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La conscience, la création, la révélation primitive, manifestations simples et naturelles de la Divinité, convenaient à l'homme innocent, à l'homme en état de santé morale; mais pour l'homme pécheur, pour l'homme déchu, il fallait un remède, et un remède violent comme le mal.

Ce qui choque l'incrédulité dans le mystère de la croix, et ce qui donne à ce mystère l'apparence d'une folie, c'est que réellement c'est un acte extraordinaire, en dehors des lois naturelles, anormal, et dès lors repoussant et incompréhensible pour qui se place dans un état ordinaire, naturel, et normal. Mais tel n'est pas l'état de l'humanité. Elle est sortie de cet état normal par la chute primitive, et ce n'est que par un remède, c'est-à-dire par un moyen anormal comme son état, qu'elle peut se relever. Le mystère de la croix correspond au mystère du péché originel; il ne faut jamais regarder l'un sans l'autre. L'humanité est un grand malade, et, ce qu'il y a de pis, un malade qui croit se porter bien. Dès lors ce ne sont pas des viandes solides et des fruits savoureux qu'il lui faut, quoiqu'elle le veuille; c'est un remède, et un remède violent, quoiqu'elle ne le veuille pas. Qu'elle se récrie, qu'elle se soulève, qu'elle traite d'insensé le médecin : cela doit être, et celui-ci aurait tort de chercher à se justifier à des yeux malades; il subira l'injure, il se dira fou tout le premier, pour entrer dans les vues perverties qu'il veut redresser; mais en même temps il fera accepter le remède, dont le premier effet sera de donner à l'homme la connaissance de son mal, et de lui faire bénir et adorer la sagesse surhumaine et l'amour infini qui ont su si bien le contrarier pour le guérir.

Or, tel a été l'effet du mystère de la croix sur le monde.

Il a, du même coup, rendu à l'homme la connaissance de lui-même et la connaissance de Dieu, deux choses qui se lient étroitement, comme l'avait entrevu le poëte latin. Il a exaucé cette simple et belle prière de saint Augustin Noverim te! noverim me! « Que je te connaisse! que je me con»> naisse! » Il a résolu le Nosce te ipsum, cette grande énigme dont l'antiquité poursuivait la solution au dedans de nous-mêmes, où elle ne pouvait se trouver, puisque c'est de là qu'en venait l'ignorance. Enfin, il a éclairé la terre par le ciel, en les associant dans un tableau merveilleux qui les reproduit tout à la fois dans leur opposition et leur harmonie, et nous en donne le spectacle le plus abrégé et le plus complet.

Fixons donc nos regards sur ce grand tableau de la croix, où la vérité même a concentré tous ses rayons, et où la vie divine, pour se redonner à nous, a revêtu les couleurs, les formes, les mouvements même de la vie humaine.

Là, nous découvrons clairement et ce qu'est l'homme et ce qu'est Dieu.

Ce qu'est l'homme. Quel miroir fidèle de l'horrible état où est tombée l'humanité, que cette figure sanglante et brisée sur une croix, en expiation de nos crimes! figure qui était celle d'un Dieu, et qui n'est plus même celle d'un homme. Quelle expression de la laideur morale du péché, et du

malheur qui y est attaché dans nos destinées éternelles ! Quelle mesure de l'abime où nous sommes tombés, et de l'abîme plus profond encore sur lequel nous sommes suspendus, que ce spectacle de la beauté par essence, de la félicité suprême, de la puissance infinie d'un Dieu, réduite, ravalée à cet état de difformité, de souffrance, et d'anéantissement! Par le remède jugeons le mal, par le châtiment mesurons la faute; évaluons la profondeur de l'abîme par la distance parcourue pour venir nous y chercher! Si un Dieu est devenu tel pour s'être substitué à l'homme, qu'était donc l'homme lui-même par rapport à Dieu ???

Mais si ce spectacle rabaisse l'homme et le met à sa véritable place actuelle, voyez comme aussitôt il le relève et le revêt d'une nouvelle grandeur, en lui faisant connaître ce qu'il est dans les desseins de Dieu!

