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esprit errant une base solide et large, sur laquelle vous pourrez asseoir et édifier enfin sans retour l'édifice si souvent refait de vos convictions, et, dans le calme profond de la foi, posséder les vrais biens de l'intelligence. La doctrine de la croix ne se recommande pas seulement par ses enseignements, mais encore, mais surtout par ses applications. Nous venons d'en examiner le mécanisme, il faut maintenant le voir fonctionner.

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Ce n'est pas seulement pour faire acte de croyance que nous avons reçu commandement de croire, mais bien parce que les objets révélés à notre foi ont une tendance naturelle à produire d'heureux et importants effets sur notre destinée et nos caractères. Un homme qui se dit, « Voici tant de >> choses à croire et tant de choses à faire, » a déjà commis une erreur fondamentale. Les doctrines sont les principes qui doivent exciter et vivifier les actions; ce sont les points de départ des différentes lignes de conduite: et, comme une ligne peut être censée formée par la marche continue de ses points ou tirée de leur substance, de même la ligne de conduite chrétienne est formée par l'action progressive du principe chrétien, ou tirée de sa substance. La doctrine de l'expiation est le grand moule spirituel où la vivante forme du caractère chrétien doit recevoir ses combinaisons et ses traits. Si nous nous abandonnions pleinement et entièrement aux impressions de ce moule, même sans avoir jamais entendu parler des préceptes de la morale, nos cœurs présenteraient de ceux-ci une empreinte et une contre-partie de tout point exacte. Mais comme ils sont disposés sans cesse à rejeter ce moule véritable de sainteté et de bonheur, pour recevoir des impressions contraires des périssables objets qui nous entourent, il a fallu nous faire la description de ce que nous devons être, et déduire la morale du dogme.

Par là se découvre la déraison de ceux qui veulent en faire deux choses distinctes, et retenir l'une en rejetant l'autre. La morale évangélique n'est que la glose de la doctrine de la croix; elle se réfère continuellement au texte; elle y prend sa vie, son esprit, sa substance, et ne fait que nous en appliquer les leçons.

Si la morale évangélique avait été formulée en un code de préceptes détachés de la doctrine, et qu'elle eût été ainsi jetée dans le monde païen, jamais certainement elle ne serait descendue à l'application, je ne dis pas chez la généralité des hommes, mais même chez les plus parfaits. C'eût été comme une armure de géant, hors de toute proportion avec les forces de la conscience dégénérée de l'humanité. On en sera canvaincu si on se rappelle que la morale des stoïciens, moins sévère, n'avait pu faire, au dire d'Épictète, un stoïcien commencé.

Pour expliquer donc comment cette morale évangélique est devenue la morale universelle du genre humain, comment elle a été portée par un si grand nombre d'âmes aux dernières limites de l'application, on est obligé d'admettre qu'avec cette morale extraordinaire un agent extraordinaire correspondant a été apporté, une nouvelle conscience a été donnée, à la hauteur et à la dimension de cette morale, dans toutes les directions des affections humaines; qu'il a fallu enfin pour une morale surhumaine une doctrine surhumaine aussi.

Or, c'est à cette fonction qu'a été adaptée la doctrine de la Rédemption. La morale évangélique est mesurée, pour ainsi parler, sur l'homme-Dieu, lequel ne déploie tout le caractère divin que sur la croix; de sorte que c'est par la croix que ce caractère divin passe et se reproduit en nous, et, par notre conformité avec lui, devient la morale évangélique, qui se résume dans l'imitation de Jésus-Christ.

Examinons plus en détail le jeu de cette doctrine dans l'âme humaine, et par quelles tendances, par quels ressorts elle opère en nous cette imitation.

I. Le premier obstacle que rencontre la morale évangélique dans le cœur de l'homme, c'est la répugnance à croire qu'elle soit nécessaire et obligatoire dans ce qu'elle a de plus rigoureux : la chasteté poussée jusqu'à incriminer un regard; la charité, jusqu'à embrasser un ennemi; la douceur, jusqu'à tendre la joue à la main qui la frappe; le détachement, jusqu'à s'arracher l'œil qui scandalise; et, une fois arrivé au sommet de la perfection résultant de toutes ces vertus, l'humilité qui abat l'orgueil, qui fuit l'éloge, et qui ne nous permet de voir en nous que des misérables dignes du plus souverain mépris. Voilà ce que la conscience humaine par ellemême n'aurait jamais pu adopter, pourquoi? parce qu'il lui manquait deux notions fondamentales: 1° la notion de la sainteté infinie de Dieu, loi de notre être; 2o la notion de sa justice redoutable, sanction de cette loi.

Or, la doctrine de la croix, comme nous l'avons vu, nous donne précisément ces deux notions, et les imprime fortement dans nos âmes par la grandeur de la victime qui y est exigée, et par la rigueur inflexible de la justice qui l'immole à la sainteté. L'idée est comme le point de mire de la perfection ainsi relevé et fixé, toute l'échelle de proportion de nos vertus se trouve changée, le terme flottant et bas où notre conscience se reposait s'élève indéfiniment, jusqu'à se confondre avec la perfection même de Dieu, et, sans nous permettre de voir ce que nous avons fait, nous appelle incessamment à faire toujours davantage.

