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«Arc de Sainte-Anne » (c'est la demeure où Camoens acheva ses jours, à Lisbonne, dans la solitude et la pauvreté), marché sur les traces de Manzoni; Herculano, illustré par des travaux très-fructueux sur les documents ensevelis jusqu'à nos jours dans le secret des archives nationales, s'est délassé de ces occupations sévères en écrivant son « Moine de Cîteaux ; »Antonio d'Oliveira Marreca, s'inspirant du romancero, a mis en scène « le comte souverain de Castille,» Fernan Gonzalez, ce prototype de l'héroïsme demi-barbare, et beaucoup moins chevaleresque que gothique, chez les montagnards qui brisèrent par leur résistance le joug des conquérants musulmans de la Péninsule. Luiz Augusto Rebello da Silva n'a pas été chercher à une si grande distance de temps et de lieux les sujets de son œuvre principale; il a choisi la jeunesse de Jean V. » C'est par de fortes études et par un infatigable labeur dans les grands dépôts publics, dont les documents inédits sont les pierres, brutes encore, avec lesquelles le génie de la critique et de la méthode doit élever l'édifice de l'histoire, que M. Rebello da Silva s'est élevé aux postes importants qu'il occupe aujourd'hui dans la sphère de la littérature et celle de l'administration. Jean V fut le contemporain de Louis XV; mais il s'efforçait de rivaliser avec Louis XIV par la pompe de sa cour et par l'éclat de fondations utiles, qui devaient lui faire pardonner par son peuple la suppression de toutes les libertés politiques dont les premiers souverains de la maison de Bragance avaient au moins respecté l'apparence et conservé le souvenir.

L'intention de M. Rebello da Silva est de compléter par d'autres compositions l'exposition, historique pour le fond, romanesque par la mise en scène, des événements de ce règne et du caractère du souverain. Les amours, en réalité aventureuses et chevaleresques, du prince de Portugal avec Cécilia da Gama, novice ou plutôt pensionnaire au monastère de Santa Clara d'Odivellos, sont la donnée autour de laquelle se groupent les événements de la jeunesse de Jean. L'écrivain exprime, au sujet de l'institution des Jésuites, des idées qui lui sont assez particulières, et qui, bien qu'avec une extrême réserve, se font jour aussi dans son << Histoire du Portugal. » C'est ici moins que partout ailleurs le lieu de discuter ces idées; seulement, un fait positif et généralement méconnu, doit être noté en passant : c'est que la Compagnie, loin de favoriser, en 1579, les démarches que Philippe II fit pour s'assurer la succession de la couronne de Portugal, et d'approuver, en 1580, la guerre que ce monarque déclara, pour s'en rendre maître, à l'élu du peuple portugais, Dom Antonio, la Compagnie, disons-nous, se montra

très-décidée et persévérante dans son opposition à la révolution qui allait absorber le Portugal dans l'Espagne; l'intervention positive, impérieuse, et plusieurs fois répétée de la cour pontificale put seule réduire au silence et à l'inactivité le général de la Compagnie, à Rome, et son provincial en Portugal.

Ici s'arrête l'esquisse tracée par M. Ferdinand Wolf, de l'état présent de la littérature portugaise. Nous ne pouvons cependant quitter le chapitre de M. Rebello da Silva sans faire en peu de mots mention d'un travail considérable et de la plus sérieuse valeur, que cet écrivain vient de mettre au jour sous le titre d'Introduction à l'Histoire de Portugal pendant les xvi1o et xvII° siècles. On a rendu, dans une publication française1, un compte détaillé de cette œuvre vraiment digne de l'attention et de la sympathie du public par l'étendue des recherches, le fondement et l'authenticité des matériaux employés, la saine critique et l'éclat tempéré du style. Celui-ci rivalise en élégance et en pureté classique avec les modèles, non pas, il est vrai, ceux du véritable âge d'or, celui de Couto et de Barros, mais, au moins, ceux du « siècle de Dom Joseph,» de la renaissance académique des lettres portugaises, les écrits du comte d'Ericeira et de Jacinto Freire.

1 La Correspondance littéraire.

A. DE CIRCOurt.

ARMINIUS VAMBÉRY'

IV

Dès qu'il fut connu que je jouissais de la faveur royale, chacun voulut m'avoir pour son hôte, moi et les autres hadjis. Ce fut une torture pour moi d'avoir à accepter six, sept ou huit invitations par jour, et de prendre quelque chose dans chaque maison. Mes cheveux se hérissent en songeant combien de fois je fus obligé de m'asseoir avant le lever du soleil, dès trois ou quatre heures du matin, devant un plat colossal, où le riz nageait dans la graisse de queue de mouton, et que j'étais forcé d'attaquer comme si mon estomac eût été vide. Combien je regrettais alors mon pain sans levain du désert, cuit à peine sur un feu de fiente de chameau, et comme j'aurais volontiers échangé cette abondance funeste pour une saine pauvreté !

Dans l'Asie centrale c'est la coutume, même dans les simples visites, de mettre une nappe plus ou moins sale devant le visiteur, qui doit manger au moins quelques morceaux de pain. « Ne pouvoir pas manger davantage » serait considéré comme une assertion invraisemblable, ou du moins comme une marque de mauvaise éducation. Mes compagnons pèlerins donnaient de brillantes preuves de leur bon ton. Une fois je supposai que chacun d'eux devait avoir avalé une livre de graisse et deux livres de riz, sans parler du pain, des carottes, des navets et radis; le tout accompagné de quinze à vingt soupières de thé vert. Dans ces exploits héroïques je passais pour un lâche, et

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chacun s'étonnait qu'un homme si versé dans la connaissance des livres fût à peine initié aux prescriptions du savoir-vivre.

