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vouloir assister à tout ce qui se feroit en ladite bibliothecque, pour tempérer l'humeur boüillante de M. Portail, et surtout d'y venir le lundy matin pour faire commencer la vente comme j'avois destiné. De quoy il ne me voulut donner aucune asseurance,

Après disner, je fus chez l'advocat B[luet], et ne l'ayant point trouvé, je le fus chercher chez la tante de M[enardeau ?], où il fut résolu qu'on trouvroit un homme qui offriroit jusqu'à cinquante mil livres de la bibliothecque. De quoy, puisque ledit advocat B[luet] aura informé pleinement vostre Éminence, je ne diray rien icy davantage.

Hier sur les huict heures je me rendis au palais de vostre Éminence, où je trouvé Mess's Pithou et Petau dans la chambre des Bibles, qui commençoient à les inventorier. Je les priay de vouloir commencer par ceux que je leur avois proposé le jour auparavant. Et après les avoir asseurez que M. Portail en estoit demeuré d'accord, nous fusmes dans la grande bibliothecque avec trois libraires, sç[avoir]: Guillemot, sindic de la compagnie, Quinel de la rue Saint-Jacques, et Villerie de la rüe de la Bouclerie, ausquels je fis faire des pacquets de tous ces livres de M. d'Infreville et de quelques autres que je pouvois rachepter chez les libraires du soir au lendemain : ce qui dura jusqu'à onze heures. Et nous avions fait plus de pacquets qu'on n'en pouvoit vendre en un jour. Mais M. Portail estant survenu, il fit tout quiter, cria et bravast d'importance, dit qu'il estoit le maistre, et parlant à moy, qu'il ne prenoit conseil de personne, que plus je luy en dirois, moins il en feroit, et que ce seroit tout le contraire qu'il vouloit commencer par les Bibles et vendre la moitié de la bibliothecque auparavant qu'il fut soir. Ensuite de quoy, il alla veoir le lieu destiné pour la vente, qui est la grande sale où l'on vendit les meubles, et mena tous les libraires dans la chambre des Bibles, où avec M. Doujat, qui estoit venu après luy et qui ne dit jamais mot soit pour retarder ou pour faire vendre lesdits livres doubles, on commença à inventorier lesdites Bibles et à les porter ensuite au lieu de la vente. Et midy et demi estant sonné, chacun se retira.

J'oubliois à dire à vostre Éminence que sur les dix heures l'homme qu'avoit trouvé l'advocat B[luet] pour faire les offres en gros se présenta devant Messrs Pithou et Petau, les deux autres n'estans encore venus, et offrit de donner trente mil livres de ladite bibliothecque en gros. A quoy ces Mess's respondirent que cette offre n'estoit point raisonnable, et de plus que ce n'estoit point à eux à la recevoir, mais qu'il vînt précisément à deux heures.

M. Doujat m'ayant fait le bien de me ramener, je le priay, à l'ordinaire, de se trouver à l'ouverture de la vente, afin de faire recevoir les offres ou de la faire commencer par ces livres doubles. Ce qu'il me refusa, disant de ne vouloir point se commettre avec M. Portail, qui estoit trop fâcheux et estravagant.

L'ayant quitté, je fus parler à l'advocat B[luet] et tous deux ensemble parlammes à Massacq, qui firent en sorte que, sur les deux heures et lorsque l'on vouloit commencer la vente, un nommé Le Blanc, procureur des créanciers de vostre Éminence, fit offre de prendre la bibliothecque en gros pour quarante mil livres ; et sur ce qu'on luy dit que cest offre n'estoit point raisonnable, il en offrit cinquante. De quoy M. Portail se moqua, disant que le temps de la vendre en gros estoit passé et qu'il la vouloit vendre en destail, ne se souciant point aussi des instances que faisoit M. Baron, l'un des adjoincts, affin que des offres si raisonnables fussent receus. Et ainsi, l'on commença la vente par la grande Bible de M. Le Jay qui fut délivrée en un instant à trois cens soixante et cincq livres. Après quoy suivit celle d'Anvers, en huict volumes qui fut donnée pour trois cens livres. Puis celle de Complute en 6 volumes pour cent francs. Et de là on passa à toutes les autres Bibles hébraïques, puis aux grecques et latines, et ainsy conséqutivement à toutes les autres.