Ainsi se trouve levé le premier obstacle à l'acceptation de la morale évangélique son défaut de nécessité; cette nécessité est immuablement établie sur ce précepte, dont le dogme de la croix est la vivante expression : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait (1).

(1) Matth., v, 48.

Mais un second obstacle devait nécessairement résulter de cette notion: de l'extrême confiance, l'homme devait passer à un extrême découragement; et, à force de lui inspirer le sentiment de la hauteur de sa vocation et de son indignité propre, on le rejetait dans l'abattement et le désespoir. Comment le prémunir contre ce second danger? Comment lui persuader que, quelque souillé qu'il soit, fût-il en horreur à lui-même et à ses semblables, il peut trouver grâce et miséricorde devant ce même Dieu, dont la sainteté est si exigeante et la justice si redoutable? que non-seulement il peut l'espérer, mais qu'il doit l'espérer? C'est encore là l'effet du dogme de la croix, qui est ménagé de telle sorte que la même sainteté qui y apparaît armée de la justice s'y laisse voir aussi désarmée par la miséricorde, et dans une proportion non moins infinie; car comme c'est un Dieu qui s'y fait justice, c'est un Dieu aussi qui nous fait miséricorde; comme c'est un Dieu qui exige, c'est un Dieu qui satisfait; et comme cette satisfaction est dès lors aussi infinie que cette exigence, il s'ensuit que ce serait faire un outrage non moins grand à la Divinité de douter de sa miséricorde que de douter de sa justice. La mesure de la perfection infinie où nous sommes appelés est ainsi la mesure de la confiance qui doit nous animer au plus bas degré de nos imperfections, à ce point que le plus grand criminel, par un acte d'humilité et de confiance envers la miséricorde divine, est plus agréable à Dieu que le plus grand saint qui s'applaudit.

Ainsi, chose admirable! le même dogme s'adresse à tous les hommes indistinctement pour les rendre meilleurs, et, quel que soit leur point de départ, les faire tendre sans relâche à une perfection illimitée. Aux plus parfaits, il fait voir un grand juge; aux plus infirmes, il fait voir un grand médiateur. Aux uns, il dit : Défiez-vous et tremblez jusqu'au sommet de la plus haute vertu; car un seul regard de complaisance jeté sur vousmême suffit pour vous faire perdre tout le fruit de vos labeurs. Qu'êtes-vous, en effet, devant la sainteté du Dieu qui a exigé une telle victime? - Aux autres, il dit: Confiez-vous et espérez, fussiez-vous parvenus aux limites extrêmes du mal; car un seul regard de repentir et d'amour jeté sur la croix suffit pour vous approprier les mérites infinis d'un Dieu, et il ne vous appartient pas de poser des limites à sa miséricorde. - C'est ainsi que, par une économie admirable, le dogme de la Rédemption s'adapte aux deux grandes faiblesses du cœur humain, lequel passe sans cesse de la confiance au désespoir, et du désespoir à la confiance; qu'il abaisse l'homme sans l'abattre, et l'élève en abattant son orgueil; que, par la crainte et l'espérance admirablement entretenues et combinées, il fait tendre notre frêle nature, comme par deux poids infinis, à la plus haute moralité; et cela avec une telle simplicité, que cette même croix, qui nourrit la pieuse ardeur de la sainte sœur de charité, reçoit les baisers du parricide allant à l'échafaud, et inspire à tous les deux la confiance de se rencontrer dans le ciel. La grande victime attire ainsi toute l'humanité dans son sein; ses deux bras ouverts sur le monde, d'un côté, elle dépasse en sainteté toutes nos

vertus; de l'autre, elle dépasse tous nos crimes en miséricorde; et elle verse également sur nos têtes coupables les mérites infinis de son sang. De là résulte une chose bien digne de remarque : les autres Religions, bien moins délicates, ne connaissent pas ce que dans le christianisme nous appelons les péchés véniels, que le monde appelle scrupules, et qui, en entretenant la vigilance et l'humilité dans les âmes les plus pures, les enpêchent de déchoir dans des fautes plus graves. Mais, d'un autre côté, dans ces autres Religions il y a des crimes inexpiables (1), et dans le christianisme il n'y en a pas. La Religion chrétienne, qui ne connaît pas d'âme exempte de tache, ne connaît pas non plus de tache exempte de pardon, parce qu'elle seule possède et révèle le véritable type de la justice et de la miséricorde, de la sainteté et de l'amour. C'est aux plus grands pécheurs qu'elle s'adresse surtout, en leur représentant la Divinité sous les traits d'un père qui attend son enfant, ou même d'un pasteur courant après sa brebis. Il n'y a qu'un crime qui soit inexpiable à ses yeux, c'est ce qu'elle appelle le péché contre le Saint-Esprit, c'est-à-dire le mépris de ses miséricordes et de ses grâces, et la négligence continuelle à nous les appliquer; mais en cela elle met le comble à sa charité, car elle ne s'irrite que par amour, et ne nous retire sa miséricorde que pour nous forcer à l'accepter. Le génie judicieux et pénétrant de Montesquieu lui a inspiré là-dessus une belle page:

