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LE BRÉSIL LITTÉRAIRE

Histoire de la littérature brésilienne, suivie d'un choix de morceaux tirés des meilleurs auteurs brésiliens, par M. FERDINAND WOLF, de plusieurs académies, 1863. Zur Geschichte der Portugietischen national literatur in der neuesten zeit, par le même auteur, 1864.

L'ouvrage que nous annonçons est considérable à tous égards, par l'étendue des recherches dont il est le fruit, par la solidité des pensées qu'il exprime, et parce qu'il offre, pour la première fois, aux critiques des deux hémisphères le moyen de reconnaître quelle a été, jusqu'à ce jour, l'activité de l'intelligence au Brésil, et de quels résultats ce travail intellectuel a pu enrichir une des littératures les plus distinguées de la famille des langues romanes ou néo-latines.

On sait, en effet, qu'à part certains idiotismes introduits par les éléments accessoires de la population, c'est le portugais, l'idiome de Ferreira, de Camoens, de Barros, de Francisco Manoel, qui est parlé, et seul parlé, sur l'énorme surface de l'empire brésilien, depuis les sources de l'Orénoque jusqu'à celles du Rio de la Plata, et du pied de la Cordillère des Andes aux baies enchantées de Rio de Janeiro et de Pernambuco. On sait également que des trois langues romanes qui se partagent la péninsule de l'Espagne (à la réserve des provinces basques et de la haute Navarre) le portugais est celle qui occupe la zone occidentale, exclusivement riveraine de l'océan Atlantique. Ce fut dans la Galice que ce dialecte prit son origine et se trouva complétement formé dès le XIe siècle, époque où le comté de Portugal se détacha de la monarchie

léonaise. Les Portugais, conquérants (avec l'aide de nombreux auxiliaires français) des contrées lusitaniennes, situées entre le Douro et la Guadiana, imposèrent aux populations affranchies ou soumises le dialecte de leur patrie d'origine, l'antique Gallœcia. De nos jours, le gallego, parlé dans la province espagnole au nord du Minho 1, demeure la forme rustique et non cultivée de la langue portugaise. Les découvertes, les conquêtes et les colonisations, accomplies par les Portugais sous les souverains des maisons d'Aviz et de Bragance (entre les années 1420 et 1620) ont porté cet idiome le long de toutes les côtes de l'Afrique et de l'Asie, du Sénégal à Macao, bien avant dans l'archipel Océanien, de Malacca jusqu'à Timor, et enfin, non-seulement sur le littoral de l'Amérique du Sud, entre le Maroni et l'estuaire du Río de la Plata, mais à des profondeurs immenses dans l'intérieur de ce continent, dont un tiers appartient aujourd'hui au domaine de la langue portugaise, En se propageant sur le continent, le dialecte populaire se chargea, plutôt qu'il ne s'enrichit, d'un très-grand nombre de locutions empruntées aux idiomes des peuplades aborigènes et à ceux des esclaves noirs, importés par myriades des côtes de l'Afrique. Au sujet de ces derniers, l'érudition perspicace de Mezzofanti savait distinguer entre les mots apportés des rivages de la Guinée 2 et ceux qui viennent du langage répandu dans l'Afrique australe, d'un océan à l'autre, le Molua Betjuana, dont les branches diverses sont parlées d'Angola et du Zaïre jusqu'à Mozambique et Sofala. L'élément indien est infiniment plus considérable dans le portugais d'Amérique. Par la nomenclature de la flore et de la faune, par celle des fleuves, des montagnes, des lagunes et des caps, il a pénétré dans le langage officiel et scientifique : la grandesse brésilienne emprunte ses titres, en bonne partie, aux noms indiens de ses possessions. La presque totalité des tribus indigènes du Brésil, depuis les affluents septentrionaux de l'Amazone jusqu'au Para, du Paraguay aux plateaux du Haut Pérou, appartient, depuis plusieurs siècles, à une même famille de langages, celle des Toupis, appelés Guaranis dans leurs demeures les plus méridionales, et Caraïbes dans celles du Nord. Il existe toutefois, dans les limites actuelles de l'empire, cinq groupes de peuplades3 parlant autant de langues foncièrement distinctes. Mais, peu nombreuses ét fort éloignées du rivage, ces tribus n'ont fait entrer dans le dia

1 Ancien territoire des Gallœcci (ou Gallaici) Lucenses. Les Gallæci Bracarenses possédaient les deux provinces septentrionales du Portugal, le comté primitif de Portus Cale. 'Jolof, Mandingue, Aschanti, langues d'Acra et des Ibbous.

