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tiers à cette saisie «< qu'elle estoit capable de mettre ledit palais et le peu qui restoit encore en iceluy, à couvert de la fureur et de la violence du peuple, si d'aventure il arrivoit quelque émotion au cas que le Roy sortist de Paris, ou pour d'autres raisons qu'il estoit aussi difficile de prévoir que d'éviter 1. »

Naudé, persuadé mais bien triste, revint au palais Mazarin. Il y trouva Tubeuf qui, accompagné de l'huissier Darbault, commençait déjà l'inventaire. Tubeuf demanda les clefs de la bibliothèque. Naudé lui répondit qu'il les remettrait plutôt «‹ à luy qu'à homme du monde, veu la bonne amitié qu'il avoit tousjours tesmoignée à Monseigneur le cardinal, avec lequel il s'accommoderoit bien, s'il plaisoit à Dieu de le ramener à Paris, et qu'en cas que de non, il croyait néantmoins que la bonne correspondance continuëroit tousjours entre eux deux, et qu'il ne se feroit rien en toutes ces affaires que de gré à gré 2. » Il le promena ensuite dans toutes les salles, lui faisant remarquer le nombre et la richesse des volumes qu'elles renfermaient. Puis, ayant supplié Tubeuf « d'avoir soin et d'empescher, autant que faire se pourroit, la dissipation de la plus belle et de la meilleure et plus nombreuse bibliothèque qui ait jamais esté au monde 3, il se retira «< la larme à l'œil, » voyant le public « à la veille d'estre privé d'un si grand trésor, et les bonnes intentions de Son Éminence si mal reconnuës, qu'au lieu de lui dresser des trophées pour tant de victoires gagnées, » on ne parlait «< que de le bannir, de le proscrire et lapider, comme s'il estoit l'ennemy juré de la France. »>

1. Naudé, Remise de la bibliothèque.

2. Ibid.

3. Ibid.

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Nous

4. Naudé, Remise de la bibliothèque de Mgr le cardinal Mazarin. reproduisons en entier ce curieux document, qui est devenu presque introuvable. L'original forme pages in-4o qui ne portent pas de titre; celui que nous lui avons donné est emprunté au catalogue de toutes les œuvres de Gabriel Naudé publié par L. Jacob à la suite du Tumulus Naudæi.

« AUJOURD'HUY 14 février 1651, le nommé Mathieu, servant d'ordinaire au palais de monseigneur l'Éminentissime cardinal Mazarin, me vint dire en

HIST. DE LA BIBLIOTHÈQUE MAZARINE.

5

Le président Tubeuf n'avait du reste que trop bien pressenti la marche qu'allaient suivre les événements. Un mois presque

mon logis, dans la cour de l'abbaye S.-Geneviefve, que Mr Tubeuf, président en la chambre des comptes, m'avoit demandé dès le soir auparavant, et avoit commandé que l'on m'advertist de le venir trouver le plus matin qu'il me seroit possible.

Ce qui fut cause que je me rendis chez mondit Sr Tubeuf, demeurant derrière le Palais-Royal, proche la butte de S.-Roch, sur les huict heures. Et ayant appris du portier que le dit Sr n'estoit encore levé, je m'en vins au palais de Mr le cardinal Mazarin, mon maistre, où le nommé Annet, servant à la garderobe, m'ayant dit que Monsieur Tubeuf s'estoit saisy dudit palais et de tout ce qui estoit en iceluy, pour la seureté de la somme de six cens quatre-vingt mil livres qui luy estoient deuës par son Éminence, et qu'il m'avoit envoyé quérir pour avoir les clefs de la bibliothèque : cela m'obligea d'aller au Palais-Royal, sçavoir de Mr Euzenat, intendant de la maison de mondit seigneur, ce que je devois faire en cette occasion. Sur quoy ledit sieur Euzenat me dit que Monsieur Tubeuf estoit venu le jour auparavant luy parler dans sa chambre au Palais-Royal, et l'avoit prié de trouver bon que, pour la seureté de son deu, il fist faire la saisie mentionnée cydessus. A quoy ledit sieur Euzenat luy ayant respondu qu'il sçavoit fort bien que son Éminence ne feroit rien perdre à personne, et moins à luy qu'à aucun autre, et qu'il pouvoit faire en cette occasion tout ce qu'il jugeroit utile et nécessaire pour ses asseurances, mondit sieur Tubeuf le pria de vouloir venir recevoir l'exploit au palais de son Éminence. De quoy ledit sieur Euzenat s'estoit excusé sur les affaires qu'il avoit avec Mr de Massac présent, et qui ne luy permettoient en aucune façon d'y pouvoir aller, adjoustant qu'il y alloit envoyer Monsieur le Normand, auquel on pourroit laisser ledit exploit. Il me dit aussi qu'il avoit d'autant plus volontiers consenty à cette saisie qu'elle estoit capable de mettre ledit palais et le peu qui restoit encore en iceluy, à couvert de la fureur et de la violence du peuple, si d'aventure il arrivoit quelque émotion au cas que le Roy sortist de Paris, ou pour d'autres raisons qu'il estoit aussi difficile de prévoir que d'éviter; et qu'au reste, il ne voyoit pas que je deusse refuser de faire le mesme de la bibliothèque qu'il avoit fait de tout le logis, puisqu'en tout cas mondit sieur Tubeuf s'en pouvoit saisir par justice, et que, comme il estoit bon amy de nostre maistre, il estoit plus à propos de traitter avec luy civilement que par force et à toute rigueur.

