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ment parce qu'il l'a comblé; et il n'est pas rare de trouver des gens qui se flattent de pouvoir se passer du secours de la foi, et de se tenir au-dessus de toute crédulité sur le pied ferme de la raison.

Or, c'est là une grande illusion. L'incrédulité, dans son sens absolu, n'est qu'un mot: il n'a jamais existé d'incrédules. Je m'explique:

Sans doute il y a eu un trop grand nombre d'incrédules, si on entend par là ceux qui ont rejeté les dogmes de la Religion chrétienne; et encore n'y en a-t-il pas tant qui les aient complétement déracinés de leur esprit. Tous ceux qui paraissent et qui se croient même incrédules, en ce sens relatif, ne le sont pas toujours. La plupart ressemblent à ceux qui ont peur la nuit, et qui chantent pour s'étourdir: quand un péril subit les saisit à la gorge, ces faux braves deviennent plus croyants qu'il ne faut, et on ne peut souvent les ramener du désespoir.

Mais les incrédules achevés, ou, pour parler plus exactement, les incroyants, sont-ils in-crédules? Tant s'en faut! car, comme dit Bossuet, les >> absurdités où ils tombent, en niant la Religion, deviennent plus insoute»nables que les vérités dont la hauteur les étonne; et, pour ne vouloir pas » croire des mystères incompréhensibles, ils suivent l'une après l'autre » d'incompréhensibles erreurs (1). » On ne remarque pas tout ce qu'il faut croire pour ne pas croire, parce que ce qu'on croit alors est d'accord avec nos passions, qui nous le cachent. Mais considérée en soi et d'un œil philosophique, l'impiété ne peut rejeter aucun article de la foi chrétienne sans le remplacer par une opinion cent fois plus inadmissible, et sans mettre une absurdité à la place d'une difficulté. Les déistes, les athées, les matérialistes, ne croient pas en Jésus-Christ, en Dieu, à la spiritualité; mais, pour fonder leur incrédulité dans ces différents ordres, ils sont obligés de professer des croyances opposées qui révoltent le bon sens du plus humble des chrétiens, et lui font rendre au centuple la dédaigneuse pitié dont il est l'objet. Par exemple, que le monde se soit créé lui-même, ou que ce qui change et meurt tous les jours existe par soi éternellement; que le hasard fasse continuellement acte de suprême intelligence; que des atomes, en tourbillonnant et s'accrochant, soient arrivés à faire tout le mécanisme de ce bel univers, et que ces mêmes tourbillons ne défassent pas leur ouvrage, et le maintiennent au contraire dans l'ordre parfait qui nous ravit; que la matière soit par elle-même douée de mouvement, de sentiment, de volonté, d'intelligence, de conscience; que les faits historiques de la vie de JésusChrist et des douze apôtres n'aient jamais existé, et que toute l'histoire de l'origine du christianisme ne soit qu'une allégorie mythologique, sous laquelle on a voulu seulement personnifier le culte du soleil et de la lune et des douze signes du zodiaque; que sais-je? on ferait un plaisant symbole de tous les symboles de l'incrédulité! Tout ce qu'il y a de plus extravagant, de plus creux, de plus absurde, l'incroyant le croit, est obligé de le croire;

(1) Oraison funèbre d'Anne de Gonzague.

et le croyant, au contraire, ne croit pas ces absurdités; et c'est parce qu'il ne peut pas les croire, parce que sa raison s'en offense, parce qu'il n'est pas crédule, en un mot, qu'il est croyant. « Ce serait un bel ouvrage, dit » d'Aguesseau, que celui où on entreprendrait de prouver qu'il est plus » difficile de ne pas croire que de croire (1). » C'est pourquoi un grand esprit, Antoine de Fussal, après avoir bien examiné toutes les sectes philosophiques, a dit, avec beaucoup de justesse : « Je n'ai rien trouvé de mieux » que de croire en Jésus-Christ. » Il est vrai que les incrédules ont un avantage, c'est celui de pouvoir changer de systèmes; mais comme il ne peuvent que changer d'absurdités, et qu'à moins de jeter un interdit sur leur raison, il faut qu'ils en croient quelqu'une, ils ne font, par la facilité de leur changement, que les croire toutes, et que mériter par là plus justement ce mot de Pascal : « Incrédules les plus crédules (2)! »

