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» des saisons, et leur communiquer l'efficacité nécessaire. Quel que puisse » être cet homme donc, particulier ou législateur, et soit qu'on le dise ou » qu'on ne le dise pas, il s'est déshonoré (1). »

Jamais peut-être la sagesse humaine n'a rencontré si juste. Mais que peut-elle de plus que de proclamer l'inanité des doctrines humaines, et quel remède a-t-elle jamais pu y apporter? Le plus parfait des législateurs humains ne peut que laisser en mourant sa loi à la merci des erreurs et des passions de ses semblables. Pour la conserver intacte, il faudrait qu'il pút lui-même se perpétuer et se répandre pour l'accompagner partout et toujours, la soutenir, la défendre, l'expliquer, dans l'infinie variété de ses applications; il faudrait au moins que son esprit, le même esprit qui a conçu la loi, passât dans l'âme de ceux qui sont chargés de l'appliquer, et se succédât en eux jusqu'à la révolution des temps assignés à sa durée.

Si c'est à cette condition que se trouvent attachées la force et la durée des institutions et des lois d'une cité ou d'une école, et seulement en ce qui touche les intérêts extérieurs et superficiels de la vie, que faudrait-il donc augurer d'une doctrine qui s'adresserait au genre humain tout entier, et qui prétendrait à une durée éternelle; qui aurait à s'étendre sur mille nations différentes d'origine, de mœurs, de climat, de langage; à travers mille siècles divers de lumière, de préjugés, de révolutions, de transformations, et à régner ainsi non-seulement sur les actions et à la surface, mais dans l'intime du cœur et de la pensée, contrairement à tous les préjugés et à tous les penchants, par des préceptes intraitables et des dogmes mystérieux, et cela sans rien perdre de sa simplicité, de son intégrité, de sa pureté originelle?

Si l'auteur d'une pareille entreprise l'eût communiquée à Platon, celui-ci n'aurait eu que ce mot à lui dire Vous êtes un fou, ou vous êtes un Dieu.

Vous êtes un fou, si c'est par des promulgations et des persuasions humaines, si c'est par la seule écriture notamment que vous comptez réaliser ce gigantesque projet d'universalité et de perpétuité; et je vous prédis infailliblement que, loin de pouvoir y arriver, votre doctrine ne pourra faire un pas ni vivre un jour sans devenir le jouet de mille variations, la proie de mille sectes, et qu'elle laissera le trouble, la division, et le plus incurable scepticisme, partout après elle, pendant le peu de temps qu'il en sera parlé.

Mais si l'auteur de l'entreprise eût ajouté : Je n'écrirai pas un mot de ma doctrine; je m'en irai sans l'avoir gravée ni sur le marbre ni sur l'airain. Quelques enseignements, quelques germes de ma vérité seront seulement jetés par moi dans l'âme de douze pauvres disciples organisés sous un seul chef; mais en les y laissant je leur laisserai aussi, pour les faire germer dans l'univers, l'esprit de leur maître, qui parlera en eux, qui leur ensei

(1) Plat., in Phædr., opp., tome X, p. 581, 582, 584, 586, 587, éd. Bipont.

gnera toute vérité, et leur fera ressouvenir de tout ce que je leur aurai dit (1). J'écrirai ainsi par eux ma loi, Non avec de l'encRE, mais avec l'esprit de vérité, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, qui seront les cœurs (2). Je leur inspirerai ce qu'ils auront à dire à un homme et à cacher à un autre; car ce qu'ils auront à dire leur sera donné à l'heure même (3). Enfin, je serai moi-même en eux pour les soutenir et avec ceux qui leur succéderont et avec la société assemblée sous leur conduite, tous les jours jusqu'à la fin du monde (4). Quoique absent de corps, je serai toujours présent par mon esprit, qui, se communiquant par eux à toutes les nations, circulera dans l'humanité comme une nouvelle lumière pour les esprits, comme un nouveau feu pour les cœurs, et ralliera toute la terre dans l'indissoluble unité de mes représentants, avec lesquels je serai toujours moimême uni, de manière à ce que tous ne soient qu'un (5).

A cette explication, le sage Platon eût dit sans doute : Votre conception à elle seule est d'un Dieu. Jamais entreprise si vaste et si sublime n'est sortie de la tête d'un mortel. Mais, quelque enthousiaste admiration qu'elle m'inspire, souffrez, homme extraordinaire, que je vous dise que plus elle est d'un Dieu par la pensée, plus elle réclame le bras d'un Dieu pour l'exécution; car elle est destituée de tous moyens humains, elle est détachée de toute cause naturelle, et ne tient à rien qu'à une puissance d'inspiration et de secours qui ne peut réellement partir que d'un Dieu. Permettez donc que je vous ajourne à l'exécution, et jusque-là venez prendre place avec moi dans le domaine de l'utopie où est restée ma République, mais bien au-dessus de celle-ci, et dans la plus haute région de ce pays des chimères, autant par ce qu'il y a de sublime que par ce qu'il y a d'impraticable dans votre conception.

