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fini, il faut qu'il nous déborde, qu'il nous dépasse dans son objet. La lumière doit échapper aux extrémités, non par défaut de lumière, mais par défaut de vue, de telle sorte qu'un surcroît d'application et de pureté dans la vue amène un surcroît de vision et de clarté; et c'est ce qui n'a lieu que dans le christianisme, et ce qui explique cette diversité et celle mobilité des dispositions de l'esprit à son égard, selon qu'elles partent d'un fonds de volonté plus ou moins épuré.

C'est ce que nous avons éprouvé nous-même dans nos Études; car combien de fois, sous la persistance de notre regard, n'avons-nous pas vu la lumière se dégager des ombres du mystère, et les traits de la plus merveilleuse sagesse sortir de ses profondeurs? Cependant nous n'avons touché la borne d'aucun côté; mais partout nous avons laissé l'espace, l'infini, au delà de notre courte raison, c'est-à-dire le mystère. Nous aurions pu sans doute atteindre à un degré plus éminent d'intelligence, chacun pourra s'y exercer selon la mesure de ses forces; mais il serait contradictoire de faire de cette compréhension absolue la condition de la foi, et il faut savoir se résoudre à celle-ci par les raisons qu'on a déjà, dès lors qu'elles sont nécessaires et invincibles.

Car, en définitive, comme, à quelque point qu'on arrive, on doit trouver l'infini en incompréhensibilité, on doit savoir se borner soi-même, se contenter des raisons premières, et voir même une raison dernière de vérité dans cette absence de raison dernière qui est le propre de tout ce qui est divin.

D'ailleurs, comme quelqu'un l'a fort bien dit, la raison ne donne le dernier mot de rien. On peut dire avec autant de vérité qu'elle ne donne le premier mot de rien; les extrémités la fuient. Que donne-t-elle done? Elle donne les raisons moyennes. C'est une entremetteuse qui unit les données du sens commun aux perceptions du sens intime, et qui, des prémisses à la conclusion du syllogisme, emprunte et rend toute sa force au sentiment. Aussi faut-il savoir la prendre et la quitter à temps; et c'est la suivre toujours que de savoir la quitter ainsi, parce qu'elle-même le reconnait et le veut.

Mais si cela est vrai même dans les choses que nous appelons naturelles, combien cela doit-il l'être davantage dans ce qui touche à l'ordre surnaturel et divin?

C'est là surtout qu'il est vrai de dire que la raison ne saurait donner le dernier mot. Aussi arrive-t-il que ceux qui ne suivent qu'elle dans la recherche de la foi, quelque frappés, quelque saisis qu'ils aient été de la lumière de la vérité, n'ont, en définitive, que la foi de l'esprit, c'est-àdire un beau tissu, mais dont la trame n'étant arrêtée par aucun nœud, est exposée à se défaire d'elle-même à chaque instant.

Que faut-il donc faire enfin pour croire, pour se reposer, pour avoir le dernier mot?

Le voici :

Un grand maître, Pascal, qui, quoi qu'on en ait dit (1), a su faire la part de la raison, a dit, avec cette admirable justesse qui était chez lui autant le fruit de l'expérience que du génie :

« Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l'inspiration. La » Religion chrétienne, qui seule a la raison, n'admet pas pour ses vrais » enfants ceux qui croient sans inspiration ce n'est pas qu'elle exclue la » raison et la coutume, au contraire; mais il faut ouvrir son esprit aux » preuves, s'y confirmer par la coutume, et s'offrir par les humiliations aux >> inspirations qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet: ut non » evacuetur crux Christi (2). »

Tout le secret de la foi est dans ce peu de mots écrits sous la dictée de l'expérience la plus générale et la plus constante, et dont il est, du reste, facile de faire sentir la justesse à l'esprit.

