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CÉSAR BECCARIA

SES ÉCRITS, SA DOCTRINE ET SON INFLUENCE

Vers la fin de janvier 1764, un jeune Milanais, encore obscur, achevait d'écrire un petit livre d'une centaine de pages. Il pouvait y avoir de l'imprudence à imprimer ce livre à Milan. On l'envoya à Livourne, où, six mois après, il était publié sous le voile de l'anonyme.

A peine avait-il paru qu'il circulait partout. La France, qui décidait déjà du sort des livres, l'accueillit avec transport. Morellet le traduisit d'après les conseils de Malesherbes, Diderot y ajouta les notes, Voltaire, le dictateur intellectuel de l'époque, l'enrichit d'un commentaire qui n'augmentait pas, si l'on veut, la valeur scientifique du livre, mais qui avait le mérite incontestable de présenter la pensée de l'auteur dans cette langue claire, limpide et transparente dont Voltaire avait le secret. Ce succès se propagea. Le livre italien, accueilli partout avec la même faveur, fut traduit dans toutes les langues, sans en excepter le grec et le russe. Merveilleuse fortune pour l'auteur, qui n'avait alors que vingt-six ans ! Il arrivait tout d'un coup à la célébrité, qui est presque toujours le fruit de longs efforts, et son nom, livré bientôt au public, était répété dans toute l'Europe.

Cet heureux écrivain, qui entrait ainsi dans la gloire comme dans une sorte de patrimoine, s'appelait Beccaria. L'ouvrage qu'il venait de publier et qui lui valait tout cet éclat, était intitulé: Dei delitti e delle pene.

On a beaucoup écrit sur Beccaria. Nous n'avons cependant sur son compte que des notices assez incomplètes. La littérature italienne

est loin d'être satisfaisante à ce sujet. C'est une lacune à remplir, et le moment semble venu de la combler. Des publications récentes nous ont montré ce qui avait pu nous échapper jusqu'ici de l'écrivain milanais.

D'un autre côté, le nom de Beccaria qui semblait s'être un peu effacé depuis le commencement de ce siècle, a reçu comme un nouvel éclat des discussions qui se sont élevées partout dans ces derniers temps sur le principe, la nature et les limites du droit pénal. La guerre généreuse qu'il avait entreprise contre le bourreau s'est ranimée tout à coup sur divers points de l'Europe; son nom est mêlé en Italie et ailleurs aux réclamations qui s'élèvent de toutes parts contre une législation qu'anime encore l'esprit du passé, malgré toutes les réformes qu'elle a subies. Quel moment plus opportun pour revenir sur sa vie, sur ses ouvrages et sur le rôle qu'il a joué dans ce grand travail de rénovation sociale commencé avec tant de vigueur par le xvme siècle?

I

Beccaria naquit à Milan en 1738. Sa famille était originaire de Pavie, où elle avait pendant quelque temps occupé la première place. Il était âgé d'une douzaine d'années quand il fut envoyé à Parme au collége des Jésuites. Il y passa huit ans. L'enseignement qu'il y reçut n'était guère propre à développer ses facultés, et quoi qu'en aient dit quelques écrivains qui se sont crus sans doute obligés de lui faire une enfance plus ou moins illustre, il ne pouvait pas y avoir montré ce qu'il pourrait être un jour. La discipline du collége, avec sa régularité militaire, ne convenait ni à son esprit ni à son tempérament; ce qui lui convenait même encore moins peut-être, c'était l'enseignement qu'on y donnait. Il aurait eu du goût pour la philosophie, mais nous n'avons pas besoin de dire ce que les Jésuites débitaient sous ce nom à leurs élèves. Ses maîtres, comme il arrive encore trop souvent aujourd'hui, trouvèrent moyen de le dégoûter aussi des lettres anciennes, vers lesquelles il se sentait également attiré. Il se réfugia dans l'étude des mathématiques, et il y fit des progrès sensibles. Ce fut à peu près tout le profit qu'il tira de cet enseignement; son esprit en conserva une sorte de pli qui ne s'effaça jamais. Nous retrouverons plus tard le mathématicien avec ses formules dans ses travaux économiques et jusque dans ses écrits littéraires.

Après avoir terminé ses premières études à Parme, Beccaria fut envoyé à l'université de Pavie, qui était alors comme aujourd'hui un des principaux foyers scientifiques de l'Italie du Nord. Il y étudia le droit pendant quelques années pour s'ouvrir au besoin l'accès des fonctions administratives.