Qu'est-ce donc que l'homme, pour que Dieu se souvienne de lui à ce point? pour qu'il soit venu le visiter dans son exil, en lui donnant un tel témoignage de sa tendresse? Quelle est donc la valeur de cette capture de l'enfer, pour avoir été l'objet d'une telle rançon? quel est donc son prix, et que lui est-il réservé au delà? Que ne suppose pas en effet le sacrifice de la croix sur la valeur et la vocation de l'homme, conquête d'un Dieu, et, par ce Dieu sauveur, conquérant et cohéritier du ciel! Si la nature divine a été unie à la nature humaine dans l'ignominie de la croix, elle n'a pas cessé de lui être unie dans la gloire de la résurrection. L'ascension de l'humanité égale l'abaissement de la divinité en Jésus-Christ. La chaîne qui lie la terre au ciel est plus que jamais visible, le dogme de notre immortalité et de notre résurrection a pour lui toute la puissance d'un fait accompli, consommé manifestement dans l'un de nous, dans notre chef, lequel a été fait, comme le dit énergiquement saint Paul, les prémices des dormants (1). Quel gage, quel fondement d'espoir n'avons-nous pas en celui qui a réalisé en lui-même ce qu'il a promis en nous, et avec quelle confiance devons-nous tendre à l'immortalité par les ombres de la mort, alors que notre représentant nous a déjà devancés victorieusement dans ce passage, et qu'il n'aura pas oublié dans sa gloire ce qu'il a lui-même ressenti lorsqu'il s'est fait pour nous l'homme des douleurs!

Voilà donc l'homme expliqué enfin, voilà ce nœud profond des contradictions de sa nature délié. La philosophie de la croix est venue prononcer entre la philosophie de Zénon et celle d'Épicure, et les absorber toutes deux dans sa hauteur. — Tu t'estimes trop, ô homme! et tu ne t'estimes pas assez. Non, tu n'es pas un Dieu ayant sujet de te glorifier toi-même et de te faire ton propre centre; loin de là, tu es le plus abject, le plus chétif, et le plus misérable de tous les êtres; rebut de l'univers, il n'est rien qui ne te confonde et qui n'accuse ton ignorance et ta faiblesse; tu ne peux que souffrir et mourir esclave vendu à la douleur par le péché, tu lui appartiens, et cette douleur même est inféconde. Mais tu te trompes pareil

(1)Ad Corinth., cap. xv, v. 20.

lement lorsque, avec Épicure, tu t'assimiles à un vil pourceau et que tu te résignes aux sens et à la matière, laissant choir dans la boue le sceptre de l'intelligence et de la vertu : relève-toi! tu es le roi de la terre et le prétendant des cieux.

C'est le propre de la philosophie de la croix d'avoir démêlé et concilié ces deux états de force et de faiblesse, en éclairant à la fois et le fond de notre misère et le faîte de notre grandeur; en nous faisant sentir que, d'un côté, par notre nature propre, nous ne sommes capables que de mal et dignes que de réprobation (1); et que, d'un autre côté, par le secours divin, nous sommes réhabilités en Jésus-Christ et rendus participants de Dieu lui-même (2). L'humanité se trouve ainsi placée comme entre deux pôles : celui de sa nature déchue, qui la porte au néant; celui de la grâce céleste, qui l'élève à Dieu; de telle sorte que nous n'ayons jamais sujet de nous enorgueillir, mais plutôt d'être humbles et tremblants jusqu'au plus haut degré de la perfection; comme aussi que nous ne devions jamais nous abattre à la vue de nos misères, mais être confiants et courageux pour en sortir, quelle qu'en soit la profondeur. — Voilà le chrétien : c'est l'homme expliqué.

