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Après cela, pour couper court à toutes les hypothèses, très-surabondamment et uniquement pour formuler la rigueur de la doctrine sur les deux points de la nécessité de Jésus-Christ pour le salut, et de la certitude du salut pour tout homme de bonne foi, l'ange de l'école, saint Thomas, a dit cette belle parole: Dieu, dans sa bonté, enverrait plutôt un ange à celui qui le cherche dans la simplicité de son cœur, que de le laisser dans les ténèbres éternelles. Sur quoi Rousseau se récrie: « La belle machine que cet ange! » non contents de nous asservir à leurs machines, ils mettent Dieu dans la » nécessité de s'en servir (1). »

C'est là évidemment, comme le fait observer M. Frayssinous, une raillerie, dans laquelle il entre autant d'ignorance que de malice. Les théologiens n'ont jamais dit que Dieu soit obligé d'envoyer un ange, comme s'il n'avait pas d'autres moyens en sa puissance; cela serait ridicule. Ce que dit saint Thomas n'est qu'une manière d'exprimer la bonté de Dieu et la charité de la doctrine catholique, qui conçoit plutôt une exception aux lois de la nature que la perte d'un seul homme de bonne volonté. Mais, sans envoyer un ange, Dieu ne peut-il pas envoyer une pensée? et savons-nous, dit le grand Leibnitz, toutes les voies extraordinaires dont Dieu se peut servir pour éclairer les âmes, et particulièrement ce qui s'y passe à l'article de la mort (2)? Ne peut-il pas, lui qui est l'éternel foyer d'où nous viennent déjà toutes nos lumières, s'épancher un peu plus dans une intelligence qui s'ouvre, et qui s'applique, autant qu'il est en elle, à le recevoir? S'il y a quelque chose d'étroit et de ridicule au monde, c'est cette prétention de quelques philosophes d'emprisonner la pensée éternelle dans le cercle de Popilius, et de lui dire: Tu n'iras pas plus loin! Comme si le commerce de l'âme avec la vérité, pour qui elle est faite, n'était pas indéfini, et comme s'il y avait quelque degré fatal et dernier à cette échelle mystérieuse, où les anges de Dieu, c'est-à-dire les saintes pensées, vont montant et descendant! Qu'un esprit resserré par l'orgueil et tourné vers lui-même se trouve borné, et trouve Dieu borné dans ses communications, cela doit être. Mais que l'âme qui aime, qui prie, qui sort d'elle-même pour aller au-devant de la souveraine Beauté, ne la voie, ne la sente jamais venir l'illuminer, la dilater, et

(1) Nous avons pris Rousseau à partie dans toute cette étude, parce qu'il nous a paru le chef de ce faux libéralisme gonflé de prévention et jouant la sincérité de ce philosophisme aigre-doux qui, depuis soixante ans, pousse à tous les genres de servitude au nom de la liberté, à tous les genres de persécution au nom de la tolérance. Aussi tout l'esprit de Rousseau, toute son éloquence, tout son génie même (car il en avait), ne sauveront pas ses écrits d'un discrédit certain devant la postérité, qui, impartiale et véridique, n'accueille que ce qui est impartial et vrai.

On peut soutenir, dit

(2) THEODICÉE, sur la bonté de Dieu, Ire partie, no 95, 98. » ailleurs ce vrai philosophe, que Dieu, leur donnant la grâce d'exciter un acte de contri» tion, leur donne aussi, soit explicitement, soit implicitement, soit virtuellement, mais » toujours surnaturellement, avant que de mourir, quand ce ne serait qu'aux derniers » moments, toute la lumière de la foi et toute l'ardeur de la charité qui leur sont né» cessaires pour le salut. » (Nouveaux Essais sur l'entendement humain, liv. iv, chap. 18.)