Les beaux esprits de Khiva me causaient aussi bien des soucis. Ces gentlemen, qui donnent la préférence à la Turquie et à Constantinople sur toutes les autres villes et tous les autres pays, manifestaient un vif désir de recevoir d'un homme qu'ils tenaient pour le parangon du savoir islamite, des explications sur diverses questions religieuses. Combien elles m'échauffaient la bile, ces fortes têtes d'Oezbegs avec leurs turbans colossaux, quand elles entamaient une conversation sur les différentes manières de se laver la face, les pieds, les mains, l'occiput; sur les différentes positions qu'un homme religieux devait prendre pour s'asseoir, pour marcher, pour se coucher, pour dormir! Sa Majesté l'empereur de Turquie était censé avoir un turban d'une longueur de cinquante mètres au moins, une barbe allant jusqu'à la poitrine, et une robe tombant sur les talons. J'eusse mis ma vie en danger, si je leur eusse raconté que le sultan a la barbe et la tête rasées à la franque, et que ses habits sont faits à Paris, chez Dusautoy! Le Töshebaz ou couvent qui nous abritait était fréquenté comme une place publique, à cause de sa mosquée et de son réservoir d'eau; la cour fourmillait constamment de visiteurs des deux sexes. L'Oezbeg, avec son chapeau de feutre haut et rond, ses épaisses bottes de cuir, allait de ci de là, vêtu seulement d'une longue chemise, qui en été est son déshabillé favori. J'adoptai moi-même ce costume, après avoir constaté qu'il n'était pas indécent de le porter même au bazar, pourvu que la chemise eût conservé une certaine blancheur. Les femmes s'attiffent de volumineux turbans, composés de quinze ou vingt mouchoirs russes. Enveloppées de leurs vastes robes, chaussées de bottes grossières, elles se chargent de lourdes cruches d'eau. Je les vois encore. Parfois j'en voyais une se tenir à ma porte, implorant, pour guérir la maladie réelle ou feinte dont elle se plaignait, une sainte haleine, ou quelque peu de la poussière sacrée que les pèlerins rapportent d'une maison de la Mecque, qu'on dit avoir été celle du prophète. Je ne pouvais prendre sur moi de répondre par un refus à ces pauvres créatures, parmi lesquelles plusieurs ressemblaient étonnamment aux filles de la Germanie. Elle était là devant ma porte, accroupie, marmottant des lèvres comme si elle prononçait une prière; je touchais la partie souffrante de son corps, et après avoir soufflé trois fois sur elle, je respirais profondément : mon rôle était joué. Plus d'une affirmait ensuite qu'elle avait éprouvé un allégement immédiat de ses souffrances.

Ce que les oisifs cherchent en Europe dans les cafés, ils le retrouveraient à Khiva dans les cours des mosquées. Elles contiennent le plus souvent un réservoir d'eau qu'ombragent des arbres magnifiques, ormeaux ou palmiers. Nous étions en juin, et la chaleur était plus lourde qu'à l'ordinaire; j'étais cependant forcé de garder ma cellule, car pour peu que j'en sortisse pour me reposer sous ces attrayants ombrages, j'étais immédiatement entouré, et mortellement ennuyé par les questions les plus saugrenues. L'un voulait quelque instruction religieuse, l'autre demandait s'il existait au monde un endroit aussi beau que Khiva, un troisième voulait savoir, une fois pour toutes, si le grand sultan mangeait chaque jour le dîner et le souper qu'on lui envoyait de la Mecque, et s'il était vrai que le transport de la Kaaba à son palais s'effectuât en une minute. Ah! si les bons Oezbegs savaient combien de fois le Château-Laffitte et le Moët ornaient la table impériale sous le règne d'Abdul-Medjid !

Sur ces entrefaites, le premier ministre, jaloux de Shukrouttah qui m'avait reçu, me desservit auprès du khan, insinuant que je n'étais qu'un faux derviche, envoyé en mission secrète par le sultan de Bokhara.

Ce ne fut donc pas sans étonnement et sans une secrète inquiétude que je reçus une seconde invitation de paraître à la cour. Le khan, que je trouvai au milieu d'une nombreuse assistance, me dit avoir appris que j'étais très-versé dans les sciences mondaines, et que j'écrivais d'un style fleuri et magnifique. Il désirait en conséquence que je lui rédigeasse quelques lignes à la mode de Constantinople. Je me doutais bien que l'idée lui avait été suggérée par le ministre, qui se piquait lui-même de calligraphie; je pris donc la plume et je couchai sur le papier le compliment suivant :

« O le plus majestueux, le plus puissant, le plus redouté souverain et roi !

» Plongé dans ta royale faveur, n'ignorant pas que les belles écritures sont des écritures de fou, celui qui est devant toi s'est peu adonné à l'étude de la calligraphie; mais se souvenant aussi que tout effort, même malheureux, qui plaît au roi est une vertu, le plus pauvre et le plus humble de ses serviteurs ose te présenter ces lignes, dans le sentiment de la plus dévouée des obéissances. »

L'extravagante sublimité de ces titres, qui du reste sont encore usités à Constantinople, flatta fort le khan. Le ministre était trop stupide pour comprendre la malice à son intention que j'y avais mêlée. On m'ordonna de m'asseoir, et après m'avoir fait offrir du pain et du

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