Quant à nous, « nous n'avons pas besoin de curiosité après Jésus>> Christ, pouvons-nous dire avec Tertullien, ni de recherches après » l'Évangile. Quand nous croyons, nous ne voulons rien croire au delà. » Nous croyons même qu'il n'y a plus rien à croire (3). » Ce qui revient à ce mot de Joubert: « La Religion défend de croire au delà de ce qu'elle » enseigne (4); » et à celui de Portalis, qui rentre dans le point de vue d'où nous sommes partis : « La foi ne fait que tenir la place que la raison » laisse vide, et que l'imagination remplirait incontestablement plus mal (s). » Mais ce n'est pas tout. Les incrédules déclarés ne se sont pas bornés à cette crédulité, pour ainsi parler, nécessaire à leur incrédulité mème; et on les a presque toujours vus tomber dans des crédulités gratuites, dans des pratiques de superstition ridicules et grossières par leur objet ou par leur incohérence. Il est d'expérience que ceux qui croient le plus aux sortiléges, à la magie, au fétichisme, sont ceux qui se sont le plus hautement prononcés contre les vérités de la foi. Combien d'incrédules qui croient au diable sans croire en Dieu; qui se livrent superstitieusement à des observances minutieuses et maniaques, tandis qu'ils dédaigneraient

(1) Lettres sur divers sujets, tome XVI, p. 76. « Le partage, en effet, n'est pas égal, » dit Voltaire lui-même, puisque le propre de l'incrédulité est de croire tout ce qui est > incroyable, contradictoire, et impossible; de croire ce qu'on n'entend pas sans aucune » autorité qui puisse nous le persuader. Soumettre notre raison, non par une crédulité aveugle, mais docile, et que la raison même autorise, telle est la foi chrétienne. » (Raison du Christianisme, au mot AVEUX.)

(2) Ce mot rappelle celui de Sénèque : Philosophi, credula natio. (Quæst. nat., vi, 26.) Voyez le piquant commentaire qu'en fait M. de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, tome Ier, p. 181.

(3) Tertullien, Traité des Prescriptions, vin.

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(4) Joubert, Pensées, Essais, et Maximes, tome Ier, p. 117.- Il y a une grande dif«férence entre la crédulité et la foi, dit-il; l'une est un défaut, et l'autre une vertu : la première vient de notre extrême faiblesse : la seconde a pour principe une douce et » louable docilité, très-compatible avec la force, et qui lui est même très-favorable. » (P. 115.)

(s) Portalis, Discours sur le Concordat.

les plus saintes et les plus nobles pratiques de piété (1)! Autrefois Julien, si philosophe dans son gouvernement, ne se montra-t-il pas le plus superstitieux des hommes dans ses idées (2)? Les incrédules du moyen âge, Cardan, Pomponace, Bodin, ne se sont-ils pas livrés aux pratiques et aux opinions les plus insensées? Et le dix-huitième siècle, ce siècle de l'incrédulité par excellence, n'a-t-il pas été le jouet des charlatans? ne s'est-il pas livré à corps perdu aux engouements les plus fantastiques? « La >> maxime du temps semblait être celle-ci, dit l'historien Lacretelle : Il » faut tout croire, excepté ce qu'ont cru nos pères (3). » Si on nous dévoilait tout ce qui s'est passé d'occulte et de souterrain dans ce siècle de la raison et des lumières, nous serions renversés. « Quelques années avant la » révolution française, dit M. Portalis, un des conservateurs de la Biblio>> thèque nationale me disait que, depuis quelque temps, la plupart de >> ceux qui venaient pour s'instruire dans ce vaste dépôt ne demandaient » que des livres de sortilège et de cabale.-Le savant P. Roubiès, de l'Ora»toire, qui était bibliothécaire public à Lyon, me montra, peu de mois » avant sa mort funeste arrivée en 1793, un procès-verbal contenant les » détails et la preuve des mystères abominables qui se célébraient dans » des assemblées nocturnes et périodiques : mystères plus horribles que >> tous ceux dont le souvenir nous a été conservé dans l'histoire du paga>> nisme le plus grossier et le plus déhonté (4). »