Il serait absurde de dire à un homme: Commencez par croire. Il répondrait avec raison: Cela ne dépend pas de moi; et par ce chemin vous pourriez aussi bien me mener au fétichisme qu'au christianisme. Faitesmoi voir d'abord la vérité du christianisme, et puis, cette vérité reconnue, je me mettrai en devoir de croire.

Aussi Pascal met-il, en tête des éléments de la foi, LA RAISON; il faut d'abord ouvrir son esprit aux preuves, dit-il. C'est ce que nous avons fait dans nos Études; et nous croyons, pour notre compte, avoir échappé au reproche de scepticisme. Nous avons usé largement de la raison, peut-être même l'avons-nous fatiguée à cette moisson toujours renaissante de vérités et de preuves que le christianisme lui a offertes.

Mais il faut reconnaître aussi, par tout ce que nous venons de dire cidessus, que la raison doit en définitive s'arrêter; que son exigence doit avoir un terme comme son pouvoir; et que, dans son intérêt propre, elle doit serrer, si j'ose ainsi dire, ses propres richesses, et les confier à la garde d'une puissance plus égale et plus continue. Cette puissance est la coutume, c'est-à-dire la pratique extérieure de la vérité, qui non-seulement conserve mais confirme les découvertes de la raison.

Laissons encore parler Pascal, c'est-à-dire le bon sens et l'expérience : « Il ne faut pas nous méconnaître, nous sommes automate autant qu'es» prit; et de là vient que l'instrument par lequel la persuasion se fait n'est » pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées! >> Les preuves ne convainquent que l'esprit. La coutume fait nos preuves >> les plus fortes et les plus crues; elle incline l'automate, qui entraîne >> l'esprit sans qu'il y pense. Il faut avoir recours à elle quand une fois » l'esprit a vu où est la vérité, afin de nous abreuver et nous teindre de cette >> créance qui nous échappe à toute heure; car d'en avoir toujours les >> preuves présentes, c'est trop d'affaire. Il faut acquérir une créance plus

(1) M. Cousin, ses deux articles sur le Scepticisme philosophique de Pascal. (2) PENSÉES, Moyens d'arriver à la foi. Édit. Faugère, tome II, p. 177.

» facile, qui est celle de l'habitude, qui, sans violence, sans art, sans argu>>ment, nous fait croire les choses et incline toutes nos puissances à cette » croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand on ne » croit que par la force de la conviction, et que l'automate est incliné à >> croire le contraire, ce n'est pas assez. Il faut donc faire croire nos deux » pièces; l'esprit, par les raisons qu'il suffit d'avoir vues une fois en sa vie; » et l'automate, par la coutume, et en ne lui permettant pas d'agir au con» traire. Inclina cor meum, Deus (1). »

Nous nous permettrons d'ajouter à cette belle page une observation : c'est que, quoi que nous fassions, nous sommes sujets de la coutume, et si ce n'est pas pour, c'est contre la Religion; et l'effet qui en résulte dans ce dernier cas est inévitablement de dissoudre la conviction rationnelle la plus robuste, par exemple, celle que nous venons de nous former; et voici comment. Cette conviction se compose de deux éléments: la force des preuves, qui nous porte à adhérer aux mystères; et la pénétration des mystères, qui fait cesser leur opposition apparente avec la raison, et y découvre au contraire des beautés de rapport qui la persuadent. Mais le travail d'esprit qui a produit ces deux éléments ne peut se continuer toujours; il va cesser, et la coutume des choses ordinaires de la vie, de nos vanités et de nos passions, agira toute seule. Alors que va-t-il en résulter? C'est que cette coutume va d'une part affaiblir l'impression des preuves, et de l'autre faire revivre l'opposition apparente des mystères avec la raison, par leur opposition réelle avec cette coutume; et, par ces deux effets qui s'entr'aident, dissoudre rapidement la conviction. Tandis que si, à cette conviction acquise par l'étude, vous faites succéder une coutume qui lui soit conforme, je veux dire la mise en pratique de cette même vérité mise en conviction, alors cette vérité deviendra de plus en plus familière : son accord avec la raison s'entretiendra, s'accroîtra par l'exercice; la raison de croire devenant coutume, la coutume deviendra à son tour raison; et il en sera des mystères de la Religion comme de ceux de la nature, que nous ne remarquons plus à force de les voir, et qui, non moins accablants en eux-mêmes que ceux de la Religion, n'en diffèrent que parce que l'habitude nous en voile la profondeur.

