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L'heure du départ approchait. Je serais incapable de raconter notre scène d'adieux, nous étions tous aussi émus les uns que les autres. Pendant six longs mois nous avions partagé les mêmes dangers, bravé ensemble les déserts, les intempéries, les brigands. Rien d'étonnant si nous nous regardions maintenant comme frères. Nous séparer, c'était mourir les uns pour les autres; nous n'avions plus même l'espérance de nous revoir. Mon cœur était près de se briser, quand je songeais que je ne pouvais pas leur révéler le secret de mon déguisement, et que j'étais forcé de tromper jusqu'au bout mes meilleurs amis, ceux-là même à qui je devais la vie. Ma confession, qui à elle seule eût été un crime, le renégat devant de par la loi de Mahomet être lapidé, eût peut-être tranché d'un coup tous les liens de notre amitié, et avec quelle amertume Hadji-Salih, si sincère dans ses convictions religieuses, eût ressenti la déception! Non, je résolus de lui épargner ce chagrin et ce reproche d'ingratitude : je devais le laisser dans sa douce erreur.

Après m'avoir recommandé, comme si j'eusse été leur frère, à quelques pèlerins que je devais suivre jusqu'à la Mecque, ils m'accompagnèrent après le coucher du soleil jusqu'en dehors de la ville. Je pleurai comme un enfant, en m'arrachant à leurs embrassements et en prenant place dans ma charrette. Mes amis étaient aussi baignés de larmes, et longtemps je les vis immobiles, les mains levées vers le ciel, implorant la bénédiction d'Allah sur le voyageur qui les quittait. A la fin, ils disparurent dans l'obscurité, et je ne vis plus que les dômes de Samarkand, illuminés par les faibles lueurs de la lune naissante.

ÉLIE RECLUS.

VARIA

BETTINA D'ARNIM. (Notes et jugements de Varnhagen d'Ense.) Mme d'Arnim, la figure la plus singulière, la plus capricieuse, parfois la plus poétique de la littérature allemande de ce siècle, est morte le 20 janvier 1860: elle était née à Francfort en 1785. Un seul de ses ouvrages, si je ne me trompe, a été traduit en français, c'est sa Correspondance avec Goethe, c'est-à-dire le livre même qui lui donna en Allemagne une célébrité subite, et auquel elle devra, dans l'avenir, un renom durable. Ces lettres, singulièrement difficiles à transporter en français, ont été publiées à Paris, en 1843, sous le nom de Sébastien Albin, mais la traduction en est due, en réalité, à la plume d'une femme. Il faut lire sur cette publication, et pour se remettre en goût de la Correspondance de l'Enfant avec Goethe, et sur l'étrange Enfant lui-même, un article de M. Sainte-Beuve, au tome lle des Causeries du Lundi.-Rien, au premier abord, ne semble plus différent du jugement porté par M. Sainte-Beuve que celui de Varnhagen. Le premier l'a vue tout entière dans l'écrit où se retrouve, on peut bien le dire, toute la fleur de poésie, toute la jeunesse de Bettina; Varnhagen juge moins ses écrits que sa personne, son imagination moins que son caractère, il la montre surtout dans la société et dans l'intimité, et ce qu'elle fut plus tard, lorsque la renommée vint, et avec elle un rôle. Ce contraste, à le bien prendre, n'est qu'à la surface, et c'est dans la personnalité même de Bettina qu'on le trouve résolu et ramené à l'unité, si l'on peut employer ce mot à propos d'un être aussi divers que la comtesse d'Arnim.

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Le mot de Schleiermacher sur Bettina, qu'elle était sensualité pure, mais n'arrivant jamais à la concentration, » cé mot est la véritable clef de sa nature. Toujours chez elle on est ramené à cette conclusion.

Elle aime à l'excès tout ce qui est sensuel en paroles et en symboles. Un jour elle entreprit, à ma grande terreur, de me raconter avec une hardiesse singulière sa nuit de noces. Une autre fois, causant avec Mme Schleiermacher, elle amena progressivement cette dernière à l'idée que le prince X. l'avait séduite; et, au moment d'arriver à la confession formelle, elle donna en riant un autre tour à la conversation. Ainsi fait-elle toujours.

