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»fants se souviendraient de vous en dépensant votre fortune sans doute; >> mais vos petits-enfants sauraient à peine si vous avez existé... Et vous » êtes le général Bertrand, et nous sommes dans une île, et vous n'avez » d'autre distraction que la vue de votre famille!

» Le Christ parle, et désormais les générations lui appartiennent par des » liens plus étroits, plus intimes que ceux du sang! par une union plus » intime, plus sacrée, plus impérieuse que quelque union que ce soit. Il » allume la flamme d'un amour qui fait mourir l'amour de soi, qui prévaut

» sur tout autre amour.

» A ce miracle de sa volonté, comment ne pas reconnaître le Verbe >> créateur du monde?

» Les fondateurs de religions n'ont pas même eu l'idée de cet amour » mystique, qui est l'essence du christianisme sous le beau nom de charité. » C'est qu'ils n'avaient garde de se lancer contre un écueil; c'est que, » dans une opération semblable, se faire aimer, l'homme porte en lui» même le sentiment profond de son impuissance.

» Aussi le plus grand miracle du Christ, sans contredit, c'est le règne de » la charité.

» Lui seul il est parvenu à élever le cœur des hommes jusqu'à l'invisi» ble, jusqu'au sacrifice du temps; lui seul, en créant cette immolation, a » créé un lien entre le ciel et la terre.

>> Tous ceux qui croient sincèrement en lui ressentent cet amour admiDrable, surnaturel, supérieur; phénomène inexplicable, impossible à la » raison et aux forces de l'homme, feu sacré donné à la terre par ce nou>> veau Prométhée, dont le temps, ce grand destructeur, ne peut ni user la » force ni limiter la durée... Moi, Napoléon, c'est ce que j'admire davan»tage, parce que j'y ai pensé souvent. Et c'est ce qui me prouve absolu»ment la divinité du Christ.

» J'ai passionné des multitudes qui mouraient pour moi. A Dieu ne plaise que je forme aucune comparaison entre l'enthousiasme des soldats Det la charité chrétienne, qui sont aussi différents que leur cause!

>> Mais enfin il fallait ma présence, l'électricité de mon regard, mon ac» cent, une parole de moi : j'allumais le feu sacré dans les cœurs... Certes, » je possède le secret de cette puissance magique qui enlève l'esprit; mais » je ne saurais le communiquer à personne; aucun de mes généraux ne l'a » reçu ou deviné de moi; je n'ai pas davantage le secret d'éterniser mon » nom et mon amour dans les cœurs, et d'y opérer des prodiges sans le se» cours de la matière.

» Maintenant que je suis à Sainte-Hélène..., maintenant que je suis seul » et cloué sur ce roc, qui bataille, et conquiert des empires pour moi? où » sont les courtisans de mon infortune? Pense-t-on à moi? qui se remue » pour moi en Europe? qui m'est demeuré fidèle? où sont mes amis? Oui, » deux ou trois, que votre fidélité immortalise, vous partagez, vous conso» lez mon exil. »>

(Ici la voix de l'empereur prit un accent particulier d'ironique mélancolie et de profonde tristesse.)

« Oui, notre existence a brillé de tout l'éclat du diadème et de la souve» raineté; et la vôtre, Bertrand, réfléchissait cet éclat comme le dôme des » Invalides, doré par nous, réfléchit les rayons du soleil... Mais les revers » sont venus, l'or peu à peu s'est effacé; la pluie du malheur, et des ou» trages dont on m'abreuve chaque jour, en emporte les dernières parcelles. » Nous ne sommes plus que le plomb, général Bertrand; et bientôt je serai » de la terre.

» Telle est la destinée des grands hommes! telle a été celle de César et » d'Alexandre, et l'on nous oublie! et le nom d'un conquérant, comme » celui d'un empereur, n'est plus qu'un thème de collége! nos exploits >> tombent sous la férule d'un pédant, qui nous insulte ou nous loue.

» Que de jugements divers on se permet sur le grand Louis XIV! A peine » mort, le grand roi lui-même fut laissé seul dans l'isolement de sa cham» bre à coucher de Versailles..., négligé par ses courtisans, et peut-être » l'objet de leur risée. Ce n'était plus leur maître! c'était un cadavre, un » cercueil, une fosse, et l'horreur d'une imminente décomposition.

» Encore un moment..., voilà mon sort, et ce qui va m'arriver à moi>> même... Assassiné par l'oligarchie anglaise, je meurs avant le temps, et » mon cadavre va aussi être rendu à la terre pour y devenir la pâture des

D vers.