Après quoy, estant retourné au palais Mazarin, je trouvay Monsieur Tubeuf qui y entroit accompagné d'un procureur nommé le Blanc, d'un huissier nommé Barbault, qui faisoit inventaire de tout ce qui estoit audit palais appartenant à son Éminence, et de Monsieur Petit, domestique ancien dudit sieur Tubeuf, qui avoit soin de faire bien fermer toutes les chambres que l'on avoit visitées, et d'en prendre les clefs. Et m'ayant dit d'abord qu'il m'avoit fait appeller afin que je luy donnasse les clefs de la bibliothèque, à cause qu'il avoit fait saisir le palais et tout ce qui estoit dedans, je lui respondis que je le ferois plus volontiers à luy qu'à homme du monde, veu la bonne amitié qu'il avoit tousjours tesmoignée à Monsei

jour pour jour après cette saisie, le Parlement, toutes les chambres assemblées, ordonnait l'arrestation du cardinal, « pour

gneur le Cardinal, avec lequel il s'accommoderoit bien, s'il plaisoit à Dieu de le ramener à Paris, et qu'en cas de non, je croyois néantmoins que la bonne correspondance continuëroit tousjours entre eux deux, et qu'il ne se feroit rien en toutes ces affaires que de gré à gré.

Ensuite de quoy, l'ayant mené à la grande salle du petit corps de logis qui joint au grand, je luy en fis ouverture, et, après luy avoir monstré comme elle estoit toute pleine, depuis le bas jusqu'au haut, de livres de droict civil et de philosophie in folio, et de livres en théologie in quarto, je la fermay à double tour, et en consignay la clef, par ordre de mondit sieur Tubeuf, audit sieur Petit. De là, je le menay dans le premier entresol des trois grands qui sont sur la montée de la garderobe, et après luy avoir fait remarquer comme il estoit entièrement plein de livres en médecine, chymie et histoire naturelle de toute sorte de volumes, voire mesme qu'il y en avoit beaucoup qui estoient rangez à terre et sur le plancher, faute de place sur les tablettes, je fermay ledit entresol à double tour, et en donnay la clef au mesme sieur Petit. Après quoy, je menay ledit sieur Tubeuf au second entresol plein de Bibles en toutes langues, sçavoir hébraïques, et autres orientales, grecques, latines de vieille et nouvelle édition, françoises, italiennes, espagnoles, allemandes, flamandes, angloises, hollandoises, polaques, hongroises, suédoises, finlandoises, galoises, hibernoises, rhuténiques, jusqu'au nombre, avec les autres manuscrites, d'environ deux cents, comme aussi de commentateurs sur la Bible en toute sorte de volumes; et l'ayant aussi fermé à double tour, je donnay la clef au mesme sieur nommé cy-dessus.

Ensuite, je lui monstray le troisième entresol, plein de livres manuscrits hébreux, syriaques, samaritains, éthiopiens, arabes, grecs, espagnols, provençaux, italiens et latins de toute sorte, tant pour les matières que pour les volumes. Et l'ayant fermé, et donné la clef comme dessus, je le fis monter à la grande bibliothèque et luy ouvris la première chambre haute exhaussée, et pleine depuis le plancher d'embas jusqu'à celuy d'enhaut de livres en droit canon, politique, et autres matières mêlées en diverses sciences. Et passant de cette première chambre à la seconde je luy fis entendre comme elle estoit pleine, à la façon de la précédente, de livres luthériens, calvinistes, sociniens et autres hérétiques en toutes langues, comme aussi de livres hébreux, syriaques, arabes, éthiopiens, et semblables orientaux de toutes les sortes, avec beaucoup qui estoient à terre faute de place sur les tablettes et pulpitres.

Enfin, je le menay de ces deux chambres dans la grande gallerie, longue d'environ neuf ou dix toises, où estoit toute l'histoire tant ecclésiastique que profane, tant universelle que particulière de toutes les nations avec les 350 volumes manuscrits in folio reliez en maroquin incarnat, et recueillis par Monsieur de Loménie; la mathématique au nombre d'environ 3.500 volumes les Pères, la scholastique, la controverse, les sermonaires, les livres de l'imprimerie du Louvre, et quasi toutes les humanitez; avec plus de livres couchez par terre qu'il n'en pourroit tenir dans trois chambres de juste

estre contre luy procédé extraordinairement, » et décidait en outre « qu'à la requeste du Procureur-Général tous ses biens et revenus de ses bénéfices seroient saisis 1. >>

Grâce aux efforts de Tubeuf, grâce aux lenteurs calculées de quelques conseillers du Parlement, cet arrêt ne reçut point son exécution.