Pour arriver au vrai avec Bettina, il ne faut souvent que prendre le contrepied de ses affirmations. Vingt fois elle m'a répété, de la manière la plus précise, qu'elle n'avait jamais aimé Arnim, qu'elle ne l'avait épousé que par estime. La vérité est qu'elle a langui et soupiré pour Arnim, que, d'accord avec sa famille, elle l'a induit et poussé au mariage; tandis que, de son côté, il avait déclaré n'avoir pour elle que de l'estime et pas d'amour, ce qui la blessa profondément.

Lorsque Arnim mourut inopinément à Wiepersdorf, la nouvelle en étant arrivée de grand matin, je fus mandé sur-le-champ chez Bettina. Je me hâtai, et la trouvai encore au lit, et M. et Mme de Savigny1 près d'elle qui m'attendaient. Bettina pleurait et criait, se tordant les mains, complétement abimée dans la douleur. Je pris conseil de l'état où je la voyais, je ne mis point trop d'empressement à la consoler, et, causant avec les Savigny, je me laissai imposer la tâche d'un court article nécrologique, ce dont Bettina fut très-reconnaissante. Je la laissai dans une agitation violente, ne pouvant se contenir; et je pris la part la plus sincère à sa douleur qui me parut tout à fait naturelle.

La notice nécrologique satisfit singulièrement les Savigny et tous les amis; elle fut reproduite par la Gazette d'État.

Quelque temps après, je revis Bettina. Elle était vexée de me devoir quelque chose, et elle me dit d'un air railleur que ses enfants avaient ri de bon cœur en voyant que j'avais parlé d'eux, dans ma notice, comme donnant de grandes espérances. Je la laissai dire.

Plus tard encore, me trouvant avec elle en société, il fut question d'une femme que la mort de son mari mettait au désespoir. Bettina s'exprima là-dessus avec sévérité, disant qu'elle s'était conduite bien différemment; que Varnhagen, ici présent, avait été témoin de son calme, de sa force, de son égalité d'âme à la mort d'Arnim; qu'elle avait été ce jour-là comme tous les autres jours; que Varnhagen pouvait en rendre témoignage!.. Je me tus, et ne témoignai rien du tout.

La maréchale d'Albret fut si bouleversée par la mort de son mari, qu'elle ne voulait prendre aucune nourriture, refusant obstinément tout ce qu'on lui offrait. 1 M. de Savigny, le jurisconsulte et ministre illustre, avait épousé la sœur de Bettina.

Alors Matha, qui joignait à beaucoup d'esprit un grand naturel, lui dit : « Avezvous résolu, madame, de ne manger de votre vie? S'il en est ainsi, vous avez raison; mais si vous avez à manger un jour, il vaut mieux manger tout à l'heure. >

Bettina me raconta qu'après la mort de la chanoinesse Gunderrode1, elle était montée sur le sommet d'une haute montague, et, parcourant des yeux l'horizon, s'était demandé si jamais, consolée une fois, elle pourrait encore contempler avec joie ce tableau; et, comme elle avait dû se répondre affirmativement, elle avait résolu d'être ainsi dès ce jour même.

Avait-elle lu jadis l'anecdote de la maréchale, ou l'avait-elle peut-être entendu raconter à sa grand'mère qui était grande liseuse, Sophie de la Roche 2?

Gneisenau racontait qu'un jour de réception, Bettina, se trouvant chez lui, s'était assise à ses pieds, sa tête entre ses genoux, à demi endormie, sans prendre la moindre part à ce qui se passait, restant là pendant qu'on entrait et sortait, et qu'enfin, tout le monde ayant disparu, il avait fini par se trouver seul avec elle, et avait dû la secouer d'importance, pour mettre un terme à cette situation tout à fait pénible. (C'est donc ici une variation tardive du sommeil de l'enfant dans les bras de Goethe).

M. de Wildermeth, bel officier d'état-major, mort jeune, avait de Bettina (18221824) nombre de lettres des plus passionnées, qui forment de même une variation nouvelle des lettres à Goethe. J'ai vu l'une de ces lettres qui contenait une discussion très-libre. Je la trouvai chez Bettina, et je commençais à la lire, quand elle l'a déchira en deux, et m'en jeta les morceaux; il était facile de les rejoindre, je la lus, et la lui rendis.

