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la même raison, il ne pouvait la donner, parce que sa dégradation l'avait dépouillé de tout mérite. Même à l'état d'innocence, il n'aurait pu racheter la faute d'un autre, de l'ange par exemple, parce qu'il n'aurait pu rien donner de son propre fonds essentiellement fini qui pût satisfaire la sainteté et la justice infinies de Dieu. A plus forte raison ne pouvait-il se racheter lui-même. Il ne pouvait que subir à jamais les conséquences de son péché, sans pouvoir en rédimer la source.

Ainsi la nature de l'homme voulait une pure miséricorde; la nature de Dieu voulait une pleine justice.

« Quelle idée d'une justice supérieure à nos pensées s'offre ici à notre » esprit! s'écrie d'Aguesseau; la justice n'est que ce qui convient à la na»ture de chaque être. Il convenait à celle de Dieu que le crime de l'homme > fût puni; il convenait à celle de l'homme d'être sauvé par un pur effet de » la bonté de Dieu (1). »

Quel moyen concevoir qui pût parer à la fois et pleinement à ces deux exigences si absolues et si contradictoires, et par leur conciliation arriver non-seulement à la réparation complète du désordre, mais, selon la marche ordinaire de la sagesse divine, à un résultat supérieur à l'ordre primitif? Problème digne d'un Dieu, et qui va faire sortir des trésors de sa sagesse une solution sublime, dont il nous faut suivre le développement.

Il est de la nature de Dieu de contenir dans la suprême unité de sa substance trois personnes : le Père, le Fils, le Saint-Esprit. La seconde de ces personnes, le Fils, Verbe de Dieu, se détache du sein du Père, et s'offre pour rançon de l'humanité et victime expiatoire de la faute originelle. C'est un Dieu égal à son Père; le prix de ses mérites sera donc suffisant pour acquitter la dette que réclame sa justice. Mais les difficultés sont loin d'être résolues; car si c'est un Dieu, il ne pourra souffrir, et, pourrait-il souffrir, comment ses souffrances profiteraient-elles à l'humanité, qui y serait étrangère? L'humanité intelligente et libre ne peut être ainsi sauvée à son insu et sans sa participation. Cela serait contre sa nature. Il ne serait pas moins contre la nature divine d'admettre une réparation étrangère à la faute et à son auteur, et qui les laisserait impunis. Comment débrouiller ce chaos de difficultés? Il faudrait que le Dieu fût homme pour pouvoir souffrir, et que l'homme fût Dieu pour pouvoir mériter, et comme le mérite doit résulter de la souffrance, il faudrait tout à la fois un homme-Dieu. C'est là le grand chef-d'œuvre réalisé en Jésus-Christ, et par qui se trouvent atteintes toutes les satisfactions, conciliées toutes les convenances, vaincues et dépassées toutes les difficultés.

Le propre des œuvres de Dieu, c'est que les moyens et la fin s'y confondent. Ou plutôt tout est fin et moyen réciproquement, parce que tout porte et tout concourt au but avec un frappant accord de douceur et de force, de simplicité et de fécondité.

(1) Réflexions diverses sur Jésus-Christ, tome XV, p. 478, édit. in-8°.

C'est ce qui éclate surtout dans l'œuvre de la Rédemption.