D

» Voilà la destinée très-prochaine du grand Napoléon... Quel abîme » entre ma misère profonde et le règne éternel du Christ prêché, aimé, » adoré, vivant dans tout l'univers!... Est-ce là mourir? n'est-ce pas plu» tôt vivre? Voilà la mort du Christ, voilà celle de Dieu. »

Ces dernières pensées de Napoléon rappellent la manière sublime dont la sainte Écriture trace la destinée mortelle d'Alexandre le Grand. Nous en avions déjà nous-même fait le sujet d'un rapprochement avec la destinée de Jésus-Christ (1). Il était réservé à la gloire éternelle de celui que nous adorons, que ce rapprochement fût fait par un nouvel Alexandre, et que la plus haute puissance de nos temps modernes se donnât elle-même en preuve de notre foi (2).

(1) Tome II, p. 29.

(2) La divine figure de Jésus-Christ a dû être plusieurs fois l'objet direct de nos études, puisque toutes s'y rapportent. Aussi l'avons-nous contemplé sous trois aspects correspondants aux trois parties de notre travail. Nous l'avons fait dans la première partie, au chapitre de la venue et du règne de Jésus-Christ; dans la seconde, aux deux chapitres sur la Rédemption, et dans la troisième, au présent chapitre sur la personne de Jésus-Christ. Ce n'est qu'en réunissant ces trois études qu'on aura une étude complète sur Jésus-Christ, aussi complète du moins qu'il a été possible à notre faiblesse aux prises avec ce divin sujet : car c'est pour nous la lutte de Jacob.

CHAPITRE III.

LES ÉVANGILES.

« L'homme est né menteur : la vérité est simple et ingénue, et il veut du » spécieux et de l'ornement; elle n'est pas à lui, elle vient du ciel toute » faite pour ainsi dire, et dans toute sa perfection; et l'homme n'aime que » son propre ouvrage, la fiction et la fable. Voyez le peuple: il controuve, il » augmente, il charge par grossièreté et par sottise; demandez même au » plus honnête homme s'il est toujours vrai dans ses discours, s'il ne se >> surprend pas quelquefois dans les déguisements où engagent nécessaire» ment la vanité et la légèreté; si, pour faire un meilleur conte, il ne lui >> échappe pas souvent d'ajouter à un fait qu'il récite une circonstance qui » y manque. Une chose arrive aujourd'hui et presque sous nos yeux, cent » personnes qui l'ont vue la racontent en cent façons différentes; celui-ci, » s'il est écouté, la dira encore d'une manière qui n'a pas été dite : quelle >> créance donc pourrais-je donner à des faits qui sont anciens, et éloignés » de nous par plusieurs siècles? Quel fondement dois-je faire sur les plus > graves historiens? que devient l'histoire? César a-t-il été massacré au mi>> lieu du sénat? y a-t-il eu un César? Quelle conséquence! me dites-vous; » quels doutes! quelle demande! Vous riez, vous ne me jugez pas digue » d'aucune réponse; et je crois même que vous avez raison. Je suppose >> néanmoins que le livre qui fait mention de César ne soit pas un livre » profane, écrit de la main des hommes qui sont menteurs, trouvé par » hasard dans les bibliothèques parmi d'autres manuscrits qui contiennent » des histoires vraies ou apocryphes; qu'au contraire il soit inspiré, saint, >> divin; qu'il porte en soi ces caractères; qu'il se trouve depuis près de >> deux mille ans dans une société nombreuse qui n'a pas permis qu'on y » ait fait pendant tout ce temps la moindre altération, et qui s'est fait » une religion de le conserver dans toute son intégrité; qu'il y ait même » un engagement religieux et indispensable d'avoir de la foi pour tous » les faits contenus dans ce volume, où il est parlé de César et de sa » dictature: avouez-le, Lucile, vous douterez alors qu'il y ait eu un » César (1). »

C'est avec cette fine ironie que la Bruyère faisait justice des esprits forts à l'endroit de l'authenticité et de la vérité des Évangiles. Et il nous semble en effet que c'est à cela qu'il faudrait se borner sur ce sujet : c'est une question de bon sens et de bonne foi. Si on l'examine en face, elle n'est pas même une question; la vérité de l'Évangile saute aux yeux, et

(1) La Bruyère, chap. des Esprits forts.

Je mot, crai comme l'Évangile, n'est que le eri du sens commun et de la verité. La Bruyere et J. J. Rousseau en out doLDe les principaux motifs. Qu'on reuse la page de chacun de ces deux eminents esprits sur ce sujet; et si après cela on doute, c'est qu'on est malade.

Libcredulité en effet chez certains esprits est une maladie, et c'est l'aggraver que de vouloir la guerir par des raisonnements de détail. Vous épuiseriez l'eau de la mer plutôt que les objections qu'elle vous produira, car ce seront vos réponses memes qui les feront maître, surtout si ces réponses sont fortes et convaincantes. Quand Fincredulite est passée à cet état, ce qu'on a de mieux a faire c'est de lui abandonner la partie. Alors peut-être elle commencera a douter d'elie-même, et la verité toute seule reprendra ses droits.

