sortir avec un merveilleux esprit d'analyse. Dans le grand ouvrage, la lecture d'un chapitre nous avait laissé des impressions profondes et durables. Un exilé allemand, professeur à l'université de Zurich, le docteur Koechly, dans une iconographie remarquable de Socrate, nous avait frappé par une défense hardie des juges et du peuple athénien dans cette circonstance qu'on a tant exploitée contre la démocratie. Ainsi, nous penchions de ce côté, quand le livre consciencieux de M. Grote est venu fixer nos convictions à cet égard. Déjà la lecture de la célèbre comédie d'Aristophane avait fortement ébranlé les impressions artificielles de notre première jeunesse, et aujourd'hui nous avouons volontiers que le philosophe athénien ne fut martyr, comme tant d'autres, que parce qu'il l'a bien voulu. Le chapitre de l'Histoire de la Grèce est devenu un ouvrage nouveau, qui a pour titre Platon et les autres compagnons de Socrate, et ici la démonstration est complète. Le maître d'Alcibiade, de l'ambitieux turbulent et aristocratique que le philosophe austère suivit jusque dans le boudoir d'Aspasie, n'était nullement démocrate, il faut bien en convenir. Or, nous avons appris de nos jours, à nos dépens, combien il est dangereux de laisser saper les institutions libres d'un pays par les viveurs et les intrigants de la jeunesse dorée. Alcibiade était donc, pour les Athéniens, un exemple vivant et plein d'enseignements de ce que deviendrait un peuple nourri de la sagesse socratique. M. Grote fait ressortir jusqu'à l'évidence le caractère négatif de l'enseignement du philosophe bonhomme. Ne nous laissons pas induire en erreur par des imprécations qui durent depuis deux mille ans! Un ergoteur sarcastique qui se plaît à discuter avec chaque passant, qui le détourne de la politique, le renvoie à ses outils ou bien à ses champs, parce qu'il n'est ni sophiste ni homme d'État, un rhéteur de conversation qui finit par convaincre ses compatriotes qu'ils n'ont pas le sentiment de la justice ni l'intelligence de la liberté, Socrate enfin tel que nous le voyons, si nous faisons abstrac tion des immenses points d'admiration dont on orne son nom, ne nous paraît ni le type du bon citoyen ni l'idéal de l'homme vertueux. Nous l'avons pris de confiance dans les élucubrations partiales de Platon et de Xénophon, et nous en avons pieusement fait un autre Messie crucifié! Mettons-nous à la place des Athéniens qui l'ont jugé et condamné, un peu malgré eux, et soyons plus équitables. Les institutions ont plus de poids et plus de prix qu'un homme, cet homme eût-il inventé la morale et le dogme de l'immortalité de l'âme, comme on le répète de Socrate jusqu'à satiété. Il dit fièrement devant des juges disposés à l'indulgence : «Même si vous m'acquittez, vous les dicastes, je ne changerai pas de conduite. Aussi longtemps que j'aurai la vie et la force, je ne cesserai pas d'exhorter et d'interroger à ma façon habituelle, disant à chacun de ceux que je rencontrerai: Vous, citoyen de la grande et intelligente Athènes, n'avez-vous pas honte de > vous occuper à obtenir le plus de richesse, de réputation et de gloire possible, > tandis que vous ne vous souciez nullement ni de la vérité, ni de la sagesse, ni › de ce qui vaut le mieux pour votre esprit?» Si quelqu'un nie l'accusation et déclare qu'il pense à ces objets, je ne le lâcherai pas sans le questionner, l'interroger et le réfuter! > M. Grote a mille fois raison; Socrate n'était qu'un sophiste, et c'est Platon, penseur lui-même, qui en a réellement fait un grand penseur. Dans tous les cas, le courroux du peuple athénien se comprend. Nous ne devrions pas même employer ce mot terrible, car ce peuple bon et spirituel ne tenait nullement à crucifier le