lui donner la vive intelligence de son devoir et de son salut, c'est ce qui ne s'est jamais vu, et ce que la plus profonde inexpérience des voies de Dieu. peut seule nier. Nous devons croire même que ces communications officieuses, si je peux les appeler ainsi, de la vérité avec l'âme fidèle, sont d'autant plus abondantes que cette âme est plus isolée, et plus dépourvue des secours ordinaires et des moyens extérieurs par lesquels il a plu à Dieu d'établir sa Religion. La Sagesse divine se fait alors elle-même catéchiste de ces âmes simples, la Sagesse qui se transporte parmi les nations, dans les ámes saintes, dit l'Écriture, et qui forme les amis de Dieu (1); qui prévient ceux qui la désirent et se montre à eux la première, car elle tourne elle-même de tous côtés pour chercher ceux qui sont dignes d'elle, et elle va au-devant d'eux avec toute sa providence (2); qui enseigne sans bruit de paroles, sans mélanges d'opinions, sans faste, sans argument, et fait pénétrer en un moment plus de secrets qu'on ne peut en apprendre en dix années d'études dans les écoles (3); qui, enfin, réserve le salut, comme un trésor, pour ceux qui ont le cœur droit, et protége ceux qui marchent dans la simplicité (4).

S'il fallait des témoignages, nous en trouverions chez les païens, et nous n'aurions besoin que de rappeler ces prières qui contiennent déjà ce qu'elles demandent, et dans lesquelles nous voyons briller cette foi implicite dans le Verbe de Dieu, sauveur des âmes, et ce désir ardent de le connaître, qui est la condition du salut, et qu'aucun ange probablement, si on entend par là une machine, comme dit Rousseau, n'avait apporté dans l'âme de leurs auteurs.

« Priez, disait Platon, le Dieu de l'univers, l'auteur de tout ce qui est et » de tout ce qui sera (5). Priez son Père et son Seigneur, que nous connaî»trons tous clairement, autant qu'il est possible aux hommes, si nous nous » adonnons au culte de la véritable sagesse. Invoquons, dit-il ailleurs, » le Dieu sauveur, afin que, par un enseignement extraordinaire et merveil» leux, il nous sauve en nous instruisant de la doctrine véritable... »

« Roi glorieux des immortels, disait Cléanthe, adoré sous des noms di» vers, éternellement tout-puissant, auteur de la nature, qui gouvernes le » monde par tes lois, je te salue! Il est permis à tous les mortels de » t'invoquer, car nous sommes tes enfants, ton image, et comme un faible » écho de ta voix, nous qui vivons un moment et rampons sur la terre. Je » te célébrerai toujours, toujours je chanterai ta puissance. L'univers entier » l'obéit comme un sujet docile. Tu diriges la raison commune, tu pénètres » et fécondes tout ce qui est. Roi suprême, rien ne se fait sans toi, ni sur » la terre, ni dans le ciel, ni dans la mer profonde, excepté le mal que

(1) Sagesse, chap. v, vii, 37.

(2) Id., chap. vi, v. 14-17.

(3) Imitat., liv. in, chap. XLIII.

(4) Prov., chap. n, v. 7.

(3) Omnia per ipsum facta sunt; et sine ipso factum est nihil, quod factum est, dit saint

Jean.

>> commettent les mortels insensés.-Ils détournent leurs regards et leurs » pensées de la loi de Dieu, LOI UNIVERSELLE, qui rend heureuse et conforme » à la raison la vie de ceux qui lui obéissent. — Auteur de tous les biens, » père des hommes, délivre-les de leur triste ignorance, dissipe les ténèbres » de leur âme, faites-leur connaître la sagesse par qui tu gouvernes le monde, >> afin que nous t'honorions dignement, et que sans cesse nous chantions »tes œuvres, comme il convient à des mortels. >>

Voilà des sentiments chrétiens, et où brille la foi en Dieu, sauveur des hommes; en la sagesse incréée, en la raison éternelle, par qui Dieu gouverne le monde; en celui qui a tout fait, et par qui on peut connaître son Père et son Seigneur...