A l'inconvénient de surexciter l'incredulite. l'argumentation de détail en joint un autre : c'est de troubler la simple foi, en lui faisant croire que son objet est contestable, et demande un appareil formidable de preuves et d'arguments pour être soutenu; et tel qui n'aurait jamais douté de l'authenticité de l'Evangile sera moins fortifie dans sa foi par la force des preuves que vous lui en donnerez, qu'il ne sera ébranle par l'idée qu'elle en a besoin.

Tel a été un peu le résultat des fortes apologies que les Houtteville et les Bergier opposerent au fanatisme frenetique des incrédules du dixhuitième siècle. En les relisant aujourd'hui, on admire la candeur de ces hommes généreux, qui espéraient convaincre en ce temps-là par de bonnes raisons, qui poussaient la defense aussi loin que l'attaque, et faisaient à celle-ci l'honneur de la confondre point par point longtemps après qu'elle n'en était plus digne.

Est-ce à dire que nous les blamons? Eh! mon Dieu, non : nous n'oserions le dire. Nous déplorons seulement la nécessité où ils ont été de procéder ainsi, et d'ensevelir tant de raison, de savoir et de zèle, dans une lutte de détail, alors que le bon sens de la postérité et la force imprescriptible de la vérité allaient bientôt la rendre inutile.

Et toutefois, que notre reconnaissance soit grande pour eux! car ils l'ont d'autant plus méritée qu'ils y ont moins prétendu. Supportant le poids du jour et de la chaleur, ils n'ont laissé prendre pied à aucune erreur, à aucun préjugé, et ont tenu le champ de la vérité libre de toute usurpation, jusqu'au jour où elle est revenue l'occuper elle-même. Ils ont fait voir, aux esprits sérieux qui les relisent encore, que la foi chrétienne est vérité; que sous sa simplicité apparente elle recèle toute une armée de preuves aussi nombreuses et toujours plus fortes que les objections, et qu'à quelque degré qu'on creuse dans ses fondements, sur quelque point qu'on l'attaque, on ne peut que s'en retirer confus. Enfin, ils ont aiguisé des armes pour les luttes à venir, et dignes successeurs des Origène, des Cyrille, et des Eusèbe, ils ont préparé aux Juliens et aux Voltaires futurs de sûres défaites.

Grâce à Dieu, nous n'avons pas en présence de tels adversaires, et nous pouvons parler le langage du sens commun et de la simple vérité, certain que l'exigence de nos lecteurs ne dépassera pas la mesure du bon sens et de la bonne foi.

Dans cette persuasion nous justifierons, comme nous avons fait jusqu'ici, la vérité évangélique par des raisonnements philosophiques, par des arguments moraux, en nous appuyant sur des faits, mais sans nous y enfoncer (1).

§ Ier.

Reprenant la position naturelle à notre sujet, nous dirons dès l'abord : Voilà les Évangiles, c'est-à-dire quatre histoires contemporaines de la vie de Jésus-Christ: pourquoi ne pas les croire authentiques, pourquoi ne pas les croire vrais?

Vous vient-il dans l'idée de suspecter l'authenticité des Annales de Tacite, des Commentaires de César? Non, certes. Eh bien donc, par quel privilége de défiance l'authenticité des Évangiles trouverait-elle moins de crédit auprès de vous?

Y a-t-il quelque motif de suspecter cette authenticité? a-t-on découvert quelque preuve, quelque indice même, qui mît sur la trace d'une supposition ou d'une altération de çes histoires? Nullement. - Sont-elles démenties par d'autres histoires contemporaines, ou en contradiction avec les circonstances et les mœurs au sein desquelles elles paraissent avoir été écrites? Loin de là, elles sont dans le plus parfait accord avec elles. - Sont-elles dépourvues de ce cachet de vie et de sincérité qui nous persuade dans les autres histoires que nous admettons? Au contraire, elles le portent au plus haut degré. Sont-elles enfin accompagnées de ce soupçon accusateur qui ne manque jamais de s'attacher aux œuvres apocryphes? Tant s'en faut jamais livre n'a joui de plus de confiance, il a toujours été tenu pour la vérité même, à ce point qu'on en a fait la base du serment.

Puis donc que tous les caractères de l'authenticité se rencontrent dans ce livre, pourquoi, je ne dirai pas la méconnaître, mais la mettre seulement en question.

J'attends une raison, une bonne raison, moins que cela même, une de ces raisons discutables par lesquelles on a pu prétendre, par exemple, que le passage de Josèphe, relatif à Jésus-Christ, n'était pas réellement de cet historien.

(1) Nous craignons fort de manquer à notre parole et de céder un peu à cette tentation de détail que nous venons de reprocher à nos vénérables devanciers. Mais il y a cette différence entre leur position et la nôtre, que pour eux c'était la tentation du besoin, et que pour nous c'est la tentation des richesses: nous venons comme un fils prodigue après un père avare.

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