Là, le Verbe de Dieu nous apparaît ramassant en lui seul les deux natures divine et humaine, séparées par le péché, pour les faire se rencontrer et se réconcilier dans son sacrifice par une union plus intime qu'avant le péché lui-même. Chargé d'un côté de tous les droits de la justice de Dieu, chargé de l'autre de tous les intérêts de l'humanité coupable, ce grand plénipotentiaire s'avance vers cette importante négociation. Et voyez déjà comme elle commence à se consommer dès le premier pas un Dieu se fait homme, il se fait de la race des coupables, il se fait, si l'on ose ainsi dire, créature; et, par ce premier abaissement, il expie le premier péché de l'homme, qui consiste essentiellement à avoir voulu se faire égal au Créateur, en cédant à cette suggestion du mal, Eritis sicut dii (1). L'orgueil de l'homme est réparé par l'abaissement d'un Dieu : Verbum caro factum est (2). Et comme cet abaissement est complet! Le Verbe de Dieu ne se fait pas seulement homme, mais il va prendre cette vie de l'homme aux sources où les hommes vont eux-mêmes la puiser, dans le sein d'une femme. Il s'anéantit dans un enfant, et se soumet à la croissance du premier âge, dont il prolonge pour lui l'obscurité jusqu'à trente ans. Ce n'est pas tout la concupiscence n'avait pas tardé à suivre l'orgueil dans la chute de l'homme, et la révolte des sens contre l'esprit était sortie tout armée de la révolte de l'esprit contre Dieu. C'est pour expier ce second degré du mal que le Verbe de Dieu revêt une chair souffrante. Enfin, de l'orgueil et de la concupiscence T'homme était tombé dans l'asservissement des créatures, comme un roi détrôné par ses sujets, s'efforçant par la cupidité de les ramener sous son joug, et condamné par la mort à les perdre à tout jamais. C'est pour combler la mesure de tous ces déréglements et de toutes ces misères que le Dieu sauveur se fait pauvre et mortel. Il s'inocule ainsi tous les effets du péché pour en exprimer et en purger tout le venin, et nous inoculer par contre. tous les effets réparateurs de la grâce divine qui doit lui succéder.

Mais nous n'avons encore vu que des préparatifs. Ainsi chargé de toutes les infirmités de notre nature comme homme, investi d'ailleurs de tous les attributs de Dieu comme son fils et son égal, la grande victime marche au sacrifice pour y consommer l'œuvre de notre Rédemption. Là, l'homme et le Dieu doivent se rencontrer jusqu'à passer pour ainsi dire l'un dans l'autre, et ne plus faire qu'un seul tout indissoluble. Le Dieu va descendre aux dernières profondeurs de la misère humaine, l'homme va s'élever à toutes les perfections de la nature divine, et ces deux mouvements vont s'opérer par le même moyen et se manifester par la même expression. Jésus-Christ, dans sa passion, est traité comme on traitait alors les esclaves. Ce n'est pas assez, il est mis de pair et même au-dessous des plus vils scélérats. Jouet de la dérision de ses ennemis, objet de l'abandon de ses amis, par un pri

(1) Genesis, cap. 11, v. 5.

(2) Joan., 1, 14.

vilége de flétrissure et de barbarie qui le distingue des deux malfaiteurs auxquels il est accolé, il est flagellé, et non-seulement attaché, mais cloué sur une croix, couronné d'épines, abreuvé de fiel, raillé par ce peuple pour lequel il meurt, objet et témoin de la douleur d'une mère et d'un ami dont il se dépouille en les léguant l'un à l'autre, ne trouvant pas même de refuge dans le sein de ce Père céleste d'où il est sorti, et qui, dans ce moment, épuise sur lui les traits de sa justice; délaissé, en un mot, du ciel et de la terre, il meurt, et jusqu'après sa mort la lance d'un soldat interroge encore la vie dans son sein... Certes, voilà bien le sublime de l'infortune, et comme l'océan de toutes les douleurs humaines ramassé sur une seule tête, et nul n'a mérité à si juste titre qu'on dît de lui: Ecce homo. Mais d'un autre côté, et dans le même tableau, voyez le Dieu : quelle résignation! quel courage! quelle douceur! quelle patience! quelle dignité! quelle bonté! quel oubli de lui-même! quel sublime abandon! quelle mort!!! Il faut adorer plutôt que chercher à peindre tant et de si hautes perfections trop peu méditées. C'est la sainteté même de Dieu dans la condition de l'homme; c'est l'homme-Dieu. Quel n'a pas été l'éclat de sa divinité, pour qu'en face de ses restes inanimés un de ses bourreaux l'ait proclamée, disant, « Vraiment » il était Dieu celui-là, » et qu'au bout de dix-huit siècles le déiste le plus hardi, saisi d'enthousiasme, se soit oublié jusqu'à dire : Si la mort de Socrate est la mort d'un sage, la vie et la mort de Jésus-Christ sont d'un DIEU (1)!