Si nous rencontrons aujourd'hui peu de ces déplorables écarts de l'esprit humain, cela tient à ce que l'esprit du siècle n'est pas tourné à l'incrédulité. Il y a peu d'incrédules; il n'y a que des indifférents, et encore le nombre en diminue-t-il tous les jours. La foi chrétienne est en honneur. C'est là ce qui nous sauve de ces honteuses faiblesses, ce qui sauve les ennemis eux-mêmes de cette foi. Il se forme autour d'eux une sorte d'esprit général qui les entraîne malgré eux-mêmes, qui agit à distance de son foyer comme par une loi de gravitation, et qui règle jusqu'à un certain point, et sans qu'ils s'en doutent, leurs actions et leurs pensées. Si on pouvait faire une complète abstraction des croyances chrétiennes, on verrait l'esprit humain emporté soudain dans les superstitions les plus avilissantes et les plus perturbatrices, sans que les plus fortes têtes, celles qui croient se posséder le mieux, pussent s'en garantir dès que la contagion s'en serait développée autour d'elles. Car cet espace vide dont nous avons parlé, et qui part de la borne où s'arrêtent nos connaissances naturelles, jusqu'à ce point indéfini où s'étendent nos intuitions et nos instincts, et qu'on peut

(1) J'ai connu un homme renommé par son incrédulité, athée, matérialiste, et beau diseur, qui ne s'habillait jamais sans faire le signe de la croix sur ses vêtements (il avait peur de mourir d'apoplexie); accordant ainsi à la superstition ce qu'il refusait à la foi.

(2) Voyez le portrait impartial qu'en fait Thomas dans son Essai sur les éloges. (3) Lacretelle, Histoire du XVIe siècle, tome VI, p. 99.

(4) Portalis, De l'usage et de l'abus de l'esprit philosophique, tome II, p. 171.

appeler la faculté du mystère, a besoin d'aliments: si vous lui ôtez la foi raisonnable, elle se jettera dans la superstition. C'est ce qui fait que les Religions païennes, quelque fausses qu'elles fussent, valaient mieux que l'absence complète de toute Religion; c'était un point d'arrêt sur la pente indéfinie de la folie et de la perversité (1). C'est ce qui fait que la foi chrétienne, qui non-seulement nous préserve de l'erreur, mais nous dirige dans la vérité; qui est la voie, la vérité et la vie, est le plus beau don qui ait été fait à l'intelligence, et peut être appelé le garde-fou de la raison (2).

Nous ne croyons pas mal augurer, en pensant que nos lecteurs sont frappés comme nous de l'importance de la vérité que nous cherchons à établir en ce moment. Ils nous permettront donc de l'appuyer encore de deux fortes autorités.

Le célèbre Burcke, publiciste d'un bon sens si bien inspiré et si pratique, dans le livre qu'il publia sur la révolution française, au plus fort de cette révolution, pour préserver l'Angleterre, sa patrie, des globes incendiaires que lui envoyait le volcan, écrivait cette remarquable page :

« Nous savons, et nous mettons notre orgueil à le savoir, que l'homme, >> par sa constitution, est un animal religieux, que l'athéisme est non-seu>>lement contraire à notre raison, mais qu'il l'est même à notre instinct, >> et qu'il ne peut pas le surmonter longtemps. Et si dans un moment de » débauche, si dans le délire d'une ivresse causée par cet esprit de feu dis» tillé à l'alambic de l'enfer, qui est en ce moment dans une si furieuse >> ébullition en France, nous devions mettre à découvert notre nudité en » secouant la Religion chrétienne, qui a fait jusqu'à présent notre gloire et >> notre consolation, qui a été une grande source de civilisation parmi nous, >> ainsi qu'elle l'est parmi tant d'autres nations, nous craindrions (étant bien >> avertis que l'esprit ne supporte pas le vide) que quelque superstition » grossière, pernicieuse, et dégradante, ne vint en prendre la place (3). » La seconde autorité n'est pas moins remarquable, et la circonstance toute confidentielle où elle a été émise lui donne un caractère plus philo

(1) Loin que la superstition soit née de l'établissement des Religions positives, » on peut affirmer que, sans le frein des doctrines et des institutions religieuses, il n'y » aurait plus de terme à la crédulité, à la superstition, à l'imposture. Les hommes, en » général, ont besoin d'être croyants pour n'être pas crédules; ils ont besoin d'un culte » pour n'être pas superstitieux. » (Partalis, Discours sur le Concordat.)

