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ou de ceux qui la représentent ; d'autres attaquent le citoyen dans sa vie, dans ses biens, dans son honneur; d'autres enfin sont des actions. contraires à ce que la loi prescrit ou défend en vue du bien public. A propos des crimes qui sont dirigés contre la société ou ceux qui la représentent, l'auteur s'élève contre l'abus que l'on a fait si fréquemment des accusations de lèse-majesté : « L'homme, dit-il, y est souvent victime d'un mot. » Il ajoute plus loin: L'art des interprétations odieuses, qui est la science des esclaves, peut seul confondre des choses que la nature éternelle a séparées par des bornes immuables. » C'est une observation qui peut s'appliquer à beaucoup de délits politiques.

Les crimes qui s'attaquent au simple individu, et parmi lesquels figurent les actes de violence sur les personnes, le vol et la banqueroute, amènent l'écrivain à parler des injures et des duels qui ont pour but de réprimer les injures. L'honneur étant le premier bien de l'homme en société, l'injure qui cherche à y porter atteinte constitue un véritable délit, et lorsque l'opinion qui est souveraine chez les nations civilisées, pousse un homme à se défendre, les armes à la main, c'est véritablement l'agresseur, c'est-à-dire l'auteur même de l'injure qui est coupable et qui doit être poursuivi.

Quant aux actions contraires à ce que la loi prescrit ou défend dans l'intérêt public, Beccaria ne peut les indiquer qu'en termes généraux, parce qu'elles varient suivant les circonstances. Mais il remarque en passant que les délits qui s'y rapportent doivent être bien définis dans des lois communes et familières à tous les citoyens. Si le magistrat, ajoute-t-il, peut faire à son gré les lois dont il croit avoir besoin, il ouvre la porte à la tyrannie, qui rôde sans cesse autour des barrières que la liberté publique lui a fixées, et qui ne cherche qu'à les franchir. »

Il y a une espèce particulière de délits, qui ne rentrent point dans les catégories précédentes et dont la répression a inondé l'Europe de sang. Ce sont les crimes de lèse-religion et de lèse-Dieu qu'une législation aveugle et au service du fanatisme a tant multipliés à une autre époque. Est-il besoin de dire que Beccaria, qui a distingué la justice humaine de la justice divine ne saurait les admettre? Il ne s'arrête pas à démontrer que ces crimes sont des erreurs de la loi: il se contente de faire remarquer que la force, s'adressant à la conscience, ne peut faire que des hypocrites, et par conséquent des âmes viles.

Telles sont les idées principales exposées par Beccaria dans son Traité des délits et des peines. Il en a lui-même donné la substance dans cette espèce de théorème, qui sert d'épilogue à son livre: Pour

qu'une peine ne soit pas un acte de violence d'un seul ou de plusieurs contre un citoyen, elle doit être essentiellement publique, prompte, nécessaire, la moindre des peines possibles dans les circonstances données, proportionnée au délit et dictée par la loi. »

La plupart de ces idées peuvent sembler un peu vieillies de nos jours, parce qu'elles ont été reproduites sous une autre forme dans un assez grand nombre d'ouvrages, et qu'elles ont pénétré plus ou moins dans la législation des peuples les plus éclairés de l'Europe. Mais il n'en était pas de même quand Beccaria s'en fit l'interprète: elles se montraient alors en grande partie pour la première fois, et son livre, tout imprégné de jeunesse, s'il est permis de le dire, apparut comme une nouveauté : il était nouveau, en effet, dans le fond comme dans la forme.

Quel était à cette époque le caractère de la justice criminelle? et sur quels principes reposait-elle, tant en Italie qu'en Allemagne et en France? Elle avait pour base deux monuments juridiques qui dataient de la première moitié du xvi° siècle, les ordonnances de François Ier et de Charles-Quint. Sur ces ordonnances, en partie modifiées par des édits postérieurs, mais toujours vivantes, étaient venues se greffer, comme sur un double tronc, le droit romain, la coutume de la jurisprudence, cette compagne éternelle de la loi. De là tout un arsenal de pénalités, qui avait pour gardiens non-seulement les magistrats chargés du soin de la vindicte publique dans ses exigences inexorables, mais toute une légion de jurisconsultes et de docteurs plus impitoyables encore. C'étaient Bossio à Milan, Deciano à Padoue, Farinaccio à Rome, sans parler de leurs rivaux en Allemagne et en France, tels que Carpzow, Loizel et Serpillon. On peut imaginer facilement ce que pouvait être la justice avec de pareilles lois et de pareils interprètes: elle ressemblait à une sorte de fureur savamment organisée. Tout y était barbare, la forme de la procédure comme les peines. L'accusé, arbitrairement détenu dans des prisons hideuses, y était livré à tous les piéges, à toutes les violences d'une inquisition qui appelait souvent la torture à son aide. C'était une victime vouée d'avance aux colères du pouvoir social. La peine qui l'attendait variait naturellement avec la circonstance; mais elle était presque toujours empreinte d'un fond de barbarie qui lui ôtait son véritable caractère, et soulevait contre elle jusqu'à la conscience du criminel.

