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Naudé avait été l'ami intime de Descordes. Il dressa aussitôt un catalogue de ces richesses bibliographiques 1, le fit imprimer, et le soumit à Mazarin en le pressant de ne pas laisser échapper une aussi précieuse collection. Bien des acquéreurs se présentaient le cardinal offrit dix-neuf mille livres 2, elle lui fut adjugée pour vingt-deux mille 3.

Grâce au catalogue de Naudé, nous pouvons donc savoir exactement ce que fut à son origine la bibliothèque de Mazarin. Nous n'avons pas fait le compte des volumes, mais J.-V. Rossi et Naudé lui-même 5 fixent leur nombre à six mille, ce qui concorde assez bien avec les chiffres fournis par l'archevêque de Reims. Nous avons dit déjà qu'une pareille collection n'avait guère de rivales à Paris. Elle se composait du reste presque exclusivement de théologie et d'histoire ; la poésie, la jurisprudence et la médecine 7 y étaient à peine représentées.

1. Bibliothecæ Cordesianæ catalogus, cum indice titulorum. Paris, Vitray, 1643, in-4°. Il se vendait « quarante-cinq sols. » G. Patin, Lettre du 19 juin 1643, à Bélin, t. I, p. 104.

2. Gui Patin, Lettre du 19 juin 1643, à Spon, t. I, p. 289.

Naudé écrit

3. Gui Patin, Lettre du 12 août 1643, à Bélin, t. I, p. 108. alors sur le registre dont j'ai parlé : « Les sieurs Cantarini et Saint-Anthoni achevèrent pour Son Éminance, et de son argent, le paiement de la somme de XXII livres, pour l'achapt de la bibliotèque de feu M. Descordes, chanoine de Limoges, comme il appert par le contrat qui en fut passé et consigné à M. Charles. »

4. Dans ce catalogue, les livres sont classés par ordre de matières. Il existe à la bibliothèque Mazarine (coté : manuscrits no 4,244) un autre catalogue de la collection de Descordes. Il est manuscrit et porte en tête : INDEX AUCTORUM; une main plus moderne a ajouté : In catalogo bibliothecæ Cordesianæ contentorum, 1643. Le titre des ouvrages n'y est pas indiqué, mais à la suite du nom de chaque auteur se trouvent des numéros qui renvoient aux pages du catalogue méthodique. Ce catalogue alphabétique était très probablement destiné à faciliter le service de la bibliothèque. On a même eu l'intention de le faire imprimer, car au bas de la première page se trouve cette note, aujourd'hui à demi effacée : «< L'impression du catalogue proposé in-12, caractère..., pourra se monter à deux cents francs, le papier compris. >>

5. J.-N. Erythræus, Epistolæ, t. II, p. 8. G. Naudé, Mascurat, p. 253. 6. « Le nombre de ceux-ci semble presque infini. » G. Patin, Lettre du 19 juin 1643, à Bélin, t. I, p. 104.

7. « Elle n'est guère propre à un médecin, car c'est de son métier dont il y a moins de livres. » G. Patin, Lettre du 12 juillet 1643, à Bélin, t. I, p. 105.

Ces lacunes furent bientôt comblées. Naudé se mit à l'œuvre, et la même année il acheta encore six mille volumes chez les libraires de Paris 1. Nous disons libraires, mais le mot est peutêtre un peu ambitieux ici. Naudé, quand il s'agissait de «< recouvrer » des livres, avait pour principe qu'il faut chercher partout, «fouiller et revisiter souvent toutes les boutiques des libraires frippiers et les vieux fonds et magazins, tant de livres reliez que de ceux qui ont tousjours esté réservez en blanc 2. » Aussi Naudé, possesseur lui-même d'une bonne bibliothèque, était-il bien connu des bouquinistes, qui couvraient alors de leurs boîtes les parapets du Pont-Neuf 3. Il continuait d'ailleurs à acheter les volumes en bloc et à la toise, sans presque les examiner.