D'ailleurs, et ceci est décisif, entre les deux coutumes que nous sommes obligés de subir, celle de nos préjugés naturels et de nos passions, ou bien celle de l'exercice de la vérité chrétienne, quelle est la plus rationnelle, la plus logique, la plus sûre, si ce n'est celle-ci? Faire ce qu'on a reconnu être vrai, n'est-ce pas de toute conséquence? Entrer dans une voie de dégagement de nos passions, n'est-ce pas se donner la meilleure de toutes les précautions contre l'erreur, et ajouter la garantie de la vertu à celle de la

(1) PENSÉES, Moyens d'arriver à la foi. Édit. Faugère, tome II, p. 175. — « Cette mé>> thode, dit le consciencieux éditeur de Pascal, d'arriver à la foi par les pratiques extérieures, n'est pas nouvelle, et se trouve recommandée par les maîtres de la théologie » morale. »

vérité? Deux sources d'égarement sont en nous : l'ignorance et les passions. Par l'étude nous dissipons l'ignorance, et nous arrivons à la vue de la vérité; mais si nous laissons subsister les passions, cette vue de la vérité ne tardera pas à s'obscurcir de nouveau, tandis que si nous les diminuons, elle s'accroîtra de cette diminution même; et de là vient le rapport de la vertu et de la vérité, de la sainteté et de la foi dans les âmes. Travaillez donc, vous dirai-je encore avec Pascal, à vous convaincre de la vérité divine, non plus par l'augmentation des preuves, mais par la diminution de vos passions (1).

Ainsi s'accordent et se justifient les deux premiers moyens de croire : la raison et la coutume.

Enfin, le troisième moyen qui seul fait le vrai et salutaire effet, c'est l'inspiration, c'est-à-dire l'infusion de la vérité même dans le cœur, par la soumission de celui-ci à la demander et à la recevoir à sa véritable source, qui est Dieu en Jésus-Christ et Jésus-Christ en son Église. La foi est Dieu sensible au cœur par la grâce, comme il est sensible à l'esprit par les raisons. On peut très-bien avoir la certitude de la vérité chrétienne sans la connaissance de ces raisons, lorsque Dieu même communique immédiatement cette vérité au cœur; et combien de chrétiens qui ne la connaissent que par cette voie, et qui en sont très-efficacement persuadés! Il faut même reconnaître que la Religion ne saurait être vraie et divine si elle n'agissait ainsi, parce qu'elle se doit à tous, et que la plupart ne peuvent se livrer à l'étude de ses preuves. Mais par là elle leur donne une preuve vivante de sa vérité, qui leur tient lieu de toutes les autres, et qui est accessible à tous, parce qu'elle ne dépend que de la volonté.

Par la méme raison, toutes les autres preuves ne peuvent tenir lieu de celle-là, et les plus grands génies sont obligés de recevoir la foi comme les paysans. Sans doute les autres preuves sont bonnes; je dis plus, elles sont exigibles par l'intelligence capable de les étudier, parce que la vérité divine doit s'harmoniser avec toutes les capacités de notre nature, mais, quelles que soient ces capacités, comme le cœur aussi est une capacité qui doit être exercée, comme aux yeux de Dieu nous sommes tous égaux, comme enfin nous ne pouvons avoir naturellement avec lui qu'un rapport de soumission, et qu'il importe pour le rétablissement de l'ordre que ce rapport soit d'autant plus étroit que nous sommes plus portés à le méconnaître : par toutes ces raisons et bien d'autres, dans lesquelles il nous serait superflu d'entrer, la vraie foi est un don qu'il faut aller demander à Dieu, comme toute chétive créature doit demander à son créateur : à genoux.