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Dans le sacrifice de ce divin Médiateur, l'humanité, couverte du mérite de ses souffrances, a pu s'approcher de ce Dieu redoutable qu'elle avait offensé; et ce Dieu lui-même, sans être retenu par sa justice désormais satisfaite, a pu se réconcilier le monde (2). La gloire du ciel et la paix de la terre se sont accordées; la justice et la miséricorde ont été au-devant l'une de l'autre, et se sont confondues dans un baiser; et ce Médiateur luimême, artisan de cette réconciliation, en a touché les prémices par sa résurrection, et en est resté le dépositaire et la source, retenant en lui les deux natures à jamais unies dans la gloire et dans la paix.

Voilà le chef-d'œuvre de la sagesse divine, plus grand que le mal luimême qu'il a réparé, élevant l'humanité plus haut que le point d'où elle était déchue, et lui donnant vraiment sujet de s'écrier, dans l'admiration de cette merveille : « O heureuse faute, qui m'a valu une telle réparation! >> Ce n'est pas que par là l'humanité soit sauvée immédiatement et sans sa participation: non, elle est sauvée comme elle avait été perdue, médiatement par le nouvel Adam, et volontairement par son adhésion au secours dont il est la source. Il faut se faire de la race du Christ, s'unir à sa grâce par la volonté, et contracter avec lui ces liens de l'âme qui, comme les liens du sang et plus encore, le feront passer en nous de manière à ce que nous

(1) J.-J. Rousseau, Émile.

(2) Deus erat in Christo, mundum reconcilians sibi. Epist. ad Hebr.

soyons autant de Christs par la grâce, comme nous sommes autant d'Adams par la nature. Ainsi devenus, autant qu'il est en nous, ses imitateurs et ses reproducteurs dans sa vie et dans sa mort, nous sanctifions les maux de la nature, nous les fécondons, nous en faisons des éléments de rédemption particulière pour chacun de nous, et nous arrivons par là à une réhabilitation supérieure et définitive dans le ciel, où se réaliseront toutes nos espérances, et qui sans cela nous eût été à jamais fermé.

Voilà comment la croix de Jésus-Christ nous manifeste non-seulement la Sainteté, la Justice, l'Amour de Dieu, mais encore, et à un égal degré, sa Sagesse dans le plan de salut dont elle est l'exécution.

Enfin, il nous reste à voir comment elle nous exprime sa Puissance.

Ce qui fait la faiblesse apparente de Jésus-Christ crucifié, et lui attire le mépris du monde, est précisément ce qui exprime au plus haut degré sa force, et la fait éclater comme dominatrice du ciel et de la terre.

Si quelque chose pouvait être difficile à Dieu, ce ne serait pas, comme il en est pour nous, qui n'avons qu'une puissance relative et toute d'emprunt, de faire des actes de force ostensible et de majesté éclatante; car, comme il possède en lui la plénitude de la puissance et qu'il est le Fort (1), il n'a besoin pour cela que d'un écoulement de sa nature: aussi, toutes les fois que les livres saints parlent de la création de l'univers, ils la représentent comme un jeu de la toute-puissance divine, « qui a donné aux vagues de » l'Océan les nuées pour ceinture, et l'a emmaillotté comme une mère qui > emmaillotte l'enfant qu'elle a mis au jour; devant qui les mondes se ba> lancent comme la goutte de rosée suspendue à un brin d'herbe, etc. » Ce qui, au contraire, semblerait un acte de force et de puissance supérieur à tout cela de la part de la force et de la puissance même, ce serait de se replier et de se contenir, de se dominer elle-même, et de s'anéantir jusqu'à prendre l'attitude de la faiblesse même et de l'impuissance.