La religion païenne, dit-il, qui ne défendait que quelques crimes gros» siers, qui arrêtait la main et abandonnait le cœur, pouvait avoir des > crimes inexpiables: mais une Religion qui enveloppe toutes les passions; » qui n'est pas plus jalouse des actions que des désirs et des pensées; qui » ne nous tient point attachés par quelques chaînes, mais par un nombre > innombrable de fils; qui laisse derrière elle la justice humaine et com» mence une autre justice; qui est faite pour mener sans cesse du re» pentir à l'amour, et de l'amour au repentir; qui met entre le juge et le › criminel un grand médiateur, entre le juste et le médiateur un grand juge une telle Religion ne doit point avoir de crimes inexpiables. » Mais, quoiqu'elle donne des craintes et des espérances à tous, elle fait » assez sentir que, s'il n'y a point de crime qui par sa nature soit inexpia»ble, toute une vie peut l'être; qu'il serait très-dangereux de tourmenter » sans cesse la miséricorde par de nouveaux crimes et de nouvelles expiations; qu'inquiets sur les anciennes dettes, jamais quittes envers le Sei> gneur, nous devons craindre d'en contracter de nouvelles, de combler la » mesure, et d'aller jusqu'au terme où la bonté paternelle finit (2). »

C'est ainsi que le dogme de la Rédemption excite les susceptibilités de la conscience humaine au plus haut degré, en faisant marcher la crainte

(1) Cicéron, dans son Traité des lois, liv. 2, cite ce passage du livre des pontifes: Sacrum commissum, quod neque expiari poterit, impie commissum est; quod expiari poterit, publici sacerdotes expiant.

(*) Montesquieu, Esprit des lois, liv. xxiv, chap. xi.

jusque sur les pas de la vertu, et en envoyant l'espérance au-devant du crime; c'est ainsi qu'il réveille sans cesse l'âme et l'entretient dans une salutaire action, par ce mélange de terreur et de confiance qui la provoque sans la décourager.

II. Ce n'est pas seulement à cela que se bornent les moyens de régénération que le dogme de la croix a apportés à la terre. Il en est un autre bien puissant, sans lequel la morale évangélique n'aurait certainement pas pénétré dans les âmes : ce moyen, qu'il nous faut examiner, c'est l'exemple.

Pour peu qu'on observe le cœur humain, on sera convaincu qu'entre prescrire une chose et la faire soi-même le premier pour en donner l'exemple, il y a une différence d'impression, sur ceux qu'on veut entraîner, immense. Rien n'est contagieux et persuasif comme l'exemple. Tous les traités de patriotisme imaginables n'auraient pas fait sur le peuple romain ce que fit le dévouement de Régulus; et il n'y a pas de harangue qui vaille l'action de Condé jetant son bâton de commandement dans les retranchements de l'ennemi, et s'élançant le premier pour aller le reprendre. L'exemple est d'autant plus persuasif qu'il vient de plus haut; il est d'autant plus nécessaire que le précepte est plus rigoureux, et qu'il s'adresse à une plus grande généralité d'hommes.

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La morale évangélique, si rebutante pour la nature corrompue de f'homme, s'adressant à tous les hommes indistinctement, devait donc se présenter armée d'un grand exemple, et résumée en une simple et éloquente action, qui frappât tous les regards et parlât à tous les instincts.

La vie et surtout la mort de Jésus-Christ renferment cet exemple le plus parfait, le plus décisif, le plus entraînant. La morale évangélique n'est pas tant dans les livres et dans les discours; elle est pour tous et au plus haut degré dans la croix de Jésus-Christ, livre ouvert à tous les yeux, chaire éloquente qui parle d'elle-même, et où ressortent vivement l'ensemble et les plus petits détails de la loi évangélique; modèle parfait, intelligible à tous, simple et inépuisable, pouvant être saisi d'un seul regard, et éternellement digne de fixer à jamais tous les regards.

Qui peut nier la hauteur de l'exemple? c'est un Dieu. Qui peut y trouver à redire? c'est la perfection la plus inépuisable. Qui peut en suspecter le désintéressement? celui qui le donne en était, par sa nature, affranchi. Qui peut enfin ne pas le comprendre? il est palpitant d'expression.

Le législateur se fait lui-même victime de la loi, pour en exprimer plus vivement la nécessité; le médecin éprouve le premier le remède en sa personne; la parole se fait action; le Verbe, en un mot, se fait chair, pour s'imprimer davantage dans la charnelle humanité.

Qu'il fallait connaître l'homme et qu'il fallait l'aimer, pour user d'un pareil moyen, si extrême en apparence et si insensé! Et y a-t-il un autre que l'auteur même de l'homme qui ait pu avoir la sagesse de le concevoir, la bonté de l'entreprendre, la puissance de le faire triompher?.

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