La demeure du cardinal n'en restait pas moins sous la main de la justice, qui y était représentée par un archer du grand prévôt. Quant à la bibliothèque, encore respectée de la justice, elle ne l'était guère par ceux qui étaient chargés de la conserver. Tout

grandeur, et beaucoup de grands volumes de chartes, stampes, voyages, entrées, etc.

Après quoy, je luy fis voir comme la porte du costé de la terrasse estoit fermée à double tour et verroüillée haut et bas avec des clavettes abatuës derrière. Et, l'ayant fait sortir de ladite gallerie et des deux chambres cydessus nommées et joignantes à icelle par la porte qui est sur la montée de la garderobe par laquelle il estoit entré, je la fermay à double tour, et en consignay la clef audit sieur Petit pour la cinquième et dernière.

Et ayant supplié mondit sieur Tubeuf d'avoir soin et d'empescher, autant que faire se pourroit, la dissipation de la plus belle et de la meilleure et plus nombreuse bibliothèque qui ait jamais esté au monde, puisque à mon advis elle passoit les 40,000 volumes dont il y en avoit plus de 12,000 in folio, je me retiray la larme à l'œil, pour voir le public à la veille d'estre privé d'un si grand trésor, et les bonnes intentions de Son Éminence si mal reconnuës, qu'au lieu de lui dresser des trophées pour tant de victoires gagnées et tant de villes prises par ses soins; pour avoir administré si heureusement la France parmy tant d'orages et de tempestes dont elle estoit menassée; pour avoir si fidèlement servy et si vigoureusement défendu l'authorité du Roy et de la Reyne sa mère en qualité de Régente, on ne parle maintenant que de le bannir, de le proscrire et lapider, comme s'il estoit l'ennemy juré de la France. On le condamne sans aucune forme de procès, on excite les communes pour l'assommer, on poursuit ses amis et domestiques estrangers, comme ennemis de la patrie, et l'on n'oublie aucune sorte d'injure contre le meilleur homme du monde, et contre le plus fidèle et le plus affectionné ministre d'Estat qui ait jamais esté en France. Dieu sçait les causes de tous ces désordres, aussi bien que des factions qui broüillent maintenant ce royaume ; et, lorsque les ennemis du cardinal auront comblé la mesure de leurs iniquitez, il sçaura bien justifier l'innocent et punir les coupables.

1. Arrêt du 13 mars 1631.

-

G. N.

Il est reproduit dans les Mémoires de Mme de Motteville, t. VIII, p. 109. — Suite du vray journal des assemblées du Parlement, 2o partie, p. 59.

ceci nous est révélé par une lettre de Colbert qui, le 28 juillet, écrivait à Mazarin :

A l'égard des deux personnes qui sont dans vostre maison, l'une s'appelle Annet, qui est à vous, à qui l'on donne quarante sols par jour; et l'autre est un archer du grand prévost, à qui l'on donne un écu. La pensée m'estoit venue, il y a fort longtemps, de les oster. Mais, ayant considéré que tous les créanciers contestent que la dette de M. Tubeuf est supposée et que vous estes d'intelligence ensemble, et que, si nous ostons l'archer, qui est la seule personne de justice, et que nous y mettions vos domestiques, ce sera une forme de conviction qui, au moins, donnera lieu de permettre à tous les créanciers de saisir de nouveau et d'establir des gardiens, au lieu qu'il n'y a présentement que la saisie dudit sieur Tubeuf, duquel nous disposerons puisqu'il a ses assurances, j'ay jugé plus à propos de ne rien innover. Tout ce qui se peut faire est de retrancher cette dépense le plustost qu'il se pourra : à quoy je travailleray. Et si nonobstant ces mesures, vous persistez à faire oster ces deux hommes, sur ce que vous m'en manderez, je tascheray d'y faire travailler ledit sieur Tubeuf.

Pour M. Naudé, nous visiterons ensemble la bibliothèque, accompagnés de M. Tubeuf ou de celuy qui a les clefs pour luy, et nous remettrons le tout au meilleur estat qu'il se pourra. Comme je n'ay pour but de plaire à qui que ce soit, mais seulement de vous dire naïvement tout ce que j'apprends et ce que je puis sçavoir d'important pour vostre service, il est bon que vous sçachiez que celuy qui travailloit avec ledit sieur Naudé à vostre bibliothèque (et tous vos domestiques disent assez haut qu'il en a détourné une très-grande quantité, dont il a composé une bibliothèque particulière pour luy, et qu'il prétend cacher ce vol en avouant qu'il en a détourné quelques-uns des meilleurs, crainte que vostre palais ne fust pillé) a toujours esté dans des sentiments très contraires à vos intérests, et qu'il prétend, par son industrie, vous obliger à fonder un revenu pour l'entretien de vostre bibliothèque. Vous verrez s'il y a de la vraysemblance à cela '.

Après que le roi eut été solennellement déclaré majeur, le cardinal, qui se sentait soutenu par toute la Cour, se décida à tenter sa rentrée dans le royaume. Le 21 décembre, il se rendit

1. Correspondance de Colbert, t. I, p. 111.

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