Quelques esprits généreux avaient bien protesté avant Beccaria contre certaines de ses institutions. C'est ce qu'avait fait, par exemple, Montesquieu, dont le publiciste de Milan invoquait l'autorité et qu'il considérait comme un de ses maîtres.

Mais aucun écrivain ne s'était encore attaqué avec tant de vigueur et de décision à tout ce vieux corps du droit pénal, qui violait sans cesse la justice sous prétexte de la défendre, et pesait sur l'Europe comme le spectre hideux du passé. C'est là surtout ce qui fit l'originalité du livre de Beccaria, et voilà comment il n'étonna pas moins ses partisans que ses adversaires.

A la nouveauté du fond se joignait la nouveauté de la forme. Il pouvait écrire un livre savant, érudit, tout armé de textes, de notes et de commentaires, comme les livres de tous ces vieux jurisconsultes dont il voulait abattre le pouvoir. Il ne le fit point, il prit une allure plus libre et plus dégagée. Qu'avait-il besoin de science et d'érudition? Ému du spectacle de toutes les horreurs qui s'étalaient partout en Europe au nom de la loi, il a résolu d'en délivrer l'humanité. Il signale à l'indignation de tous les esprits généreux ces poursuites inquisitoriales, ces violences, ces supplices qui caractérisent partout l'action répressive du pouvoir social: il les cite au tribunal du bon sens, de la raison et de l'équité. En un mot, il se fait le juge de toutes ces jugeries, s'il nous est permis de parler de la sorte, et sur les ruines de cette justice sauvage dont les emportements et les colères épouvantent le monde, il évoque l'image d'une justice plus calme et plus sereine, qui n'emploie la force que lorsque la force est indispensable, sans jamais rien lui demander au delà de ce qui est nécessaire pour sauver l'ordre public, cette base essentielle des sociétés humaines.

Des admirateurs mêmes de Beccaria ont paru regretter qu'il n'ait pas recouru quelquefois à l'histoire pour lui demander des arguments en faveur de ses idées. Mais à quoi bon tout cet appareil? Il parlait au nom de la philosophie, de la conscience, et de la justice naturelle surtout. Son livre, malgré son caractère dogmatique, devait moins être une démonstration en règle qu'une protestation éloquente contre les excès d'un régime doublement barbare, ou la voix même de l'humanité qu'il voulait affranchir de toutes ces fureurs.

La forme qu'il a choisie ou que son émotion lui a imposée était évidemment la meilleure ; elle répondait mieux que toute autre à son but en lui permettant de s'adresser à un plus grand nombre de lecteurs et d'imprimer à l'opinion publique une de ces secousses qui doivent toujours précéder dans le monde l'avénement des grandes réformes.

Ce qu'on peut reprocher avec plus de raison à Beccaria, c'est de n'avoir pas toujours exprimé sa pensée avec toute la clarté convenable. Il y a des passages obscurs que Morellet, son premier traducteur, crut devoir lui signaler. Beccaria ne s'en défendit point, il en fit même

l'aveu: cette obscurité était un calcul de l'écrivain. « Je dois vous dire, répondait Beccaria à Morellet, que j'ai eu sous les yeux, en écrivant, les exemples de Machiavel, de Galilée et de Giannone. J'ai entendu le bruit des chaînes que secoue la superstition et les cris du fanatisme étouffant les gémissements de la vérité. La vue de ce spectacle effrayant m'a déterminé à envelopper quelquefois la lumière de nuages. J'ai voulu défendre l'humanité sans en être le martyr.