Voilà qui justifie les exigences de l'Église, dont la loi catholique n'est autre que cette loi UNIVERSELLE dont parle Cléanthe, qui rend heureuse et conforme à la raison la vie de ceux qui lui obéissent; qui seulement est plus explicite aujourd'hui qu'autrefois, plus visible et plus assortie de secours. et de grâces depuis qu'elle s'est incarnée en Jésus-Christ, sans cependant avoir jamais été absente de l'univers; de telle sorte qu'on a toujours pu dire: Hors de l'Église, qui est la société des justes vivant sous cette loi, point de salut.

CHAPITRE XV.

DE LA GRACE ET DES SACREMENTS.

§ Ier.

La Religion chrétienne n'est pas seulement un moyen, elle est, avant tout, un principe.

Lorsque, dans l'étude de ses mystères, nous avons fait voir avec quel art merveilleux et secret elle s'adapte à toutes les nécessités, à tous les instincts de notre cœur pour le régénérer, nous avons été amenés à conclure que la même sagesse qui avait créé l'homme avait pu seule deviner si admirablement son mal et traiter sa guérison; d'autant plus que la sagesse humaine, loin de lui en disputer la gloire, n'avait pas même su la comprendre.

Ce serait toutefois une erreur, dont nous ne voudrions pas être complice, de ne louer le christianisme que sous ce rapport extérieur, et de ne voir en lui qu'un ensemble de moyens persuasifs habilement disposés pour moraliser l'humanité. A ce titre, le christianisme participerait encore de la nature des conceptions humaines qui se sont proposé le même but, et n'en différerait que par le degré de perfection. La vérité ne peut souffrir cette analogie. A quelque distance des conceptions humaines que le prodigieux succès du christianisme et sa sagesse profonde le reportent et l'élèvent, ce

ne serait pas le connaître selon tout ce qu'il est, ce ne serait pas l'honorer selon tout ce qu'il vaut, que de lui rendre un hommage qui ne serait, après tout, que relatif. Ce n'est pas, en un mot, comme on a pu dire le divin Platon qu'on doit dire le divin Jésus, quelque supériorité de valeur qu'on lui attribue (1).

Jésus est Dieu, simplement Dieu. Il est Dieu, non-seulement parce qu'il a fait preuve d'une sagesse et d'une force surhumaines dans le choix et dans la réussite des moyens extérieurs par lesquels il a renouvelé le monde, mais surtout parce qu'il a apporté dans l'humanité un principe nouveau et surnaturel qui a vivifié ces moyens, et qui seul peut en expliquer le succès. Par l'addition de ce principe à la nature humaine, il a fait acte de Dieu il a créé. Ce principe, c'est la gráce.

La grâce est tout dans le christianisme, c'est son souffle, c'est sa sève, c'est son levier; c'est ce par quoi il a vaincu le monde. Le plan du christianisme, avec toutes ses harmonies et ses relations profondes, n'aurait sans doute jamais pu être conçu par une tête humaine; mais, en admettant qu'il eût pu être conçu, il n'aurait pu être enfanté, et s'il fût jamais sorti du cerveau de son auteur, c'eût été, comme la république de Platon, pour aller mourir sur le papier. Qu'Archimède conçoive une machine assez puissante pour soulever le monde, que Descartes rêve le mécanisme de l'univers et se dispose à le créer par le jeu de ses tourbillons; l'audace du génie humain ne peut aller plus loin et passer à l'exécution: il manque un point d'appui à l'un, de la matière et du mouvement à l'autre. A Jésus-Christ il n'a rien manqué ! Il a conçu, et il a fait; si bien que sa conception ne s'est révélée que par l'exécution, et que pour lui, comme pour le Créateur, avoir voulu c'est avoir fait.

Sans la connaissance de la grâce, qui est la vertu créatrice de JésusChrist, on n'aura donc du christianisme que l'enveloppe; si on veut le saisir tout entier et aller en lui jusqu'au vif, il faut descendre dans les profondeurs de la grâce: alors seulement on le possédera.