Mais il faut laisser parler ici Pascal, et citer de lui cette belle page, où, après avoir dépeint l'impuissance et la contradiction de la philosophie antique dans ces deux principales sectes, les épicuriens et les stoïciens, il poursuit ainsi :

« Mais il faut qu'ils se brisent et s'anéantissent, pour faire place à la vé» rité de la révélation. C'est elle qui accorde les contrariétés les plus for» melles, par un art tout divin. Unissant tout ce qui est de vrai, chassant » tout ce qu'il y a de faux, elle enseigne, avec une sagesse véritablement » céleste, le point où s'accordent les principes opposés, qui paraissent in>> compatibles dans les doctrines purement humaines. En voici la raison : » Les sages du monde ont placé les contrariétés dans un même sujet : l'un >> attribuait la force à la nature, l'autre la faiblesse à cette même nature, >> ce qui ne peut subsister au lieu que la foi nous apprend à les mettre en » des sujets différents; toute l'infirmité appartient à la nature, toute la >> puissance au secours de Dieu. Voilà l'union étonnante et nouvelle qu'un >> Dieu seul pouvait enseigner, que lui seul pouvait faire, et qui n'est qu'une » image et qu'un effet de l'union ineffable des deux natures, dans la seule » personne d'un homme-Dieu. C'est ainsi que la philosophie conduit insen» siblement à la théologie et il est difficile de ne pas y entrer, quelque >> vérité que l'on traite, parce qu'elle est le centre de toutes les vérités; ce >> qui paraît ici parfaitement, puisqu'elle renferme si visiblement ce qu'il y >> a de vrai dans ces opinions contraires. Aussi, on ne voit pas comment

(1) Natura filii iræ. — Eph., II, 3.

(2) Ergo jam non estis hospites et advenæ, sed estis cives sanctorum, et domestici Dei. — Convivificavit nos in Christo, et conresuscitavit, et consedere fecit in cœlestibus in Christo Jesu. - Eph., cap. 11, v. 19, 5, 6.

>> aucun d'eux pourrait refuser de la suivre. S'ils sont pleins de la grandeur » de l'homme, qu'en ont-ils imaginé qui ne cède aux promesses de l'Évangile, lesquelles ne sont autre chose que le digne prix de la mort d'un > Dieu? Et s'ils se plaisent à voir l'infirmité de la nature, leur idée n'égale » point celle de la véritable faiblesse du péché, dont la même mort a été » le remède. Chaque parti y trouve plus qu'il ne désire, et, ce qui est admirable, y trouve une union solide, eux qui ne pouvaient s'allier dans un » degré infiniment inférieur (1). »

C'est ainsi que la doctrine de la croix nous donne la connaissance de nous-mêmes. Mais cet effet n'est que secondaire et réfléchi; son effet principal et direct, c'est de nous faire connaître Dieu. Ici le champ de notre étude s'élargit.

« Je suis tout ce qui a été, tout ce qui est et tout ce qui sera; aucun mor» tel n'a jamais pu lever mon voile. >>

Telle est l'inscription que l'antique Égypte avait gravée au front du premier de ses temples, indiquant par là la Divinité.

Tous les efforts de la philosophie qui vint après ne purent soulever le voile; et lorsque le christianisme entra dans la capitale du monde civilisé, il lut encore au frontispice du temple: AU DIEU INCONNU :

« C'est ce Dieu que je viens vous faire connaître, » dit saint Paul; et il leur prêchait Jésus crucifié.

Le christianisme, en effet, est venu écarter le voile antique qui pesait sur les yeux des humains, et livrer à la terre le secret de l'éternité. Ou plutôt il a fait mieux : comme son éclat nous eût éblouis, il a revêtu la Divinité de formes sensibles qui la révèlent en la tempérant : « Il a donné, » comme dit admirablement Erskine, dans l'œuvre d'expiation, une forme palpable aux sublimes attributs de la Divinité; il les a rendus manifestes » à nos yeux dans la substantielle réalité d'actions vivantes, en même > temps que dans leur grandeur et leur adorable beauté. Sans qu'ils per» dissent rien de leur dignité, il les a mis à la portée de nos intelligences; » il les a appropriés aux sentiments de l'humaine nature, tandis qu'ils ex> citent le ravissement et la louange des anges dont s'environne son trône » divin (2). »

La Sainteté, la Justice, l'Amour, la Sagesse, la Puissance même de Dieu, quoique au degré le plus infini, se laissent en effet regarder, toucher, et mesurer en quelque sorte sur la croix, par le procédé plus simple tout à la fois et le plus fécond.