Les Pouris, Gez, Omaguas, Choumanás et Botocudos.

lecte brésilien qu'un nombre insignifiant de vocables. Il en est tout autrement des Tapuyas, race jadis très-nombreuse, et en possession de toute la zone septentrionale et centrale du Brésil actuel; précisément à l'époque où les Portugais s'appropriaient par la conquête et la colonisation la région maritime, les Toupis, venus du sud, subjuguaient disputaient, ou détruisaient les peuplades des Tapuyas, dont les débris encore reconnaissables sur les plages noyées de la Guyane et dans les collines de Minas Geraes, ont adopté l'idiomé de leurs vainqueurs 1. C'est donc dans la langue, maintenant éteinte, des Tapuyas et dans celle des Toupis, maintenant encore parlée par près d'un million d'individus, qu'il faut chercher l'origine des contributions indiennes au dialecte portugais du Brésil.

La période de la prise de possession militaire et de la colonisation par les Portugais, de l'Amérique méridionale, commence précisément avec le xvi° siècle et s'arrête à la moitié du xvire. Elle répond, par conséquent, à l'époque la plus brillante et la plus féconde du développement littéraire en Portugal, pendant les règnes de Jean II, Manoël, Jean III, Sébastien et Philippe II; car ce dernier règne (1580 à 1598) quelque funeste qu'il ait été à la grandeur politique, à la dignité nationale, aux intérêts distincts de la civilisation portugaise, n'en vit pas moins éclore un nombre considérable de grandes œuvres, fruit de l'impulsion précédemment donnée aux études, et de la vitalité persistante qui restaura l'indépendance du pays après soixante années, non pas, il est vrai, d'asservissement, mais de subordination à la Castille. Comme l'émancipation politique du Brésil date, en réalité, de l'année 1808, le patrimoine littéraire que possèdent en commun les nations portugaise et brésilienne embrasse aussi toutes les productions des deux époques remarquables de résurrection littéraire et de réveil intellectuel dont l'une commence à l'Acclamation et illustre le règne de Jean IV, l'autre a pris le nom de dom Joseph, avec aussi peu de fondement que le grand siècle des lettres italiennes porte celui de Léon X. Le siècle de Joseph, comme l'appela le souvenir reconnaissant des générations suivantes, eut pour caractère distinctif le retour passionné aux anciens modèles, en fait de style et de diction, et une tendance non moins prononcée vers l'indépendance philosophique de la pensée, en suivant les traces des écoles d'Angleterre et de France.

Ainsi, la langue portugaise, lorsqu'elle fut portée par les « descu

1 Cette révolution, commencée vers l'année 1550, était accomplie vers 1660.

* C'est le nom conservé dans l'histoire de Portugal pour désigner la révolution qui, le 1 décembre 1610, releva le trône de Portugal, et y fit asseoir le duc de Bragance.