II. Mais qu'est-ce que la grâce? comment connaître la gráce?

Il n'y a qu'un seul moyen pour cela, c'est de la recevoir.

La grâce n'est pas une idée métaphysique, une vérité intellectuelle, communicable par la parole, c'est un fait vivant qui relève de l'expérience; et, comme c'est un fait surnaturel, il n'y a pas de sujet d'analogie autour de nous qui puisse nous en donner l'idée, et nous dispenser de nous mettre en rapport direct avec lui pour le connaître.

Aussi la grâce est-elle le secret des âmes pieuses, inhérent à la pratique de la foi, et comme le prix de la fidélité; si bien que cette fidélité venant à cesser, tout dans la grâce, jusqu'à son souvenir, s'évanouit.

Et cela est admirablement conforme à tout l'ensemble du christianisme,

(1) On sait que le mot d'ordre des philosophes du jour, à l'endroit du christianisme, est Respect, ce qui, par la signification exclusive que ce mot sacramentel contracte dans leur bouche, veut dire inadoration, c'est-à-dire négation de sa divinité.

qui attire les âmes à la lumière par les épreuves de la foi, et qui fait de l'intelligence de ses mystères le prix de ses vertus. L'action de la grâce en nous est la preuve la plus simple et la plus irrésistible de la divinité du christianisme. Il était juste, par conséquent, qu'elle fut réservée aux vrais fidèles, et que les plus croyants fussent les plus voyants (1). Un paysan pieux voit clairement et avec une pleine et raisonnable certitude, puisqu'elle repose sur le témoignage de sa propre et sensible expérience, la divinité du christianisme, là où un esprit exercé d'ailleurs, mais resté en dehors de la grâce, ne fait à peine que l'entrevoir.

Voulez-vous donc une belle preuve du christianisme, une preuve qui n'a jamais manqué son effet encore sur personne, la plus infaillible et en même temps la plus abrégée de toutes les preuves? Laissez là les études philosophiques, et au lieu de discuter la vérité, faites-la, pratiquez, mettez-vous à l'œuvre; et ce qui vous paraît devoir être la conséquence de la foi va en devenir le principe, ou plutôt la changer en intuition... Suivez, suivez les voies de Dieu, et sous chacun de vos pas vous allez voir jaillir la lumière et s'évanouir derrière vous les difficultés; et vous allez sentir couler en vous, jusque dans vos plus secrètes facultés, un esprit vivifiant, une douce énergie, une onction fortifiante, que vous n'aurez jamais connue, et qui, mieux que tous les raisonnements, vous assurera de la vérité... La grâce, dans certains de ses effets, est un miracle qui prouve aussi bien Dieu que la résurrection d'un mort, car c'est un fait sensiblement surnaturel. Aussi, quel est celui qui, venant de puiser aux sources de la grâce, n'en rapporte une certitude inébranlable, une foi invincible, qui se rit de toutes les objections, comme ce philosophe qui, pour prouver le mouvement, n'avait besoin que de marcher? Faites cela, et vous croirez.

III. Je devrais donc clore ici ce chapitre, et vous renvoyer à l'expérience, comme au seul champ d'étude de la grâce. J'essayerai toutefois de vous en donner un léger crayon, moins pour vous en persuader que pour vous en avertir.

Écoutez, et prenez garde surtout, vous dirai-je avec Bossuet, de n'écouter pas avec mépris l'ordre des avertissements divins et la conduite de la grâce (2).

On a donné beaucoup de définitions de la grâce. La plus simple et la plus juste me parait celle que Pascal donne de la foi : « C'est Dieu sen»sible au cœur (3). »

« La grâce, dit encore saint Augustin qui l'avait tant éprouvée, est une » inspiration de l'amour divin pour nous faire pratiquer par ce saint » amour le bien que nous connaissons (4). » « Ne vous figurez rien de dur

(1) « Ferme les yeux, et tu verras. » (Joubert, Pensées, Essais et Maximes, tome [er, page 115.)

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