moraliste outrecuidant qui le morigénait sans cesse. Elle serait longue la liste qui contiendrait les noms de moralistes au moins égaux à Socrate, mais privés d'un Platon et d'un Xénophon, que les pays non démocratiques ont sacrifiés pour des méfaits ou des mépris bien moindres. Nous ne pouvons, faute d'espace, suivre M. Grote dans son analyse lucide des dialogues et des ouvrages didactiques de Platon. Il a su ressusciter, comme par un coup de baguette magique, tout ce qu'ils renferment d'éloquente poésie, de majestueuse pensée, de morale élevée. Ce livre est la révélation d'une phase nouvelle de la cité antique; on revit au milieu des philosophes. Dans toute œuvre sortie du cerveau de l'homme, il faut faire la part de la critique. Ainsi, nous reprochons à M. Grote d'avoir analysé Platon en historien plutôt qu'en philosophe. Après tout, est-ce bien un reproche que nous formulons ici? Loin de nous la pensée d'appliquer à cet éminent érudit le vieil adage : Non omnia possumus omnes, car nous sommes convaincu qu'un esprit de cette trempe pourrait s'appliquer avec autant de succès à la déduction d'un système métaphysique qu'à l'élucidation limpide de l'histoire complète d'un peuple. Cependant, en fin de compte, M. Grote a peut-être eu raison d'étudier Platon autrement que ne l'ont fait en France, M. Cousin et Schleiermacher en Allemagne. Il lui appartenait plus qu'à tout autre de nous dépeindre l'influence immédiate, la valeur historique de l'école de Socrate, car il nous apprend ainsi bien des choses que laissent forcément de côté ceux qui s'attachent avant tout à rechercher les idées du plus grand des idéalistes chez les Grecs. M. Grote nous promet un travail identique sur Aristote, ce vaillant penseur, que les puérilités même les plus ineptes de la scholastique, n'ont pu renverser de son piédestal, et le public lettré attendra cette œuvre importante avec une légitime impatience. Le cycle sera complet alors, et nous connaîtrons la Grèce non-seulement dans la série des événements, mais aussi dans le courant des idées. Un collaborateur de la Revue moderne, écrivain et professeur distingué, M. Hillebrand a fait récemment un crime à M. Grote de son abstention complète d'hypothèses et de conclusions. C'est une accusation que se fait gloire, en effet, de mériter l'historien qui s'évertue par-dessus tout à détruire tant d'hypothèses saugrenues, à réfuter tant de conclusions hâtives. Mais ce n'est pas, je crois, une raison suffisante pour accorder tout au plus la qualification d'encyclopédie utile, et pour refuser celle d'œuvre historique à ce livre qui discute toutes les questions en litige, ramasse tous les matériaux, pose toutes les prémisses et abandonne sagement les solutions au jugement du lecteur. L'intuition historique consisterait-elle donc à échafauder laborieusement un système préconçu, à se fabriquer un moule aventureux pour y jeter ensuite les faits et les idées, quitte à les dénaturer, à les estropier cruellement ? Est-ce pour cette raison que M. Max Müller accuse M. Grote d'un manque de courage scientifi que? Le docte Allemand, qui se plaît à courir des bordées en expliquant la science des langues, aurait dû dire « le courage des hypothèses, courage dont il peut certes se piquer d'avoir lui-même à revendre. Le reproche se trouve bien placé dans un Essai de mythologie comparée; le professeur de l'institution Taylor à Oxford fait trop souvent, en effet, de la mythologie, tandis que le vice-chancelier de l'université de Londres fait toujours de l'histoire. Le blâme lancé par le docteur Thirwall, le savant et libéral évêque de Saint-Davids, s'appuie à peu près sur la même donnée. A coup sûr, M. Thirwall, qui est lui-même un historien accrédité de la Grèce