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Et est à noter que, pendant que M. Portail assistoit à la vente où il se facha de me veoir, et commanda mesme à l'exempt de ne me plus laisser entrer, il y avoit d'autres de ces Messrs les adjoincts qui faisoient inventorier et préparer des livres dans les autres chambres pour la vente d'aujourd'hui matin. Et de fois à autres, M. Portail menoit dans la grande bibliothecque et ès autres chambres toutes les compagnies qui désiroient y aller, les uns pour voir, les autres pour mettre des livres à part, et plusieurs pour en desrober. Et il estoit mesme fort tard qu'il y avoit, au dire d'Annet, plus de cent personnes qui couroient et rôdoient dans la grande bibliothecque.

Et au sortir, M. Portail invita l'assemblée de se trouver aujourd'huy à sept heures du matin. Et en effet on a commencé à vendre sur les huict et on a continué jusqu'à dix et demie, que M. Doujat a apporté un arrest de la grande chambre par lequel la vente en destail estoit sursie jusqu'à vendredi matin, affin que l'on eust loisir de recevoir les offres de ceux qui la voudroient achepter en gros. Le motif de cest arrest estoit fondé sur la requeste présentée par celuy qui avoit fait

1. Alcala de Hénarès.

HIST. DE LA BIBLIOTHÈQUE MAZARINE.

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hier les offres de trente mil livres, et sur la plainte de ce qu'on ne l'avoit pas voulu escouter, et aussy des grands désordres qui se commettoient en la distraction de ladite bibliothecque.

Tant y a que M. Portail, qui avoit donné charge à M. Pithou de faire vendre en son absence, estant survenu au palais sur les onze heures et comme la vente en vertu dudit arrest estoit cessée, il en a esté tellement en cholère qu'à peine pouvoit-il parler. Et après avoir dit beaucoup de choses trop longues à rapporter, il a asseuré le monde que, nonobstant cest arrest, l'on vendroit à deux heures. Et s'en est allé disner chez M. d'Emmery.

Retournant à deux heures comme il avoit promis, où après avoir encore crié et menassé que les Enquestes iroient demain prendre leurs places pour faire rompre cest arrest, et que M. le duc d'Orléans seroit prié de s'y trouver, il a rompu les seaux et mené tous ceux qui estoient là dans la bibliothecque, où chacun a mis à part tout ce qu'il a voulu, faisant aussy travailler trois libraires à faire des pacquets de tous les in-folio, affin de les avoir plutost vendu. Et lorsque je me suis retiré dudit palais ou des environs, il y estoit encore.

Au reste, estant allé voir ce matin M. de Coutance, nous avons esté luy et moy apprendre ce qui se passoit en ladite bibliothecque où j`ay tousjours fait tenir mon homme depuis le matin jusques au soir. Et ayant sceu que l'arrest avoit esté signifié, mais que M. Portail n'y vouloit aucunement acquiescer, disant que c'estoit un arrest de deux pistolles, nous avons esté chez M. Doujat le prier de tenir la main à l'exécution dudit arrest, soit par sa présence ou autrement. Mais auparavant nous avions esté chez M. Tubeuf sans le pouvoir trouver, affin qu'il parlast à ce M. Portail, et chez M. le mareschal de L'Hospital, qui nous dit de ne pouvoir absolument rien faire en cette occasion, et qu'il falloit aller chez M. le procureur général, où nous avons esté après disné. Et après luy avoir remonstré ces désordres il nous promit d'en parler demain à l'assemblée, et nous dit qu'il falloit trouver le moyen de faire des offres en gros. Sur quoy je luy ay dit qu'il seroit dorennavant bien difficile, à cause de la grande quantité de livres que l'on tiroit à toutes heures de ladite bibliothecque.

Nous avons aussy esté chez M. le président de Bailleul, mais sans le pouvoir trouver. Demain nous verrons si les Enquestes s'assembleront pour conclure à l'entière dissipation de cette bibliothecque, à laquelle je puis dire que M. Tubeuf n'a pas peu contribué, en ne voulant exécuter aucun des expédiens qu'on luy a présenté : ce qu'il a fait, comme je crois, ou crainte de desplaire à M. le duc d'Orléans, ou par le conseil

de M. l'advocat Tubeuf, son parent. Il est aussy arrivé très-mal à propos que Mess's Colbert ny Joubart n'estoient point icy, et que personne n'a eu charge de vostre Éminence pour remédier à ces désordres.