En ce moment, si le mystérieux interlocuteur, touchant les yeux du philosophe, eût fait plonger ses regards dans une perspective de vingt siècles, et lui eût déroulé la marche et le développement de la doctrine chrétienne, tous les combats de l'Église, tous ses triomphes, toutes les puissances du mal en fureur, surmontées, emportées, dépassées par elle dans tout l'univers, comme par un fleuve qui déborde au loin sur la campagne; cette Église aussi invulnérable contre la prospérité que contre les revers, contre les séductions que contre la force, contre l'inclémence des esprits que contre celle des saisons; seule durant toujours, seule se voyant partout, seule ne connaissant ni la corruption ni l'erreur, et rajeunissant vingt fois l'univers épuisé dans son sein maternel; si grande et si élevée, qu'elle traite avec les nations comme avec les individus, avec les siècles comme avec les jours; si dépourvue de tout secours humain, que le premier venu peut

(1) Evang. sec. Joann., cap. xiv, v. 26, et cap. xvi, v. 13.

(2) II Epist. ad Corinth., cap. II, v. 5.

(3) Evang. sec. Matth., cap. x, v. 19.

(4) Evang. sec. Matth., cap. xxvii, v. 19, 20.

(3) Evang. sec. Joann., cap. xvII.

l'insulter; si fortement assise sur son siége divin, que tous les peuples ameutés ne peuvent l'émouvoir; si éprouvée en un mot, et si pleine de puissance et de vigueur, après vingt siècles de travaux et de combats, qu'il est plus difficile d'imaginer comment elle pourrait finir qu'il ne l'était en principe de comprendre comment elle pouvait commencer :

A cette vue, le disciple de Socrate eût senti la présence de Dieu, et, tombant aux pieds de ce nouveau maître, il se fut écrié : Vous êtes celui que je cherchais, le Verbe, le Dieu Sauveur que j'invoquais, ainsi que son Père et son Seigneur, afin que, par un enseignement extraordinaire ET MERVEILLEUX, il nous sauvát en nous instruisant de la doctrine véritable (1). Vérité coéternelle à Dieu! Sagesse incréée! c'est vous que j'entrevoyais derrière les nuages de ma philosophie, et dont la lumière incertaine vacillait au fond des ténèbres de ma raison. Il n'y a que vous qui, pour vous redonner au monde égaré, avez pu concevoir, comme il n'y a que vous qui avez pu enfanter un si grand ouvrage. Tout vous y révèle : la pensée et l'exécution sont d'un Dieu.

CHAPITRE XIV.

HORS DE L'Église point de Salut.

« Le mahométan, le Persan, l'Indien, le Chinois, etc., tous ces peuples » qui composent les quatre cinquièmes du monde, brûleront éternelle>ment dans l'enfer, parce que le hasard ne les a pas fait naître chré» tiens... C'est à n'en pas douter, puisqu'on a dit : Hors de l'Église poINT » DE SALUT. Quel horrible mot! j'étais bien jeune encore, qu'il faisait mon » désespoir. Hé quoi! me disais-je, comment tant de peuples qui ne sont » pas chrétiens et ne connaissent pas même le nom du Christ, comment > tant d'autres qui sont venus avant l'avénement du Christ, peuvent-ils » être coupables du crime de leur naissance, qui ne dépend que de Dieu?... » Je dois dire ce que je pense : cela me paraît le comble de l'absurdité. — » Mais, me dites-vous, il ne faut point vouloir pénétrer les secrets de Dieu; » sa miséricorde est infinie.-Alors il est donc faux de dire HORS DE L'ÉGLISE D POINT DE SALUT? c'est donc un épouvantail dont on se sert pour retenir » un hôte chez soi, afin qu'il n'aille point loger chez le voisin? »

Telle est la difficulté, textuellement transcrite du programme qui a été l'occasion de ces Études. Il faut convenir qu'elle est fortement présentée, parce qu'elle l'est avec conviction.

Toutefois, nous tenons à lui donner plus de force encore, et à la compléter en la prenant à sa source, et dans celui qui en a été le plus habile

(1) Plat., Tim., Oper., tome IX, p. 341. — Epist., vi, Oper., tome XI, p. 91-92.

et le plus dangereux artisan: J.-J. Rousseau; car c'est lui qui le premier a donné le branle à toutes ces imprécations d'intolérance lancées depuis soixante ans contre cette maxime fondamentale de l'Église catholique.

