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Naudé vivait en vrai philosophe, dit Colletet, n'ayant d'autre ambition que celle de servir son maître. Sa sobriété était presque passée en proverbe, et il se montrait très vivement attaché à Mazarin qui, en récompense de tous ses services, ne lui avait accordé que deux petits bénéfices produisant un revenu de 1,200 livres le canonicat de Verdun et le prieuré de l'Artige, en Limousin 2. Son traitement comme bibliothécaire était de deux cents livres, encore dans les derniers temps ne lui avait-il pas été payé fort exactement. Avant de partir pour la Suède (15 juillet 1652), il écrivait : « S. Éminence me doibt mes gaiges et nourritures depuis toute l'année passée et ce qui est escheu de la présente 1652, à raison de deux cents livres pour mes gaiges et de cinquante-cinq sols le jour pour la nourriture de moi et de mon laquais 3. » En même temps, il laissait à son frère ces instructions : << Pour mes comptes avec Son Éminence, il ne peult y avoir de difficulté que sur la nourriture et gaiges de moi et de mes serviteurs, de quoi Son Éminence fera ce qu'il luy plaira, et rien du tout si elle ne veult. Pour le reste, il fauldra calculer la recepte et la despence et qu'il me tienne compte du reste, et surtout des 339 livres que j'ay fournies d'argent seq et tout à la fois, pour le surplus de la somme à laquelle se montoient les livres que j'ay acheptez pour sadite Éminence. » Disons cependant que Naudé était logé et nourri chez Mazarin, et qu'il avait à sa disposition dans l'immense écurie du palais un cheval nommé Pronte. Les trois serviteurs de Naudé Denys, Adam Flamizelle et François Lapoterie étaient également nourris aux frais du cardinal. A dater de 1649, Naudé, chassé du palais Mazarin par la Fronde, alla demeurer dans la cour de l'abbaye de Sainte-Geneviève 4.

Naudé mourut «chrestiennement, » Sanson nous l'affirme, et

1. Colletet, Abrégé des annales, etc., p. 392.

2. Moréri, Dictionnaire historique, t. VII, p. 944.

pour servir à l'histoire, etc., t. IX, p. 80.

3. Extrait des comptes de Naudé.

4. Voy. ci-dessus, p. 64.

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il le tient de M. Grégoire de Buissy, « qui luy administra les sacremens1. » S'il faut en croire le sceptique Gui Patin, Naudé avait vécu trop longtemps à Rome pour avoir pu conserver une foi bien profonde 2; en revanche, il faisait «< comme les Italiens, bonne mine sans bruit, et prenait pour devise :

Intus ut libet, foris ut moris est 3. >>

Quoi qu'il en soit, il vit sans crainte approcher la mort, et, dans ses dernières volontés, il n'oublia ni le maître qu'il avait servi avec tant de dévouement, ni la collection qu'il avait formée avec tant d'amour. Un Extraict du testament de M. Naudé, qui existe à la Bibliothèque nationale, renferme le passage suivant:

<< Il faudra envoyer chez Monseigneur le cardinal tous les livres, de quelle qualité et condition qu'ils soient, qui sont dans la chambre du milieu, et, cela estant faict, il faudra remonter au grenier et faire le mesme de tous ceux dont je laissé mémoire à mon frère en partant. Il faudra aussy que le révérend Père Boulard consigne au mesme temps les manuscrips dont mondit frère et luy pourront justifier qu'ils étoient chargés lors de mon départ. Je laisse à monseigneur le cardinal Mazarin les œuvres de Jean Hus et Hiérosme de Prague, lesquelz il me fut impossible de trouver lors que je dressois sa bibliotecque; elles sont dans l'une des deux balles qui viennent de Stockholm. Et je luy donne aussy deux pierres l'une ouvragée artificiellement, et l'autre qui représente naturellement et sans artifice humaine la teste d'un homme d'environ quarante ans; lesquelles deux pierres

1. N. Sanson (Ignace de Jésus), Histoire chronologique d'Abbeville, p. 865. 2. «Tant que je l'ai pu connoître, il m'a semblé fort indifférent dans le choix de la religion, et avoir appris cela à Rome tandis qu'il y a demeuré. » Gui Patin, Lettre à Spon, t. II, p. 478.

Sur les

3. Gui Patin, Lettre du 16 février 1657, à Spon, t. II, p. 277. croyances religieuses de Naudé, voyez le même ouvrage, t. II, p. 479, 490, 508, et t. III, p. 758; le Mascurat, p. 345; et Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. II, p. 461, 469, 472 et 479.

4. Manuscrits, fonds des catalogues, no 260, dernier feuillet.

sont gardées dans une armoire à tiroirs qui est placée au milieu de la cheminée. »

François Lapoterie, qui pendant la Fronde, «< servoit sous Naudé,» le remplaça comme bibliothécaire, et eut mission de rétablir la collection rassemblée par son prédécesseur. Il fut puissamment aidé dans cette tâche par la courtisanerie des exfrondeurs, qui vinrent au-devant des désirs du cardinal, et s'empressèrent d'acquérir des titres à sa reconnaissance en restituant spontanément tous les objets qui étaient demeurés entre leurs mains. Meubles, statues, tableaux, tapisseries rentraient chaque jour au palais Mazarin 1.