Tous les curieux vont ou envoient choisir tout ce qu'il leur faut, et qui ne le veut ou ose faire de soy mesme y envoye des personnes interposées. Les libraires y font aussy d'estranges grivelées, affin d'avoir les livres pour rien. M. le chancelier en fait achepter sous main par Messrs Salmon et Petau, et ledit Petau fait ses pratiques pour avoir les manuscripts. M. de Harlé courtise tous les statuts et loix municipales ; d'autres buttent à l'histoire, et ainsy personne n'y va ou envoie sans dessein. Et s'il faut que demain l'arrest de suspension soit quassé, il n'y aura plus de livres quatre ou cinq jours après : ce qui sera une désolation la plus estrange et la plus horrible que l'[on] ayt jamais veu, et de laquelle on parlera esternellement dans les histoires, veu que jamais les Gots et Vandales n'ont rien fait de si noir, de si cruel, ni de si estravagant. Mais, crainte d'affliger vostre Éminence je ne l'y en diray point dava[n]tage pour le présent.

La petite lettre dont il a plu à vostre Éminence [m'honorer?] m'ayant esté rendue par l'advocat B[luet], je n'ay manqué de l'assistei de tout mon pouvoir en ce qu'il a désiré de moy. A tel point que j'avois trouvé les moyens d'agir promptement selon le désir de vostre dite Éminence...

Ce soir la nouvelle estoit que M. de Beaufort devoit partir pour surprendre ou couper le chemin à votre Éminence. C'est pourquoy je prie Dieu qu'il la conserve en sa sainte garde, et demeure à jamais, Monseigneur, vostre très humble, très obéissant, très obligé serviteur. Ce 9 janvier 1652 2.

Mazarin n'avait sans doute pas reçu encore cette lettre le 11, quand il écrivait de Pont-sur-Yonne à l'abbé Fouquet :

Je voy la précipitation avec laquelle on vouloit faire vendre ma bibliothèque, et on me mande que S. A. R. 3 insistoit pour que cela se

1. Ce mot signifie ici collectionneurs, amateurs d'objets rares ou précieux, tableaux, bijoux, livres, etc. Il ne s'emploie plus guère en ce sens.

2. Lettre trouvée dans les archives du ministère des Affaires étrangères et publiée par M. Jean Kaulek, Bulletin de la Société de l'histoire de Paris, octobre 1881, p. 132.

3. Le duc d'Orléans.

fist en détail, plus tost pour me faire injure que pour en tirer de l'argent. Il sera beau de voir dans l'histoire que le cardinal Mazarin, ayant pris tant de soucy pendant trente ans pour enrichir des plus beaux et des plus rares livres du monde une bibliothèque qu'il vouloit donner au public, le Parlement de Paris ayt ordonné par un arrest qu'elle seroit mise en vente, et que les deniers qui en proviendroient seroient employez pour faire assassiner ledit cardinal..... J'apprends de divers endroits les obligations que j'ay pour M. le procureur général '; je vous prie de luy exprimer ce que je vous ay dit sur son sujet, et que je ne perdray jamais aucune occasion de le servir 2.

Le 12 janvier, Naudé raconte en ces termes à Mazarin comment furent reçues les offres du trésorier Violette :

Monseigneur,

Ayant rendu conte à vostre Éminence, par celle que je lui escrivis mardy dernier, du commencement de la vente de sa bibliothecque et de ce qui estoit survenu à l'occasion d'icelle, j'ay maintenant à luy dire que M. Tubeuf m'ayant envoyé quérir mercredi au matin, il me dit au retour de la Chambre des Contes qu'il falloit que je demeurasse en la bibliothecque pour veoir ce qui s'i passeroit, empescher le désordre, et faire monter les livres le plus haut qu'il seroit possible. A quoy luy ayant respondu que si la bibliothecque avoit à se perdre, j'aymerois mieux que ce fut en y mettant le feu et en la détruisant totalement qu'en la faisant vendre, puisque l'argent qui en pourroit provenir devoit estre emploié à faire assassiner votre Éminence, il me respondit que je le prenois mal et que si cest argent-là ne suffisoit, on voudroit trouver le reste sur tous les autres meubles, qui seroit encore plus de perte pour vostre Éminence.

La conclusion fut qu'arrest ayant esté donné le matin, les chambres assemblées en la façon tumultuaire que vostre Éminence aura desjà sceu, il avoit esté dit que trois conseilliers de la Grand-Chambre, sçavoir les deux nommez et M. Prévost avec les trois jà nommez des Enquestes, s'assembleroient en ladite bibliothecque, pour délibérer de ce qu'il seroit à propos de faire, sçavoir de vendre en gros ou en des

1. Fouquet.

Un

2. Bibliothèque nationale, manuscrits, fonds français, no 23,202. fragment de cette lettre a été publié par M. Victor Cousin, dans le Journal des savants, année 1854, p. 465.

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