(2) Qui le sent plus évidemment que nous? dit Montaigne; car, encores que nous lui »ayons donné des principes certains et infaillibles, encores que nous esclairions ses » pas par la sainte lampe de la vérité qu'il a plu à Dieu nous communiquer, nous voyons » pourtant journellement, pour peu qu'elle se desmente du sentier ordinaire, et qu'elle » se destourne ou escarte de la voye tracée et battue par l'Eglise, comme tout aussitost » elle se perd, s'embarrasse, et s'entrave, tournoyant et flottant dans cette mer vaste, » trouble, et ondoyante, des opinions humaines, sans bride et sans but: aussitost qu'elle » perd ce grand et commun chemin, elle se va divisant et dissipant en mille routes » diverses. » (Essais, liv. XXXI, ch. x.)

(3, Réflexions sur la révolution de France, par Edmond Burcke, p. 189.

sophique. Celui qui nous la rapporte, esprit distingué lui-même, de Fontanes, le fait en termes qui témoignent tout le prix qu'il y attachait. Nous allons les conserver : ils en forment comme l'enchâssure :

« PAROLES DE BONNET.

» J'étais à Genève en 1787; j'eus le désir de voir l'illustre Bonnet, disciple de Locke, précurseur de Condillac, auteur de l'Essai analytique des facultés de l'âme et des Observations sur les corps organisés. Je le trouvai à sa maison de Genthod, placée dans une situation à la fois riante et magnifique, aux bords du lac, entre les sommets des Alpes et du Jura. Il me parla d'abord avec admiration de l'abbé de l'Épée, dont M. Sicard a recueilli la gloire et perfectionné la découverte. Il me montra ensuite quelques fragments de correspondance avec le savant Mosès, juif de Berlin, et l'un des plus subtils métaphysiciens de ce siècle. Enfin la conversation tomba sur les illuminés. Il ne me déguisa point que des hommes illustres de la Suisse étaient atteints de ce délire. J'osai lui en demander la cause. Voici à peu près quelle fut sa réponse :

«La philosophie moderne, me dit-il, a ébranlé les fondements de toutes » les croyances religieuses. L'esprit humain, arraché imprudemment aux » opinions sur lesquelles il reposait depuis tant de siècles, ne sait plus où » se prendre et où s'arrêter. L'absence de la Religion laisse un vide im>> mense dans les pensées et dans les affections de l'homme; et celui-ci, » toujours extrême, le remplit des plus dangereux fantômes, à la place » d'un merveilleux sage et consolant, adapté à nos premiers besoins. Ainsi » l'homme, en devenant incrédule, n'en sera que plus aisément précipité » dans la superstition: il portera jusque dans l'athéisme même le besoin » des idées religieuses, qui est une partie essentielle de son être, et qui doit » toujours faire son bonheur ou son tourment; il abusera de ses propres » sciences, en y mêlant les plus monstrueuses rêveries; il divinisera les » effets physiques et les énergies de la nature; on le verra retomber dans » un absurde polythéisme; en un mot, il sera disposé à tout croire, au mo» ment où il dira fièrement qu'il ne croit plus rien. Il est temps que la vé» ritable philosophie se rapproche, pour son propre intérêt, d'une Religion » qu'elle a trop méconnue, et qui peut seule donner un essor infini et une » règle sûre à tous les mouvements de notre cœur. Il faut laisser des ali»ments sains à l'imagination humaine, si on ne veut pas qu'elle se nour>> risse de poisons. >>

« Telles furent les réflexions de Bonnet, continue de Fontanes. J'avoue qu'elles me frappèrent trop peu à l'époque où je les entendis; mais, depuis ce temps, elles sont revenues à mon souvenir. Je les offre aux méditations des bons esprits (1). »

(1) OEuvres de M. de Fontanes, tome II, p. 142.

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