ancienne, a qualité pour éplucher les ouvrages d'un illustre confrère. Aussi devrait-il savoir que les hypothèses les plus plausibles ne sont pas le fait d'un écrivain consciencieux, bien loin d'être son devoir. Somme toute, le public éclairé préfère un critique érudit qui sait coordonner les faits, éclairer les contradictions et aplanir les difficultés, à l'artiste qui commence par créer une histoire dans son imagination et nous donne ensuite un tableau dont les tons chauds et le coloris brillant nous éblouissent peut-être, mais qui ne représente que des êtres et des actions de fantaisie. M. Grote, lui, retrace un peuple réel, le grand peuple grec, tel qu'il est apparu sur la scène du monde, tel qu'il a pensé, agi, vécu. Guidé par lui, on assiste aux entretiens de Socrate, on entre dans la maison de Platon, on converse avec Xénophon et les autres disciples. Avant tout, il nous apprend la justice envers ces brillants Athéniens auxquels la mort de Socrate et l'ostracisme d'Aristide ont fait jeter tant d'imprudents anathèmes. Enfin, et à nos yeux c'est le triomphe le plus réel de cet historien rigide et convaincu, après avoir lu ses pages empreintes d'un enthousiasme sobre et contenu, on se reprend d'un amour ineffaçable pour la véritable démocratie, pour celle dont la Grèce et en particulier Athènes fut le berceau. THEODORE KArcher. BARLAAM ET JOSAPHAT Poëme français de Gui de Cambray (XIIe siècle), avec des extraits de plusieurs autres versions romanes, publié par MM. Hermann Zotenberg et Paul Meyer. Stuttgart, imprimé aux frais de l'Association littéraire, 1864, 1 vol. in-8°, 419 pages. L'association littéraire de Stuttgart fait vraiment bien les choses. Voici le cinquième monument de notre ancienne littérature qu'elle édite généreusement. Après les Poëmes d'Alexandre et de Renaud de Montauban, les Mémoires de Philippe de Vigneulles et les Poésies de Jean de Condé, c'est aujourd'hui le tour de Barlaam et Josaphat. Ce poëme du trouvère Gui de Cambray, satisfait plus d'un genre de curiosité. Outre l'intérêt de la langue, qui est commun à tous les textes de cette époque, mais qui offre ici peut-être plus de problèmes que de solutions, il y a celui d'une TOME XXXV. 11 légende qui, depuis le vie siècle jusqu'à la fin du moyen âge, s'est répandue dans tout le monde chrétien, musulman et juif. La plus ancienne version qu'on en connaisse est en grec, mais il est raisonnable de supposer avec M. GastonParis qu'elle n'est pas la première, et qu'une rédaction syriaque l'avait précédée. Celle-ci, due vraisemblablement à un moine de Jérusalem qui avait voyagé dans l'Inde, nous fait remonter aux vraies sources de l'œuvre et à ce qui en fait la haute valeur. Comme l'a démontré il y a quatre ou cinq ans un savant professeur à l'université de Liége, M. Félix Liebrecht, Barlaam et Josaphat n'est qu'une contrefaçon chrétienne de la vie du Buddha Çâkyamuni, telle qu'elle est présentée dans le récit légendaire du Lalita vistara. L'imitation est flagrante et s'étend non-seulement aux traits généraux mais à des passages entiers où le calque est complet. Josaphat, comme le Buddha, est un fils de roi qui, frappé des misères de l'existence humaine, se retire au désert malgré sa famille et s'y convertit au christianisme, sous l'influence d'un religieux qui était un solitaire indien dans l'original, et qui est devenu l'ermite Barlaam. Dans le cadre de la légende, on a inséré une apologie du christianisme, mêlée à l'exaltation d'un ascétisme commun aux religions du Christ et du Buddha, le tout saupoudré par l'auteur français d'une véhémente satire contre le clergé et contre la corruption de son temps. Les rapports du buddhisme avec le christianisme, déjà entrevus pour des personnages