La Sainteté. Quelle sainteté, et qui jamais en aurait eu l'idée, que celle qui ne permet à l'homme de s'approcher d'elle qu'après s'être lavé

(1) Pensées, 1re partie, art. x1, § IV.

(2) Essai sur la foi, par ERSKINE, célèbre avocat anglais. Jamais peut-être son talent ne s'est élevé plus haut que dans ses écrits sur la Religion. M. de Genoude en a publié une partie dans sa Raison du Christianisme, tome III, édit. in-4o.

dans le sang d'un Dieu! Quel Dieu que celui dont l'autel repousse toute autre victime, et à qui il faut pour holocauste, non les plus purs des animaux, non les plus parfaites des créatures humaines, non la nature angélique la plus relevée, mais la nature divine elle-même, mais un Dieu semblable à lui!

« C'est pourquoi, dit saint Paul, le Fils de Dieu, entrant dans le monde, » dit à son Père: Vous n'avez point voulu d'hostie ni d'oblation, vous n'avez » point agréé les holocaustes et les sacrifices pour le péché, mais vous m'avez » pourvu d'un corps, et alors j'ai dit: ME VOICI. >> - Par la pureté et la grandeur d'une telle victime, mesurons la sainteté et la majesté du Dieu. Quelle impression profonde cette première notion ne fait-elle pas déjà dans les consciences! et à quelle distance ne reporte-t-elle pas la borne du devoir, si souvent remuée par les passions!

Ici Malebranche fait une réflexion vraiment admirable de simplicité et de force, et où la plus haute philosophie s'allie à la plus saine théologie. « Pour découvrir par la raison, dit-il, entre toutes les Religions celle » que Dieu a établie, il faut consulter attentivement la notion que nous » avons de Dieu ou de l'être infiniment parfait. >>

Malebranche établit ensuite que Dieu, la Vérité même, ne peut agir que selon ce qu'il est; de telle sorte que, lorsqu'il agit, il prononce nécessairement au dehors le jugement éternel et immuable qu'il porte de ses attributs, et qu'il veut que nous en portions nous-mêmes.

D

« Or, Dieu ne prononce parfaitement le jugement qu'il porte de lui» même que par l'incarnation de son Fils et l'établissement de la Religion » que nous professons, dans laquelle seule il peut trouver le culte et l'ado»ration qui expriment ses diverses perfections, et qui s'accordent avec le » jugement qu'il en porte. Quand Dieu tira du néant le chaos, il prononça : » Je suis le Tout-Puissant. Quand il en forma l'univers, il se complut dans » sa sagesse. Quand il créa l'homme libre et capable de bien et de mal, il » exprima le jugement qu'il porte de sa justice et de sa bonté. Mais quand il unit son Verbe à son ouvrage, il prononce qu'il est infini dans tous ses » attributs; que ce grand univers n'est rien par rapport à lui; que tout est » profane par rapport à sa sainteté, à son excellence, à sa souveraine ma» jesté. En un mot, il parle en Dieu, il agit selon ce qu'il est, et selon tout » ce qu'il est. Comparez, Ariste, notre Religion à celle des juifs, des maho» métans, et toutes les autres que vous connaissez; et jugez quelle est » celle qui prononce plus distinctement le jugement que Dieu porte de ses >> attributs, et que nous devons former nous-mêmes de la limitation de la créature et de la souveraine majesté du Créateur!

» Le vrai culte ne consiste pas dans l'extérieur, dans telle ou telle situa»tion de nos corps, mais dans telle et telle situation de nos esprits, en » présence de la majesté divine, c'est-à-dire dans les jugements et les mou»vements de l'âme. Or, celui qui offre le Fils au Père, qui adore Dieu par » Jésus-Christ, prononce, par son action, un jugement pareil à celui que

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