De retour à Milan, il y vécut dans une sorte de solitude. Son esprit, abandonné à lui-même, manquait d'aliments, et il se laissa aller à une véritable torpeur, qui pouvait en se prolongeant lui devenir mortelle. Son livre le sauva. C'est à un ouvrage de Montesquieu qu'il dut ce service. Hâtons-nous de dire que l'Esprit des Lois n'y fut pour rien; l'honneur de ce miracle revient tout entier aux Lettres persanes. Ce livre, charmant et profond à la fois, où Montesquieu déploie tout ce qu'il a de ferme et de grand, n'avait pas tardé à pénétrer en Italie. Beccaria le lut: il s'éprit de Montesquieu et de tous les écrivains français de cette époque. Diderot, d'Alembert, Buffon, Helvétius et Condillac devinrent ses auteurs favoris, et il n'en parlait qu'avec enthousiasme. Ma conversion à la philosophie, écrivait-il, a été commencée il y a cinq ans, et je la dois à la lecture des Lettres persanes. Le second ouvrage qui a achevé la révolution dans mon esprit est celui d'Helvétius. C'est lui qui m'a poussé avec force dans le chemin de la vérité, et qui le premier a éveillé mon attention sur l'aveuglement et le malheur des hommes. Je dois à la lecture de son livre une grande partie de mes idées. »

D

Cet enthousiasme lui donna, pour ainsi dire, une vie nouvelle. Il entrevoyait, avec les écrivains qu'il lisait jour et nuit, une transformation des destinées humaines, et il saluait avec joie cet heureux avenir. Malheureusement le présent lui pesait. L'amour lui avait souri; il s'était épris d'une jeune Milanaise, Thérèse de Blasco, et il l'avait épousée. Mais il n'avait pas assez de fortune pour supporter sans embarras les charges d'une famille. L'idéal qu'il portait en lui-même était un assez mauvais bouclier contre ces nécessités de chaque jour qui n'ont rien à faire avec la poésie, et qui ont usé dans l'ombre tant de talents et de caractères. Pour comble de malheur, il était dépourvu de cette activité et de cette énergie qui ont seules le pouvoir de rendre un homme maître de sa destinée. Les difficultés l'accablaient, et il menaçait de ployer sous le faix, quand il eut le bonheur de rencontrer sur sa route un ami résolu, énergique et dévoué, qui le prit par la main et le conduisit, comme malgré lui, vers la gloire. Nous voulons parler de Verri, qui devait s'illustrer lui-même par quelques ouvrages, entre autres ses Méditations sur l'Économie politique.

Verri appartenait à une noble famille milanaise. Il avait toutes les ardeurs et toutes les effervescences de la jeunesse. On l'avait voué de bonne heure à l'étude du droit pour le préparer à quelque fonction publique, mais il avait laissé la jurisprudence pour se consacrer à la littérature et à la poésie, cette éternelle muse de la jeunesse. Son père, ayant été appelé à Vienne, l'emmena avec lui à la cour de Marie-Thérèse. On en fit un chambellan. Un pareil rôle convenait peu à son humeur et à son caractère. Il se déroba bientôt à cette brillante domesticité et il repartit pour la Lombardie; mais le séjour de Milan ne tarda pas à lui déplaire. Il s'y trouva égaré et comme perdu au milieu d'une jeunesse frivole qui traînait ses jours dans une molle oisiveté en se montrant incapable de tout dessein généreux. Ce spectacle le dégoûta. L'Autriche était alors aux prises avec la Prusse qui, sous les auspices de Frédéric, cherchait à se faire une place parmi les grandes puissances de l'Europe. L'ex-chambellan repartit pour Vienne, s'enrôla sous les drapeaux de Marie-Thérèse et se conduisit vaillamment dans plus d'une rencontre. Il avait l'esprit trop élevé pour se contenter d'une pareille carrière: il renonça brusquement à la gloire des armes et reprit la route de Milan. C'était un homme dans toute la maturité de l'âge et de la raison. Avec le talent dont il était doué et l'expérience qu'il avait acquise, il comprit bien vite qu'il pouvait jouer un rôle utile parmi ses concitoyens. La Lombardie, qui avait échappé récemment à la domination espagnole et aux désordres dont elle était la source, commençait à respirer sous le gouvernement de MarieThérèse, qui semblait vouloir corriger les abus du passé. La voie était ouverte aux réformes; Verri songea à seconder ce mouvement et même à s'y précipiter. Pour atteindre plus facilement son but, il résolut de grouper autour de lui tout ce qu'il y avait à Milan d'esprits jeunes, animés comme lui de l'amour de la science et dévoués à la cause du bien public. Sa maison devint un centre où se rencontrèrent bientôt, avec son frère Alexandre, le futur auteur des Notti romane, le mathématicien Frisi, Longo et Beccaria.

Les qualités qui distinguaient Beccaria, mais qui n'avaient pas encore trouvé l'occasion de se produire, ne pouvaient échapper à Verri. Il comprit tout ce qu'il y avait de force et d'élévation dans cet esprit qui se tenait à l'écart, et il résolut de le forcer à se montrer au public. Une volonté manquait à Beccaria, trop esclave de son indolence naturelle; Verri devint cette volonté: il pensait, il sollicitait l'esprit de Beccaria pour l'arracher à son recueillement stérile. Ce fut

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