(1) « J'aurais bientôt quitté les plaisirs, disent-ils, si j'avais la foi. Et moi je vous » dis: Vous auriez bientôt la foi, si vous aviez quitté les plaisirs. Or, c'est à vous à > commencer. Si je pouvais, je vous donnerais la foi. Je ne puis le faire, ni, partant, » éprouver la vérité de ce que vous dites. Mais vous pouvez bien quitter les plaisirs, » et éprouver si ce que je dis est vrai. » (Pensées de Pascal, édition Faugère, tome II, p. 181.)

D'ailleurs, si la Religion chrétienne est vraie, comme nous en sommes convaincus, comme par tant et de si fortes preuves nous ne pouvons nous empêcher de le reconnaître, la conséquence nécessaire qui en résulte, c'est que Dieu a voulu se mettre en rapport plus particulier avec nous par le moyen de cette Religion; c'est qu'il y est en Jésus-Christ comme JésusChrist est dans ses sacrements et dans son Église; qu'il y est réellement et spécialement; qu'il nous y attend les mains pleines de grâces, que nous ne pouvons obtenir par d'autre voie, quand celle-ci nous est manifestée. Réfléchissez bien à cette rigoureuse conséquence: la Religion chrétienne est nécessairement vraie, donc Dieu y est pour moi comme il n'est nulle autre part; donc il m'y attend, et doit vouloir que j'aille l'y trouver; donc si j'y vais, j'éprouverai nécessairement sa présence d'une manière toute particulière et qui devra confirmer par des effets surnaturels les raisons naturelles que j'ai déjà de croire en lui.

Et n'est-ce pas lui-même qui le dit, et n'entendez-vous pas sa voix qui vous appelle?

Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés, et je vous soulagerai (1). Je suis la lumière du monde: celui qui me suit ne marche point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie (2). — Je suis la Voie sans laquelle on ne peut aller, la Vérité sans laquelle on ne peut connaître, la Vie sans laquelle on ne peut vivre, et personne ne peut venir au Père que par moi : suivez-moi (3). — Je suis la porte: celui qui passe par moi sera sauvé, et il sera introduit, et il entrera, et trouvera l'abondance des pâturages; car je suis venu pour qu'ils aient la vie et pour qu'ils l'aient abondamment (4). Fixez-vous dans ma voie, et vous connaîtrez la Vérité, et la Vérité vous délivrera, et vous obtiendrez la vie éternelle (5). — L'eau que je donne étanche la soif pour toujours, et devient dans celui qui la reçoit une source vive dont le jet s'élance jusqu'à la vie éternelle (6). — Vous dites: Je suis déjà riche et fortuné, et n'ai que faire de rien : ah! c'est que vous ne connaissez pas que vous êtes malheureux, et misérable, et pauvre, et aveugle, et nu. Je vous engage donc à acheter de moi de l'or éprouvé par le feu, pour que vous soyez fait riche (7). — A celui qui saura se vaincre pour venir à moi, je réserve une manne cachée que nul ne connaît, sinon celui qui la reçoit (8). Venez donc, venez voir et goûter combien le Seigneur est

doux (9).

Et maintenant allez éprouver par vous-même la vérité de toutes ces pro

(1) Matth., 11, 28.

(*) Joan., 8, 12.

(5) Matth., 1x, 9; Joan., 14, 6.

(4) Joan., x, 9, 10.

(5) Id., vin, 52.

(6) Id., iv, 13, 14.

(7) Apoc., m, 17, 18.

(s) Id., n, 17.

(9) Ps. xxxш11, 9.

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