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renvoyer les 1,200 plus mutins, et consentir à l'entrée des bataillous campagnards, le maréchal dit que cette mesure étoit inexécutable, sans vouloir jamais dire les raisons qui lui faisoient porter ce jugement. La conversation s'étant animée, le maréchal dit que la cause du Roi étoit perdue, et que depuis une heure il avoit reçu la nouvelle de la défection de Ney. Il étoit clair dès-lors que le maréchal avoit pris son parti, qu'il auroit été inutile, et qu'il pouvoit même devenir dangereux d'insister plus long-temps. Le rapporteur s'étant levé pour se retirer, le maréchal eut l'air de lui faire une confidence. Il lui dit qu'il pouvoit lui annoncer une nouvelle importante; que' le congrès de Vienne étoit dans la plus grande désunion; qu'à la vérité le prince de Talleyrand avoit surpris aux monarques la déclaration du 13, parce qu'à cette époque on ignoroit encore à Vienne l'entrée de Buonaparte à Lyon ; mais que S. M. l'empereur de Russie, mieux instruite des évènemens, s'étoit rétractée le lendemain ; que d'autres princes avoient suivi son exemple, et que l'on devoit s'attendre à une prochaine dissolution du congrès. Le rapporteur ayant manifesté son étonnement et son incrédulité

sur une nouvelle si extraordinaire, le maréchal

lui dit, avec vivacité, qu'il la tenoit d'une excellente source, qu'elle lui avoit été communiquée par un des secrétaires même du prince de Talleyrand, par , par le comte de T., qui, parti le 14 de Vienne, avoit traversé Strasbourg dans la nuit du 18 au 19.

Il est difficile de croire que le maréchal Suchet ait ajouté foi à un rapport si absurde ou si perfide; mais l'air mystérieux et important avec lequel il eut soin de le répandre, prouvoit que le roi n'avoit plus rien à espérer de lui. En conséquence le rapporteur, dont la mission étoit finie, se hâta de passer le Rhin pour attendre dans le voisinage la suite des évènemens, et se rendre ensuite où son devoir l'appeloit.

La nouvelle de la trahison de Ney se répandit promptement dans la ville. Le télégraphe ne cessant de travailler, le public espéroit à chaque instant recevoir des nouvelles rassurantes; mais le silence du maréchal Suchet sur les transmissions qu'il recevoit, ne fit qu'augmenter l'inquiétude. On acquit la certitude que cocardes tricolores se fabriquoient, qu'on travailloit aux drapeaux révolutionnaires destinés à être arborés sur les édifices publics et sur la tour de la cathédrale. L'indignation des honnêtes

des

gens s'étant hautement manifestée, notamment aux séances des autorités publiques, le préfet Kergariou rompit le silence qu'il avoit gardé jusqu'à présent, en publiant, le 20 mars, proclamation sans date qui étoit imprimée depuis plusieurs jours, et dans laquelle il protestoit de sa fidélité au Roi. Son exemple fut suivi le lendemain 21 par le maire et le conseil municipal; mais ces proclamations tardives ne purent arrêter le mal qu'avoient produit le silence de ces autorités et le défaut de communications confidentielles entre elles et leurs administrés pendant douze jours. Aussi leurs proclamations ne tournèrent qu'à leur honte; la foiblesse et la tergiversation de ces fonctionnaires les avoient rendus la risée des troupes et des jacobins, et l'objet du mépris de leurs concitoyens.

Le conseil général du département s'étoit prononcé avec plus de franchise. Non-seulement il avoit déposé sa profession de foi dans une adresse au Roi; mais, autorisé par l'ordonnance du 11 mars, il avoit pris sur lui de prendre diverses mesures propres à concilier au Roi l'affection des habitans de la campagne. Il ordonna la libre exportation des tabacs et des chanvres sur la rive droite du Rhin; ce qui fit entrer en dix jours de temps deux millions

dans le département; il modifia la perception des droits réunis, étendit la liberté de la culture des tabacs, dont la gêne avoit causé beaucoup de mécontentement en Alsace; enfin il garantit au receveur-général des contributions la rentrée exacte des impôts, afin qu'il pût verser dans la caisse de la division tous les fonds nécessaires pour la solde des troupes qui fut mise à jour. Ces mesures et les sacrifices sans nombre que les membres du conseil du département se déclarèrent prêts à faire pour maintenir les soldats dans le devoir, leur attirerent la haine du parti, et l'on accuse le maréchal de les avoir fait molester en toutes les occasions par sa soldatesque.

Le 22 mars les bons citoyens firent une dernière tentative auprès du gouverneur. Une députation du commerce et des principaux propriétaires se rendit auprès de lui pour lui offrir toutes les sommes nécessaires pour le paiement des troupes, si elles vouloient rester fidèles au roi. Le maréchal Suchet traita ces bons citoyens comme des rébelles, et les mit à la porte, en leur déclarant que ses troupes n'avoient pas besoin de leur argent, et que, s'il lui en falloit, il sauroit le trouver sans leur assistance.

Les hommes de bien avec lesquels avoit été

TOME VI.

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concerté le plan proposé le 19 au maréchal Suchet, voyant qu'il songeoit à trahir la confiance du Roi, pensèrent alors à exécuter, sans son concours et malgré lui, la mesure qu'il avoit rejetée. Ils s'adressèrent au préfet et l'engagèrent à donner des ordres pour que dix mille paysans. formés en bataillons entrassent dans la ville, le 23 mars, à l'instant où l'on voudroit en fermer les portes. Le 31 et le 53 régiment de ligne étant partis pour Béfort, et le 7o de chasseurs pour Neufbrisach, la garnison se trouvoit réduite à 3000 hommes. Les paysans, réunis à la masse des citoyens, devoient s'emparer de Suchet et de son état-major, et se rendre de suite maîtres de l'arsenal, où l'on auroit trouvé de quoi armer la garde nationale. Ce coup de vigueur conservoit au Roi l'importante place de Strasbourg, et par suite toute l'Alsace, dont les habitans, très-attachés à la France, ne paroissent révolutionnaires que parce qu'ils craignent un démembrement de ce pays.

Malheureusement, cette proposition énergique effraya les personnes dont le concours étoit nécessaire pour son exécution. La révolution qui se prépare est purement militaire, disoient ces hommes honnêtes, mais foibles; les bourgeois et les paysans ne doivent ni ne peu

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