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On peut aussi reprocher à Beccaria de n'avoir pas mis dans son livre toute la méthode qu'il aurait pu y mettre. Enfin le langage de l'écrivain est quelquefois déclamatoire. C'était le ton général du xvII° siècle; c'est aussi, il faut le dire, le ton commun de presque tous les livres qui s'attaquent à des institutions puissantes pour élever sur leurs ruines d'autres institutions que le progrès des temps a rendues nécessaires. La déclamation dans ces circonstances est une colère de l'idée. Beccaria devait éprouver cette colère, et elle a éclaté naturellement dans son ouvrage.

IV

L'histoire des lettres compte peu d'écrivains dont l'action ait été plus puissante et plus immédiate que celle de l'heureux auteur du traité Des délits et des peines. Si ses autres écrits sont restés sans écho et n'ont exercé que peu d'influence, il n'en est pas de même de ce petit livre qui a fait partie, pour ainsi dire, de l'âme au xvIe siècle et dont il faut toujours se souvenir, quand on veut défendre les droits de l'humanité contre les erreurs ou la colère des législations.

Quelques années s'étaient à peine écoulées depuis sa publication, qu'un esprit de réforme se manifestait déjà partout: il ne se produisait pas seulement dans des livres qui s'inspiraient plus ou moins des idées du grand publiciste italien, il apparaissait aussi dans les discours des magistrats chargés de faire exécuter la loi, et il pénétrait jusque dans les conseils du gouvernement.

Des écrivains se rencontrèrent, il est vrai, qui voulurent résister à cet entraînement de l'opinion et sauver d'une ruine désormais inévitable l'arsenal hideux du droit criminel. Quelques-uns, comme il était assez naturel, cherchaient à plaire à un pouvoir qui ne croyait en général qu'à la force et à ses terribles manifestations, et qui voyait dans le bourreau une des bases essentielles de l'ordre social. Mais d'autres, la plupart même, on peut le dire, étaient plus désintéressés et plus

sincères. Ils avaient vécu sous l'empire et dans la pratique de cette législation, que Beccaria voulait modifier et même détruire pour la remplacer par une autre plus rationnelle et plus humaine; elle leur semblait nécessaire à la marche du monde. Il y a des esprits qui ne savent pas se détacher des institutions qui ont de longues années d'existence on doit les en arracher; ils en ont fait une partie d'euxmêmes. On a dit que si la peste pouvait devenir une institution, elle ne tarderait pas à rencontrer des défenseurs convaincus. Rien n'est plus exact. Il ne faut donc pas s'étonner si le vieux droit pénal de l'Europe, qui venait d'être si vigoureusement attaqué, se trouvait défendu avec tant d'ardeur et avec tant de zèle.

Mais la secousse était donnée, et l'esprit de réforme, suscité par Beccaria, grâce à une nouvelle enquête, ne tarda pas à triompher de ces diverses oppositions.

Son influence devait d'abord se faire sentir en Italie, dans les divers États de la maison d'Autriche. Quelques années après la publication du livre, Marie-Thérèse abolissait en principe la torture, et il n'était plus permis au juge d'y avoir recours que sur les indices les plus graves et en l'absence de tout autre moyen de conviction. Seulement cette mesure fut prise avec quelque timidité : il fut convenu que le rescrit impérial serait notifié simplement aux tribunaux et qu'il ne recevrait point de publicité officielle. Peu de jours après, la cour de Vienne faisait un pas de plus le prince de Kaunitz, qui remplissait les fonctions de grand chancelier, écrivait au comte de Firmian pour l'inviter à consulter le sénat de Milan sur les changements à introduire dans la législation criminelle et sur l'abolition de la peine de mort ou du moins sur sa restriction aux crimes les plus atroces. L'avis du sénat, vieille et pauvre institution qui ne devait pas tarder à disparaître, ne fut pas favorable à une réforme aussi radicale, l'assemblée se prononça même en faveur de la torture, et, par une coïncidence assez remarquable, ce fut le père de Verri, l'ami de Beccaria, qui fut chargé d'exprimer et de motiver son opinion. Le projet n'eut pas de suite. Mais huit ans après, le prince de Kaunitz y revenait, le tribunal de Milan recevait une instruction secrète qui lui ordonnait de ne plus appliquer la peine de mort et de la remplacer par une autre peine. Puis, en 1789, un nouveau décret rayait définitivement la torture du code; mais la mesure devait encore rester secrète, comme si le fantôme de cette peine terrible de procédure était toujours utile à l'État. La peine de mort avait été également supprimée en Hongrie, sauf pour les Valaques dont on redoutait les passions violentes et sauvages.

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