Bettina n'a jamais aimé un cœur d'homme pour lui-même, elle a aimé des facultés brillantes, des célébrités, des influences, des positions. Il lui plaisait de se voir dans ce décor; elle cherchait à s'approprier ceux à qui elle s'attachait. L'amour prend à son objet un plaisir désintéressé, ne veut ni posséder, ni briller. Quand elle ne parvenait pas à faire ainsi son butin et à en jouir à sa façon, ses inclinations tournaient en querelles et en rancunes. Son inimitié une fois éveillée allait jusqu'à la colère et à la méchanceté; à Goethe lui-même, elle a fait de méchants tours, je le sais par ses propres récits. De même avec le prince royal de Bavière, avec Schinkel, Schleiermacher, Guill. de Humboldt, Ranke, Puckler.

Tous ceux qui connaissent un peu l'histoire ou les écrits de Bettina, se souviendront de cet émouvant épisode de la jeune chanoinesse, fiancée à Creuzer, et qui mit fin volontairement à ses jours: ce fut la plus vive affection de jeunesse de Bettina.

2 Sophie de La Roche ne lisait pas seulement, elle écrivit beaucoup. Ses voyages et ses romans sont bien oubliés aujourd'hui; mais il faut prendre note toutefois de cette filiation littéraire de Bettina.

« Tu as appris quelque chose depuis que je ne t'ai vue,» — dit Goethe à Bettina, lorsqu'elle lui fit visite à Weimar, dans l'été de 1826,« tu as appris à épargner les hommes, ce que tu n'as jamais pu faire autrefois. Maintenant, quand je te reverrai plus tard, tâche d'avoir encore fait un progrès, et, à la fin, il en pourra sortir quelque chose. »>

Bettina est un oiseau, toujours blottie la tête sous son aile, ou bien perdue dans les airs.

Goethe me dit à propos de Bettina : « C'est la plus étrange créature du monde, flottant malheureusement çà et là, sans pouvoir prendre terre entre l'Italie et l'Allemagne 1; elle a une ténacité de fer dans ce qu'elle a une fois compris à sa façon, et puis, en même temps, des éclairs de caprice parfaitement indécis, et dont elle ne sait pas elle-même d'où ils viennent et où ils vont. >>

Bettina faisait, dans l'été de 1840, de singulières promenades. Elle venait de publier son dernier livre, la Gunderrode, qu'elle avait dédié aux étudiants, et c'est avec ceux-ci qu'elle conversait le plus volontiers. Elle avait coutume de se promener le soir au Thiergarten, avec trois d'entre eux, parmi lesquels, comme elle disait elle-même, il y avait un prince et un juif, et prolongeait souvent, jusque tard dans la nuit, ses effusions enthousiastes. Une fois, après minuit, ces entretiens furent troublés par une troupe de jeunes gens qui, cela était visible, sortaient de boire, et trouvant la dame assise, au milieu de la nuit, sur un banc avec trois jeunes gens, se mirent à plaisanter grossièrement. Le jeune prince de *** se leva pour les tirer de leur erreur, mais on répondit à ses explications plus grossièrement encore. Alors Bettina voulut venir en aide à son petit prince, et dit aux jeunes gens qu'ils ne savaient guère à qui ils avaient affaire, que ce Monsieur était un prince! Cette maladresse eut le plus fâcheux résultat. « Un prince, » s'écrièrent-ils avec un rire brutal, « alors celle-ci est une princesse! » et, au milieu de leurs saillies populacières, ils en vinrent presqu'aux voies de fait. Les pauvres injuriés échappèrent à grand'peine au danger, en atteignant la porte de Brandebourg. Le prince était hors de lui de s'être vu ainsi follement compromis; les promenades cessèrent, et Bettina qui raconta elle-même l'histoire, toute surprise de ne recueillir que le blâme, avança son départ pour la campagne.

La famille Brentano, établie à Francfort, était d'origine italienne. M. Sainte-Beuve a exprimé d'une manière heureuse et où l'on retrouve le poëte ce mélange des deux origines chez Bettina, quand il a dit : « Il semblait que sa famille, en venant d'Italie en Allemagne, fût passée, non par la France mais par le Tyrol, en compagnie de quelque troupe de gais Bohêmes.

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