gnostiques comme Térébinthe, Scythianus, Bardesanes, et soupçonnés dans plus d'une institution liturgique que l'Occident pourrait bien avoir empruntée à l'Orient1, trouvent ici une éclatante confirmation. Il est vrai que, sauf le moine syrien qui avait fait le coup, personne en Occident ne se douta de l'importation étrangère; mais les puérilités de l'ascétisme buddhique n'en firent pas moins leur chemin, et la religion de Câkyamuni eut ainsi sur le moyen âge chrétien une action qui, pour être anonyme, n'en fut pas moins réelle. Le poëme de Gui de Cambray a plus de mérite historique que d'agrément littéraire. Il est écrit en vers de huit syllabes à rimes plates, dans un dialecte picard assez difficile. Les manuscrits existants n'ont pas toujours conservé un texte très-pur, et M. Littré (Journal des Savants, no de juin 1865) a exercé en plus d'un endroit sa sagacité bien connue à restituer les véritables leçons. La publication de cette œuvre difficile fait grand honneur aux deux savants éditeurs, dont un, M. Paul Meyer, de la Bibliothèque impériale, est connu et apprécié des lecteurs de la Revue germanique. Ils ont fait suivre le texte d'une dissertation (en allemand) extrêmement curieuse sur les questions d'érudition que le sujet soulève. Plus d'un lecteur pensera peut-être, qu'ici, comme au Perse de Casaubon, la sauce vaut mieux que le poisson,» et que cette dissertation est ce qu'il y a de meilleur à lire dans le volume. Nous n'y contredirons pas. F. BAUDRY. 1 Voyez sur ce sujet le discours d'Alb. Weber sur le Buddhisme dans les Indische Skizzen. J'en ai donné la traduction dans la Revue germanique, tome IV, p. 142 et suivantes. CHRONIQUE LITTÉRAIRE Les Sources du Nil, journal de voyage du capitaine John Hanning Speke, traduit de l'anglais par E. D. FORGUES, un vol. gr. in-8, grav., Hachette.-L'Année géographique, revue annuelle, par M. VIVIEN DE SAINT-MARTIN, troisième année, un vol. in-18, Hachette.-La Régence de Tunis au XIX siècle, par A. DE FLAUX, un vol. in-8, Challamel aîné.-Le Pays de l'Évangile, notes d'un voyage en Orient, par EDMOND DE PRESSENSÉ, un vol. in-18, Meyrueis.- La Grèce et les iles Ioniennes, études de politique et d'histoire contemporaine, par FRANÇOIS LE NORMANT, un vol. in-18, Michel Lévy.- La Sibérie, par F. DE LANOYE, un vol. in-18, Hachette. La Haute Savoie, récits d'histoire et de voyages, par FRANCIS WEY, un vol. in-18, Hachette. Les Comédies de Plaute, traduites en français par E. SOMMER, avec une introduction et des notices, deux vol. in-18, Hachette. Beaumont et Fletcher, traduit par ERNEST LAFOND, avec une notice sur ces deux poëtes, un vol. in-8, Hetzel. - Théâtre fiabesque, de Carlo Gozzi, traduit pour la première fois par ALPHONSE ROYER, un vol. in-18, Michel Lévy. Saynètes de Ramon de la Cruz, traduites par ANTOINE DE LATOUR, un vol. in-18, Michel Lévy. Chemin faisant; Fleurs de Castille et d'Andalousie, poésies (par ANTOINE DE LATOUR), deux vol. in-18, imprimerie Raçon, cent exemplaires. - Memento, rimes et stances, par FÉLIX HENNEGUY, un vol. in-8, imprimé à Gênes, cent cinquante exemplaires. I Nous parlerons aujourd'hui de quelques voyages qui attendent depuis plus ou moins longtemps leur tour dans cette revue critique des livres nouveaux. Le nombre des ouvrages qui nous arrivent, et l'obligation où nous sommes de les distribuer par catégories, nous mettent souvent bien en retard avec certaines œuvres dont il eût été plus intéressant de parler quand elles étaient dans la plus grande fraicheur de leur nouveauté. Aussi ne dirons-nous qu'un mot, malgré l'importance du livre, du voyage de Speke aux sources du Nil, dont on doit une excellente traduction à M. Forgues; et cela parce que nous pensons que ce voyage est |