 1714, t. I, p. 75 et suiv.-OEuvres de Chapelle et de Bachaumont, 1755, p. 288.

1662.

Vers la fin de l'été de la même année Molière, en sa qualité de valet-de-chambre, suivit le Roi, qui se rendait à son armée en Lorraine. Il travaillait déjà au Tartuffe; et, observateur profond, il trouva le germe de la première scène entre Orgon et Dorine dans une exclamation plaisante de Louis XIV. Accoutumé dans ses campagnes à ne faire qu'un repas le soir, ce prince se disposait à se mettre à table un jour de Quatre-Temps. Il engagea son ancien précepteur, Peréfixe, évêque de Rhodez, à suivre son exemple; le prélat s'empressa de répondre, avec affectation, qu'il n'avait qu'une collation à faire un jour de vigile et de jeûne. Cette réponse excita, de la part d'un des assistans, un rire qui, bien que retenu, n'avait point échappé au Roi; lorsque l'évêque fut sorti, il voulut en savoir le motif. Le rieur lui répondit qu'il pouvait se tranquilliser sur le compte de M. de Rhodez, et lui fit un détail exact de son dîner, auquel il avait assisté. A chaque mets recherché que le conteur faisait passer sur la table du prélat, le Roi s'écriait : Le pauvre homme! et, chaque fois, il prononçait ce mot d'un ton de voix différent qui le rendait plus comique. « Mo» lière était du voyage, a dit M. Étienne ; il écouta, » il écrivit. >> Dix-huit mois après, à la représentation des trois premiers actes du Tartuffe, à Versailles, Louis XIV ne se rappelait plus qu'il eût

part à cette scène. Molière l'en fit adroitement 1662. souvenir; et cette circonstance, si frivole en apparence, en associant le prince à la gloire du poète, ne fut peut-être pas étrangère à la détermination que celui-là prit, plus tard, d'autoriser la représentation.de ce chef-d'œuvre, malgré les menées d'une cabale puissante 1.

Au retour de Molière à Paris, Racine, qui avait formé le projet de se vouer au théâtre, arriva d'Uzès où ses parens l'avaient envoyé pour embrasser l'état ecclésiastique. Il vint trouvernotre auteur, et lui soumit une tragédie qu'il avait composée dans son voyage. Le sujet en était emprunté à la fable de Théagène et Chariclée, pour laquelle il avait conçu, dans sa jeunesse, une admiration qui allait jusqu'à l'enthousiasme. Quoique cette pièce, ensevelie dans l'oubli dès sa naissance, méritât ce triste sort, Molière sut néanmoins entrevoir qu'il pourrait, en travaillant, prétendre à d'honorables succès. Il l'encouragea, loua ses dispositions et lui fit don de cent louis'. Colbert n'avait pas fait plus pour le jeune poète : cent louis avaient également été la récompense de

1. OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. IV, p. 402. Bret dit qu'on a plus d'une fois entendu l'abbé d'Olivet rapporter ce fait.. · Anecdotes dramatiques, t. II, p. 203 et 204.

2. Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 25. · OEuvres de J. Racine, publiées par M. Aimé-Martin, 1820, t. I, p. xx, xxj et notes.

1662. sa muse pour l'ode qu'elle lui avait inspirée l'année précédente sur le mariage du Roi. On ne dit pas que Racine ait été ingrat envers le ministre favori qui, pour paraître généreux, n'avait eu qu'à disposer des deniers publics; pourquoi fautil qu'il le soit devenu envers le chef de troupe qui l'avait aidé de son propre argent.

Le 26 décembre, Molière fit représenter l'École des Femmes. Les applaudissemens prodigués à cette pièce ne peuvent être égalés que par les critiques injustes dont elle fut l'objet. Les enfans par l'oreille, et Tarte à la créme, soulevèrent l'indignation des précieuses et des prudes. Les chaudières bouillantes et la peinture de l'enfer lui attirèrent celle des Tartuffes qui posaient déjà pour leur immortel portrait. L'obscène le, qui finit par n'être qu'un ruban, fut surtout le prétexte des plus violentes accusations'. Boileau a fait justice, plus tard, du commandeur de Souvré et du comte du Broussin, auxquels leur scrupuleuse austérité ne permit pas d'ouïr jusqu'à la fin ce tissu d'abominations' (4). Un bel esprit patenté de l'hôtel Rambouillet, Plapisson, ne

1. Voir, t. II de notre édition des OEuvres de Molière, nos notices sur l'École des Femmes et la Critique de l'École des Femmes, où cette discussion est amplement détaillée.

2. OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, tom. II, pag. 297.

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