Naudé ne négligeait pas les manuscrits dans ses recherches, car le catalogue de Descordes n'en contient aucun, et Mazarin, avant 1644, en possédait quatre cents volumes in-folio «< couverts de maroquin incarnat avec des filets d'or 4; » il est vrai que dans le nombre figurait le célèbre recueil de pièces réuni par M. de Loménie, et dont nous avons parlé plus haut. En juillet, Naudé paye encore : « au libraire Cramoisy, pour livres in-folio, 500 livres; » le 12 décembre, « au sieur Berthier, libraire en la rue Sainct-Jacques, 700 livres pour un Talmud hébreux en quatorze volumes in-folio 5. » Nous ne pouvons tout citer.

Mazarin partage et seconde l'ardeur de son bibliothécaire. Il recommande à ceux de nos généraux qui commandent en Allemagne de ne pas l'oublier s'ils peuvent mettre la main sur des livres. Ainsi, le 3 novembre, il écrit au comte de Rantzau :

...

S'il vous arrive quelque bon hasard de livres imprimés ou manuscrits, comme il en arrive quelquefois à la guerre, je vous supplie de les faire arrester pour moy, et de m'escrire l'adresse pour les faire porter icy, où je fais une bibliothèque assez considérable. Aussy bien, est-ce un

1. Naudé, Mascurat, p. 253.

2. Naudé, Advis pour dresser une bibliothèque, p. 108.

3. Voy. ci-dessous, p. 55.

4. L. Jacob, Traicté des bibliothèques, p. 488.

5. Extrait des comptes de Naudé.

fait remonter qu'à cette époque l'origine de sa publicité. La plupart des historiens modernes ont relevé l'erreur et sont tombés d'accord sur la date de 16481. Ils se trompent encore de cinq

années.

L. Jacob, dans son Traicté des plus belles bibliothèques de l'Europe, publié en 1644 2, écrit p. 487 : « Elle est commune à tous ceux qui y veulent aller estudier. » Auberoche, dans un recueil de vers latins 3, également publié en 1644, vante, p. 9, la générosité de Mazarin, qui ne veut être que l'hôte de ses livres,

Hospes, vult potiare libris.

Page 10, il parle de l'amour de Mazarin pour les savants à qui il ouvre l'asile sacré de ses livres,

Qui tibi librorum pandit loca sacra suorum.

Dans sa Juliade, le même poète cite les noms de plusieurs savants, qui venaient travailler chez Mazarin, et parmi eux figure Hugo Grotius, dont la mort remonte à 1645.

Renaudot, dans sa Gazette du 30 janvier 1644, annonce que «Mazarin fait servir son hostel d'une académie pour tous les doctes et curieux, qui y vont en foule tous les jeudis, depuis le matin jusques au soir, feüilleter sa belle bibliothèque.

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Histoire de Paris, t. V, p. 234. Jèze, État ou tableau de la ville de Paris relativement à l'utile et à l'agréable, p. 195.

1. Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. II, p. 476. Dézobry et Bachelet, Dictionnaire de biographie, etc., t. I, p. 297. - Encyclopédie moderne, t. VI, p. 162. De Laborde, Projets pour l'amélioration et l'embellissement du Xe arrondissement, p. 26. De Laborde, Le palais Mazarin, p. 196. MM. L. Lalanne, Curiosités bibliographiques, p. 180, et de Guilhermy, Itinéraire archéologique dans Paris, p. 348, se prononcent pour l'année 1644. Seuls, M. Petit-Radel, Recherches sur les bibliothèques anciennes et modernes, p. 261, et M. Vallet de Viriville, Histoire de l'instruction publique, p. 256, acceptent la date de 1643.

2. Le privilège est du 16 juillet.

3. Eminentissimo principi Julio cardinali Mazarino, patritio romano, etc. Paris, in-4°.

Enfin, dans le Mascurat publié en septembre 16491, Naudé expose, p. 244, les améliorations projetées par Mazarin en faveur de sa collection qui, fermée à cause du changement de local 2, allait être rendue au public, et il ajoute : « Je me souviens d'y avoir veu, quand on l'ouvroit tous les jeudis, plus de quatre-vingts ou cent personnes qui y estudioient toutes ensemble. >>