Sous ce point de vue, le Fiat lux de la création, qui a lancé les mondes lumineux dans l'espace, est bien loin, comme expression de la puissance divine, de celle qui reluit dans ce trait de la passion de l'homme-Dieu, lorsque, en butte à la rage et à l'injustice de ses ennemis, interrogé par Pilate sur ce qu'il avait à y répondre, lui, l'innocence, la sainteté, la vérité même, qui avait si souvent séduit le peuple, comme on le lui reprochait, et confondu les pharisiens, lui l'auteur de tant de miracles..., il se tut... JESUS AUTEM TACEBAT. Quel silence!!! même de la part d'un homme! comme il est plus énergique que les plus beaux discours, que le discours de Socrate devant ses juges! Et maintenant, si nous nous rappelons que celui qui se taisait ainsi était le VERBE qui avait fait éclore l'univers, qui le portait dans ce moment, et qui d'un mot pouvait l'anéantir, quelle puissance que cette absorption volontaire de sa puissance!!! « Pensez-vous, » avait-il dit en rejetant le vain secours qu'avait voulu lui prêter le glaive de saint Pierre,

(1) Isaie, chap. 1x, 6.

« que je ne puisse pas prier mon Père, et qu'il ne m'enverrait pas sur-le>> champ plus de douze légions d'anges? » - Cet anéantissement était done bien volontaire! Quelle force de volonté ne suppose-t-elle pas de la part de l'Etre souverain! quelle force d'amour, puisque c'est pour nous qu'il s'est mis en cet état! EXINANIVIT SEMETIPSUM PRO NOBIS (1). Toute sa puissance était passée au service de son amour. Suivant de point en point chaque degré, préalablement arrêté par lui-même, de son sacrifice, il s'y soumettait librement; se laissant lier, se laissant insulter, se laissant fouetter, se laissant .crucifier, se laissant ôter la vie, et réduire jusqu'à la mort la plus infâme, et attendant que la dernière prophétie fût accomplie pour prononcer luimême Tout est consommé! « Que de grandeur dans cette seule parole! » dit d'Aguesseau. Elle vérifie ce que Jésus-Christ avait prédit lui-même, » lorsqu'il disait : Personne ne m'enlève ma vie, mais c'est de moi-même » que je la quitte; j'ai le pouvoir de la quitter, et j'ai le pouvoir de la » reprendre de mon chef. Ce ne sont donc ni les juifs ni les gentils, ce ne » sont ni les tourments ni la croix, qui lui font perdre la vie; c'est sa seule » volonté : Oblatus est, quia ipse voluit. Il ne meurt que parce que tout est » consommé par un sacrifice volontaire; et c'est par cette parole qu'il s'im» mole pour ainsi dire lui-même, sans autre cause de mort que sa volonté, » soumise aux ordres de son Père, pour lui offrir la seule hostie qui fût » digne de lui (2). »

Que de grandeur et de force, et que saint Paul a bien dit : Christum crucifixum, Dei virtutem (3)!

Une seconde considération va faire ressortir encore davantage cette vérité.

C'est une bassesse de notre nature de ne considérer comme grandeurs que les grandeurs charnelles, le triomphe de la force, qui fait les conquérants et les rois, et leur asservit les multitudes. De ces grandeurs-là, si Jésus-Christ en avait voulu, il n'aurait tenu qu'à lui; car on avait voulu le faire roi, et tous les esprits se prêtaient à considérer l'avènement du Messie sous le point de vue de la conquête et de la puissance matérielle. Mais il venait précisément détrôner ce genre de grandeurs, et il devait par conséquent les repousser pour lui-même. Aussi avait-il pris pour devise de toute sa vie ces mots qui les renversent: Ego sum mitis et humilis corde (4).

Après les grandeurs charnelles se présentent les grandeurs intellectuelles; et combien leur sont-elles supérieures! car non-seulement elles leur survivent, mais ce sont elles encore qui les font vivre et qui en immortalisent le souvenir: « Heureux Achille, s'écriait Alexandre, d'avoir eu un >> Homère! » Ce ne sont pas cependant celles auxquelles un Dieu devait s'arrêter. S'il l'eût voulu, quel homme plus que Jésus-Christ aurait pu en

(1) Philip., m, 7.

(2) D'Aguesseau, Réflexions diverses sur Jésus-Christ, tome XV, p. 599.

(3) I. Corinth., 1, 24.

(4) Matth., 11, 29.

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