bridores» dans la terre de Santa Crux (1500 à 1520) et répandue par les colons dans les capitaineries du Brésil, intérieures aussi bien que maritimes (1520 à 1660), était non-seulement formée, mais encore en possession d'une richesse considérable et variée dans toutes les branches de la culture littéraire en prose comme en vers. L'idiome portugais est considéré par des juges compétents comme un des plus développés et des plus harmonieux qui soient sortis de la féconde souche latine. Les grammairiens portugais se sont montrés, jusqu'à la puérilité, fiers de la ressemblance très-partielle et très-forcée qu'on peut établir entre les formes poétiques de leur idiome et celle du latin d'Ausone et de Prudence. En réalité, par la multiplicité des formes contractées, le sens curieusement détourné d'un très-grand nombre d'expressions, et la physionomie générale des règles grammaticales, le portugais est un des descendants les plus éloignés de la langue qu'écrivaient Tite-Live et Tacite, Horace et Claudien. Mais son vocabulaire est abondant; il possède des nuances fines, des tons énergiques; il est rempli d'une grâce naïve dans la poésie populaire; aucun idiome moderne ne lui est comparable dans l'élégie; une fois, du moins, sous la main de Ferreira, la lyre tragique des Portugais a résonné à l'égal de celle de Sophocle; et des critiques éminents ont prononcé que les Lusiades sont l'épopée la plus digne d'admiration qui, depuis la fin du moyen âge, ait été écrite en Europe. Il ne nous appartient pas d'offrir un jugement sur le sujet de la longue et bruyante querelle entre les deux langues principales de la Péninsule espagnole, le castillan et le portugais, pour la prééminence littéraire. Le portugais, dans la composition duquel l'élément arabe entre beaucoup moins, a reçu en échange de la langue française des contributions reconnaissables, surtout dans la prononciation; il a moins d'éclat et peut-être même, habituellement, de vigueur, mais plus d'ampleur et surtout de souplesse. Il n'était nullement possible que, transporté au Brésil, il produisît d'abord, dans cette nouvelle contrée, des ouvrages remarquables ou nombreux. Les études recevaient dans ces plantations lointaines, et longtemps négligées par la couronne, de rares et médiocres encouragements. Aucun grand établissement d'instruction publique n'existait encore au Brésil; c'était dans les écoles de la mère patrie que, par nécessité, se formaient les fils des familles créoles qui se destinaient à une profession savante, ou simplement lettrée; ils rapportaient de Lisbonne et de Coimbra le dédain de tous les idiotismes de leur dialecte natal, une indifférence totale aux objets d'intérêt historique ou poétique dont leur pays était si abondamment pourvu, leur désir très-vif d'assimiler com

plétement leur style, comme leur langage, aux modèles classiques d'outre-mer; toute originalité était, de la sorte, rigoureusement bannie de cette littérature du Brésil. Les Portugais n'agissaient pas d'une manière différente dans leurs établissements vastes et encore prospères de l'Orient asiatique et de l'Afrique australe. C'est presque à l'insu, et contre le gré de Camoens que, dans le recueil de ses poésies lyriques, on rencontre quelques traits justes et lumineux, qui esquissent la physionomie des Moluques et la côte désolée de l'Abyssinie 1; ailleurs, s'il vient à parler de Goa, de Macao, de Mozambique, villes où il passa de longues années, et composa la portion la plus considérable de ses immortels écrits, il n'emploie que des tons et des images qui auraient convenu à la vallée du Tage, à la plage de Sétuval et aux montagnes de Cintra. On ne trouve pas davantage de couleur locale dans les œuvres savamment élaborées de Cortereal et de ce Fernan Alvarez à qui le lieu de sa naissance a donné le surnom d'Oriental 2. Ces poëtes qui prétendent au laurier épique, traitent leurs sujets, pris dans les annales, pour eux contemporaines, de l'Afrique et de l'Asie portugaise, le siége de Diu, la conquête de Malacca, le naufrage de Sepulveda, comme des imitations de l'Énéide et de la Jérusalem délivrée; ils se tiennent soigneusement sous l'abri des exemples classiques; images, comparaisons, caractères, tout chez eux porte un caractère convenu, vague et presque toujours faux, parce qu'ils peignent l'Asie avec des couleurs européennes, et les temps modernes avec les sentiments et les pensées dont l'antiquité avait transmis les types, et dont le moyen âge avait formé la teneur.

L'importance relative du Brésil dans la monarchie portugaise devait s'accroître dans la proportion où l'empire gigantesque, mais incohérent et dépourvu de solidité, que Jean II et ses successeurs avaient fondé dans les Indes orientales perdait de son étendue et de sa valeur. Cet empire fut démembré et presque détruit entre les années 1585 et 1665. Mais la possession du Brésil n'était nullement garantie aux Portugais par l'abstention des autres nations européennes. La France tourna de bonne heure ses regards vers les côtes opulentes de cette région, et des aventuriers, que la couronne avouait, encourageait même, sans adopter aucune mesure sérieuse pour les appuyer, prirent, en 1555, sous le commandement de Villegagnon et de Bois-le-Comte, possession de la baie de Rio de Janeiro. En 1612, une autre expédition, dirigée

1 Cançoès sur le volcan de Ternate, et sur la croisière devant le cap Guardafuli. * Fernao Alvares do Oriente.

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