Quant aux livres,

De toutes parts on en r'assemble

Un si merveilleux nombre ensemble,
Que dans un an, s'il plaît à Dieu,

On verra dans ce noble lieu

Des régitres, cahiers et livres

Pour plus de trois cent mille livres,
Dont le public doit, en éfet,

Etre extrémement satisfait.

Car, comme au printemps les aveltes
Vont ramassant sur les fleurettes

Le suc de nectar arozé

Dont leur doux miel est compozé,
Ainsi les sçavans personnages,
Studieux, curieux et sages,

De temps en temps ayans recours
Aux grands et sublimes discours

Que les plus excellentes plumes

Ont transmis dans ces beaux volumes,

Par une heureuse attraction

Tendant à la perfection,

Ils tireront la quintessence

De tout art, précepte et science,

1. Præfatio catalogi alphabetici bibliothecæ Mazarineæ, p. 4.-J. F. Jugler,

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Dont la France, au plus haut degré,

Luy doit à jamais sçavoir gré 1.

Une pièce très curieuse, que nous avons trouvée dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale 2, prouve cependant que les libraires n'opérèrent pas ces restitutions avec un bien grand empressement, et que l'on discuta sérieusement les mesures à employer vis-à-vis de quelques-uns d'entre eux. Ce document porte comme titre : Pour le restablissement de la bibliothèque de Son Éminence, et il est ainsi conçu :

L'ordre qu'il semble à propos d'observer est que la recherche des livres se fasse avec le moins d'esclat qu'il sera possible, principalement chés les libraires, qui ne manqueront pas, comme ont desjà faict quelques-uns par des motifs particuliers, d'esloigner les livres curieux. et les desrober à la cognoissance de ceux qui les ont tenus et remarquez plusieurs fois dans leurs boutiques.

Et comme le dessein de son Éminence n'est pas, dans ce rencontre, d'user de sa plaine authorité, puis qu'elle a faict proposer aux libraires assemblez, par leur syndic, de faire rendre l'argent par eux déboursé, qui est un commencement de recherche publique, voicy le mal qui en peut naistre.

C'est que, présupposé l'usage et la pratique des libraires d'acheter les livres en commun et les revendre entre eux au dernier enchérisseur, il arrive que ce qui est acheté vingt francs en communauté double son prix quelque fois par les enchères qu'ils font en leur particulier; et en ce cas, le remboursement proposé ne pourroit estre faict que sur le pied des mesmes enchères et revente des livres, et non point eű égard à la première vente, qui seule devroit estre la reigle de ce rembourcement, sans s'exposer aux ruses des libraires, lesquels, se voyans entre les mains un grand nombre de livres rares et de prix, et quantité d'autres médiocres et de moindre valeur: pour les partager et réduire les lots dans l'égalité ont faict des pacquets où ils ont compris un livre rare entre dix volumes communs, pour ne payer du total que la valeur d'un seul volume, et faire, selon leur coustume, que le fort emporte le foible. D'où l'on doit inférer qu'ils ont encor à présent un grand nombre de

1. Loret, Muze historique, n° du 9 mai 1654.

2. Fonds des catalogues, no 260 A.

HIST. DE LA BIBLIOTHÈQUE MAZARINE.

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livres desquels on peut dire qu'ils ont esté actuellement remboursés par la vente des rares qu'ils ont depuis faict à des particuliers dont les noms sont cognus. Ainsy, tant s'en faut que le remboursement doive estre offert aux libraires, qu'au contraire son Éminence void que c'est le vray moyen d'acheter bien cher ce qui ne couste presque rien, et que le secret de recouvrer la plus grande partie des livres promptement et à moins de frais est de n'en affecter pas publiquement la recherche.

Un autre inconvénient que peut causer ceste recherche publique est que les particuliers qui ont acheté des livres les tiendront cachés, estant certains que les libraires se garderont bien de les desnoncer, d'autant qu'ils se sont pour la pluspart obligés en leurs privés noms de garantir la vente qu'ils en ont faict, et qu'en tout cas ils seroient contraints de rapporter divers volumes qu'ils ont eu en contr'eschange et revendu à d'autres particuliers, ce qui seroit de fâcheuse discussion et périlleuse pour les livres, dont on pouroit altérer les bonnes conditions, les rendant imparfaicts ou en quelque mauvais estat.

C'est pourquoy les moiens les plus secrets dont on se poura servir dans ce rencontre semblent les plus asseurés pour l'exécution de cette entreprise.

Le syndic de la librairie « s'y employa cependant tout de bon 1, » et les livres revinrent plus vite encore que les meubles. La plupart, d'ailleurs, portaient sur les plats les armes du cardinal; leur origine était donc clairement indiquée, et les détenteurs n'avaient, pour expliquer leur possession, qu'un moyen dont ils n'eussent osé se prévaloir. Enfin Mazarin acheta toute la bibliothèque de Naudé pour 10,000 livres 2; et Patin, toujours un peu frondeur, prétend qu'elle valait «< deux fois plus 3. » Presque tous les volumes provenant de la collection de Naudé sont encore aujourd'hui à la bibliothèque Mazarine, et nous avons retrouvé sur un grand nombre d'entre eux des traces évidentes de leur origine. C'est tantôt la signature de leur maître:

1. G. Patin, Lettre du 9 juin 1654, à Spon, t. II, p. 138. 2. Jugler, Bibliotheca historiæ litterariæ, p. 232.

3. G. Patin, Lettre du 1er mai 1654, à Falconet, t. III, p. 30.

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