« A Dieu ne plaise, dit-il dans son Émile, que je préche jamais aux » hommes le dogme cruel de l'intolérance! S'il était une Religion sur la » terre hors de laquelle il n'y eût que peine éternelle, et qu'en quelque » lieu du monde un seul mortel de boune foi n'eût pas été frappé de son Dévidence, le Dieu de cette Religion serait le plus inique et le plus cruel » des tyrans. » — « Vous m'annoncez, fait-il dire ailleurs au sauvage, un » Dieu né et mort il y a deux mille ans à l'extrémité du monde, dans je ne »sais quelle petite ville, et vous me dites que tous ceux qui n'auront point » cru à ce mystère seront damnés. Vous venez, dites-vous, me l'apprendre; » mais pourquoi n'êtes-vous pas venu l'apprendre à mon père, ou pour» quoi damnez-vous ce bon vieillard pour n'en avoir jamais rien su? » Doit-il être éternellement puni de votre paresse, lui qui était si bon, si » bienfaisant, et qui ne cherchait que la vérité?... » — « Pressé par ces » raisons, continue-t-il, les uns aiment mieux faire Dieu injuste, et punir »les innocents du péché de leur père, que de renoncer à leur barbare » dogme. Les autres se tirent d'affaire en envoyant obligeamment un ange > instruire quiconque, dans une ignorance invincible, aurait vécu morale»ment bien. La belle invention que cet ange! non contents de nous asser» vir à leur machine, ils mettent Dieu lui-même dans la nécessité de s'en » servir. »

Si Rousseau, au lieu de la prendre fastueusement pour devise, eût réellement voulu se montrer fidèle à la maxime : Vitam impendere vero; et si, au lieu de s'affubler de la robe du vicaire savoyard pour le faire parler contre l'Église, il eût été consulter le curé de sa paroisse pour s'enquérir de la doctrine catholique avant de la combattre, il aurait vu qu'il faussait étrangement cette doctrine, ou qu'il la jugeait avec une impardonnable légèreté. Mais ce n'était pas là le compte de cet altier sophiste, qui, nouvel Érostrate, ne crut pas payer trop cher son immortalité de l'incendie du temple.

Le temple est sorti de ses cendres, et toutes ces attaques subversives n'ont servi qu'à nous en découvrir et qu'à nous en mieux faire admirer les indestructibles fondements.

Il n'est pas si aisé qu'on le pense de confondre la vérité catholique. Tel qui s'en flatte ne fait que se percer lui-même du trait qu'il lui destine, et qu'éprouver la sagesse d'une doctrine si peu inventée par l'homme, que le premier mouvement de celui-ci est de s'en moquer, comme le dernier et le plus sublime effort de sa raison est de l'adorer.

C'est ce que nous espérons faire voir encore une fois dans cette étude.

Et comme nous ne saurions apporter trop de méthode et de clarté dans une matière où l'esprit d'erreur n'est parvenu à faire illusion qu'à force

de confusion et de trouble, nous allons disposer notre sujet de la manière suivante :

Trois vérités à rétablir et à préciser :

1° Intolérance de l'Église;

2o Tolérance de l'Église;

3° Conciliation de cette intolérance avec cette tolérance.

La matière est riche, et elle a de quoi nous défrayer avec usure du travail de son exploration.

1.

Intolérance de l'Église.

L'INTOLERANCE est la loi des lois, et la condition nécessaire, dès lors, de tout ce qui prétend à l'existence.

Développons cette proposition:

Rien n'existe, je ne dis pas seulement dans les sociétés humaines, mais dans la nature entière, que par des lois. Chaque être a sa loi, sa manière d'être qui lui est propre, et selon laquelle il est invariablement ce qu'il est. L'évidence de cette vérité doit la faire recevoir comme un axiome.

Ce qu'on est également obligé d'admettre, c'est que l'idée de loi entraîne avec elle celle de sanction. Qui dit loi dit commandement et menace, au bout de quoi il y a déchéance ou châtiment. Une loi qu'on pourrait suivre ou rejeter à son gré ne serait plus une loi. Aussi toutes les définitions de la loi sont empreintes de l'idée de nécessité et de force: La loi, dit Cicéron, est ce qui a caractère pour commander ou pour défendre; les lois, dit Montesquieu, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Si donc la nécessité est le propre de la loi, et si la loi est le propre de l'existence de tout être, si bien qu'on ne peut imaginer un être sans sa loi, et sa loi sans nécessité; force est de conclure que tout être porte avec lui sa nécessité d'être, hors laquelle il périt ou il fait périr: son intolérance en un mot.

Parcourez toutes les lois imaginables, physiques ou morales, naturelles ou positives, civiles ou religieuses, et dites si hors de ces lois vous pouvez retenir la jouissance de la chose qu'elles concernent, et si cette chose ne périt pas pour vous ou vous pour elle, du moment où vous violez ces lois? Bâtissez une maison en dehors des lois de la gravitation, et cette maison sera renversée; faites un acte contraire à la loi naturelle, et vous perdrez le repos de la conscience et le sentiment inestimable de votre dignité; enfreignez une loi positive, et vous serez déchu de votre droit; négligez une formalité même, et vos actes seront frappés de nullité. Partout donc, au dedans comme au dehors de vous, dans la société comme dans la nature, vous rencontrerez l'intolérance, et c'est cette intolérance qui fait l'ordre,

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