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menées sourdes, perdit à la fin patience, et 1663. essaya, dans les Précieuses ridicules', d'ébranler leur crédit en faisant rire à leurs dépens.

Ses vœux furent sans doute comblés, car on applaudit aux traits piquans lancés contre ses antagonistes; mais il paya cher cette courte satisfaction. Furieux de ces railleries, les comédiens de l'hôtel de Bourgogne ne contribuèrent pas peu au double échec qu'il éprouva dans Don Garcie, et comme acteur et comme auteur. Ils se mêlèrent avec un égal empressement aux détracteurs les plus acharnés de l'École des Femmes. Molière se livra de nouveau au plaisir divin de la vengeance, sans se laisser arrêter cette fois par de timides ménagemens. Le seul Floridor fut épargné; et si ce silence ne peut passer pour un hommage rendu à son talent, on doit du moins le considérer comme un témoignage prudent de respect pour le jugement du public. Cet acteur était si aimé qu'il ne put conserver le rôle de Néron de Britannicus, créé par lui avec une grande supériorité, parce que, dit Moncthesnay, il était pénible au parterre de le voir représenter un personnage odieux et de lui vouloir du mal (10)..

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1663.

Quant aux autres comédiens que ne couvrait pas la même égide, nul d'entre eux ne fut ménagé. Tous comparurent sur la scène avec leurs défauts et leurs ridicules. Montfleuri fut le premier immolé. Molière, au risque de s'exposer à de justes récriminations, fit ressortir ses gestes apprêtés, sa déclamation fausse et ses cris forcenés dans la tragédie. On pourrait peut-être douter du fondement de ces accusations, si cet acteur n'eût semblé depuis prendre à tâche de les justifier lui-même par sa fin tragique. Il mit, selon quelques biographes, tant de chaleur à jouer le rôle d'Oreste d'Andromaque que, par ses cris, il se rompit une veine du cou dans la scène de fureurs, au cinquième acte, et mourut suffoqué bientôt après (11).

Son fils, dans l'Impromptu de l'Hotel de Condé, se constitua son champion et celui de ses camarades. Il prétendit que la comédie de Molière n'était qu'un impromptu long-temps médité, et répondit surtout aux traits dirigés contre le talent de son père par une caricature assez méchante de Molière. Alcidon, un des personnages de la pièce, dit en parlant de lui :

Il est vrai qu'il récite avecque beaucoup d'art;
Témoin, dedans Pompée, alors qu'il fait César.
Madame, avez-vous vu, dans ces tapisseries,
Ces héros de romans?

LA MARQUISE.
Oui.

LE MARQUIS.

Belles railleries!

ALCIDON.

Il est fait tout de même ; il vient le nez au vent,
Les pieds en parenthèse, et l'épaule en avant;
Sa perruque, qui suit le côté qu'il avance,
Plus pleine de lauriers qu'un jambon de Mayence;
Les mains sur les côtés, d'un air peu négligé,
La tête sur le dos, comme un mulet chargé ;
Les yeux fort égarés; puis, débitant ses rôles,
D'un hoquet éternel sépare ses paroles;
Et lorsque l'on lui dit : « Et commandez ici, »
(Il répond :)

<< Connaissez-vous César, de lui parler ainsi?
>> Que m'offrirait de pis la fortune ennemie,
>> A moi qui tiens le sceptre égal à l'infamie?

Ce portrait, si nous le comparons à ceux que les peintres et les écrivains contemporains nous ont laissés de Molière, offre plus d'un trait de ressemblance. La couronne de lauriers se trouve dans presque tous, et le hoquet n'a point été oublié non plus par les historiens du théâtre. Il avait contracté ce tic en s'efforçant de se rendre maître d'une excessive volubilité de prononciation. Mais, dans la comédie, son art infini dissimulait ce défaut autant que possible '. « Les an>> ciens, disait un journal peu de temps après sa » mort, n'ont jamais eu d'acteur égal à celui dont

1. Grimarest, p. 207 et 208.

1663.

1663. »> nous pleurons aujourd'hui la perte; et Roscius, » ce fameux comédien de l'antiquité, lui aurait » cédé le premier rang, s'il eût vécu de son temps. » C'est avec justice qu'il le méritait il était tout > comédien depuis les pieds jusqu'à la tête. Il » semblait qu'il eût plusieurs voix, tout parlait » en lui; et, d'un pas, d'un sourire, d'un clin» d'œil et d'un remuement de tête, il faisait plus » concevoir de choses que le plus grand parleur » n'aurait pu dire en une heure'. » « Il n'était ni >> trop gras, ni trop maigre, dit un autre contem>> porain. Il avait la taille plus grande que petite, » le port noble, la jambe belle; il marchait gra>>vement, avait l'air très-sérieux, le nez gros, la » bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, » les sourcils noirs et forts, et les divers mouve» mens qu'il leur donnait lui rendaient la physio>> nomie extrêmement comique. »

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Bien que Molière eût tout l'avantage dans ses attaques avec les comédiens rivaux, il ne voyait pas sans dépit leurs représentations plus suivies que les siennes et les auteurs tragiques leur confier de préférence leurs ouvrages. Il résolut de

1. Oraison funèbre de Molière, MERCURE GALANT, t. IV, Ire année, p. 302.

2. Voir le Mercure de France; mai 1740, p. 840; Lettre sur la vie et les ouvrages de Molière et sur les comédiens de son temps.

?

monter une tragédie qui pût faire valoir le talent 1663. de ses acteurs; mais, n'ayant aucune pièce reçue, il songea à Racine qui, l'année précédente, lui avait apporté son Théagène et Chariclée. Il l'engagea à traiter le sujet de la Thébaïde pour lequel Molière eut toujours, comme nous l'avons déjà vu, une prédilection souvent malheureuse '. Le jeune poète se mit à l'ouvrage. La GrangeChancel raconte avoir entendu des amis de Racine assurer que, pressé par le temps, il emprunta, sans presque y rien changer, deux récits à l'Antigone de Rotrou '. D'autres écrivains ont dit qu'il ne s'était permis cet emprunt que pour ne pas avoir l'air de lutter avec celui que Corneille appelait son maître, et de refaire ce qui était alors réputé inimitable 3. Mais, ce qui paraît constant, c'est que Molière, peu satisfait du parti qu'avait pris Racine, l'encouragea à avoir confiance en ses propres forces, et le détermina à ne rien devoir qu'à lui-même : la pièce, jouée en 1664 et imprimée peu après, n'offrait plus de témoignage de cette ressemblance répréhensible (12).

1. Racine dit en effet, dans la Préface de sa Thébaïde, que ce sujet lui fut proposé.

2. Préface des OEuvres de La Grange-Chancel, p. 38.-Histoire du Théâtre frança's, tom. IX, p. 305, note.

3. OEuvres de J. Racine, Lefèvre, 1820, t. I., p. xxij, note.

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