Pour comprendre les avantages que cette généreuse disposition devait procurer aux savants, il faut se rendre compte des difficultés que rencontraient à cette époque les hommes qui se livraient à des travaux d'érudition. Les livres étaient plus chers qu'aujourd'hui, les occasions de se les procurer beaucoup moins fréquentes, et pas plus qu'à présent les ouvrages sérieux n'enrichissaient leurs auteurs. Les bibliothèques nombreuses, quoique assez répandues, étaient d'un difficile accès pour qui n'avait ni charge officielle ni blason. L'illustre historien de Thou avait employé quarante années 3 à former la sienne, qui ne se montait guère qu'à huit mille volumes ". Celle de Guillaume Marescot, conseiller du roi et maître des requêtes, en contenait six mille 5. Gui Patin en possédait autant 6. On citait encore la bibliothèque

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A. Bazin,

1. G. Patin, Lettre du 3 septembre 1649, à Spon, t. I, p. 473. Histoire de France sous Louis XIII, t. IV, p. 103. Nous lisons dans les comptes de Naudé la note suivante, sans indication de date: «< A Mr Cramoisy, pour la première impression du Mascurat, 450 liv., 3 s.; plus, aux garçons imprimeurs et libraires, 10 liv. »

2. Elle venait d'être transportée de l'ancien hôtel Tubeuf dans une nouvelle galerie qui longeait la rue Richelieu. Voyez ci-dessous, p. 33.

3. On lit dans son testament: «Bibliothecam meam XL amplius annorum spatio magna diligentia ac sumptu congestam... » Naudé se trompe donc quand il écrit VINGT ANS. Voy. son Advis pour dresser une bibliothèque, p. 109.

4. Sur cette admirable collection, voy. A. F., Histoire de la Bibliothèque du roi, p. 167 et s.

5. L. Jacob, Traicté des bibliothèques, p. 535.

6. L. Jacob, Bibliographia parisina, anno 1645, dédicace.

Traicté des bibliothèques, p. 551.

L. Jacob,

La grammaire surtout y était très richement représentée, s'il faut en croire ce vers de la Rymaille sur les plus célèbres bibliotières de Paris :

Grammatiquailles chez Patin.

HIST. DE LA BIBLIOTHÈQUE MAZARINE.

(Vers 36.)

2

meuble que les gens de guerre dissiperoient mal à propos. Je ne doute point que vous ne fassiez cela pour l'amour de moy'.

Le même jour, il s'adresse en ces termes au maréchal de Guébriant:

... Ensuite de ces affaires générales, je vous parleray d'un mien dessein particulier, qui est que, faisant une bibliothèque de quelque considération, et la désirant rendre la mieux assortie et la plus complète qu'il me sera possible, j'ay à vous supplier, si, au pays où vous vous trouverez et dans les divers accidens de la guerre, il se trouve des livres imprimés ou manuscrits que les gens de guerre ont coustume de dissiper, de les arrester pour moy, et de m'en donner avis, pour les faire transporter icy par les adresses que vous m'en donnerez. J'attends de vous cette courtoisie, laquelle je tascheray de me revancher en toutes les occasions où j'auray lieu de vous tesmoigner que je suis plus que personne du monde 2...

Le 19 décembre, Mazarin mande encore au même maréchal :

...Bien que vous soyez dans l'embarras et dans le tumulte de la guerre, je ne fais point difficulté de vous adresser un mémoire de livres, pour me les faire retourner de Basle, où ils se trouveront vraisemblablement. Je ne vous prescris point les adresses pour me les faire tenir, que vous pourrez sçavoir mieux que moi. Asseurez-vous que, en revanche, je ne perdray point l'occasion de vous tesmoigner que je suis véritablement 3...

Le transport dans l'hôtel Tubeuf des livres réunis à l'hôtel de Clèves avait commencé au mois de septembre; un libraire faisait les paquets, et des crocheteurs les chargeaient sur des charrettes. On lit dans le manuscrit, encore inédit, de Naudé auquel nous avons fait déjà de fréquents emprunts:

Pour le vin, fruictz, etc. du disner du samedi 3 octobre, avec un libraire qui faisoit les pacquetz, 13 sols.

Pour le mesme, du lundi 5, 12 sols.

1. Chéruel, Lettres du cardinal Mazarin, t. I, p. 444. 2. Chéruel, Lettres du cardinal Mazarin, t. I, p. 446. 3. Chéruel, Lettres du cardinal Mazarin, t. I, p. 511.

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