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que je dois vous persuader; sans prétendre subjuguer votre raison, ni forcer votre consentement, je veux que, convaincus par vos lumières, vous vous rendiez vous-mêmes à l'évidence.

Nous pouvons envisager la république sous deux rapports, et comme un état politique, et comme un état littéraire. Une science, pour mériter le nom d'utile, doit également contribuer au bonheur du premier et à l'embellissement du second; elle doit, pour le bonheur de la république politique, épurer, polir les mœurs, adoucir, rectifier les passions, unir, associer les esprits des citoyens; elle doit, pour la gloire de la république littéraire, enrichir, aider, embellir les arts savants: or, peut-on contester à l'harmonie ce double titre? Utile aux mœurs qu'elle purifie, utile à l'union des esprits, elle est conséquemment utile à la république politique; utile aux doctes arts qu'elle embellit, elle est utile conséquemment à la république littéraire.

Si le pouvoir des accords seul est si grand sur les cœurs, quelle puissance ne doivent point avoir sur les mœurs des préceptes embellis par ces mêmes accords, vivifiés par leur charme inexprimable? Car tel fut toujours, et tel doit être encore le but

de la sublime harmonie. Dans ses vrais caractères elle est une science instructive, mais plus enjouée que les autres sciences; elle est une philosophie aimable, mais plus précise, plus efficace, plus agissante que les autres philosophies; elle est une morale vertueuse, mais moins glacée, moins aride, moins pesante que celle des Zénon et des Chrysippe, mieux apprêtée, plus mesurée à nos faiblesses, plus appropriée au goût de l'humanité : ainsi le pensaient les premiers sages, les rois philosophes, et les premiers législateurs des monarchies antiques; ils avaient étudié l'homme, ils l'avaient vu dès-lors tel que nous le voyons encore aujourd'hui. L'esprit humain, né libre, et peutêtre rebelle, ne souffre des maîtres qu'à regret; impatient de tout joug, honteux d'avouer ses ténèbres, jaloux de son indépendance naturelle, surtout dans ses opinions, il ne se plie qu'avec peine aux préceptes d'autrui, il ne consent point volontiers qu'une autorité étrangère règne sur ses sentiments: dans quel dédale d'illusions et de prestiges ne va-t-il pas s'engager, s'il marche indéfendu, si la raison, telle qu'Ariane, ne lui offre le fil secourable? Que d'écueils, que de précipices entr'ouverts autour de lui vont l'engloutir s'il est

laissé à lui-même, s'il vogue sans pilote et sans boussole, sans phare et sans étoiles ! Il faut donc lui trouver un maître ingénieux, qui n'affecte point l'air de maître, qui n'en prenne jamais les tons altiers, qui, par des chemins détournés et couverts, vienne réformer ses idées sans révolter sa délicatesse; qui sache l'intéresser, lui présenter le devoir sous l'air du plaisir, le mener au vrai par des sentiers fleuris, et le tromper enfin au profit de sa raison. Telles étaient les vues politiques, les ressorts délicats et les égards ingénieux des sages dont j'ai parlé; or, ce Protée habile, ce maître aimable des mœurs, ils crurent l'avoir trouvé dans l'art chéri dont je vous offre l'image. Dès-lors les prêtresses de l'harmonie chantèrent, sur le ton majestueux du mode dorique, le culte des dieux, les nobles sentiments, le respect des lois, l'amour de la patrie, le mépris de la mort, et l'immortalité : ainsi la leçon passa dans les ames à la faveur de l'agrément; le plaisir de l'oreille devint le maître du cœur et de ses jeux; l'esprit remporta la connaissance du vrai et l'empreinte des vertus.

Ton but serait-il donc changé, héroïque harmonie? Pourquoi ne pourrais-tu plus sur les mœurs ce que tu pouvais autrefois sur elles? Mais ce doute

t'est injurieux; dans la licence même de nos jours, tu gardes encore tes droits souverains, tu viens répandre encore tes clartés, tu sais instruire et toucher ici tu célèbres les vertus tranquilles du citoyen; là, les vertus éclatantes du héros; ici tu chantes l'innocence couronnée; là, le crime foudroyé; ici tu viens réveiller l'oisive indolence des grands endormis sur les roses; jusque dans les bras de la molle volupté, tu viens leur apprendre des vérités qu'ils n'aiment point à lire; l'amour de tes agréments leur fait regagner ce que le dégoût de la lecture leur fait perdre d'instruction : ici tu attires l'impie dans les temples saints; oui, l'impie même; son oreille, fermée aux autres préceptes, peut encore s'ouvrir à tes sons pénétrants; là, tantôt par tes foudroyants accords troublant les airs effrayés, tu frappes, tu intimides, tu consternes le profanateur, tu lui peins un Dieu vivant, terrible, inévitable, qui descend la flamme à la main, porté sur les ailes des tempêtes, précédé des tonnerres exterminateurs, et suivi par l'ange de la mort. Dans les sons menaçants l'impie croit entendre la marche formidable de son juge, le bruit de son char de feu, la chute des torrents enflammés, l'horreur du noir abîme, l'ar

rêt irrévocable; tantôt, par des symphonies plus douces et plus consolantes, tu suspends son effroi, tu lui rends la confiance, tu lui peins dans un nuage de fleurs le Dieu de la clémence prêt à pardonner si l'impie sait gémir, et, la cendre sur la tête, éteindre dans ses larmes les feux de l'éternelle vengeance. En dis-je trop, messieurs? N'avez-vous pas souvent éprouvé vous-mêmes les grands sentiments que l'harmonie sait produire dans les sanctuaires, et ce pouvoir qu'elle a sur les esprits et sur les mœurs?

Doutera-t-on qu'elle sache éclairer, ennoblir, élever l'esprit? Ignore-t-on que les élèves de Zoroastre commençaient la journée par un concert harmonieux? Ils voulaient par là préparer l'ame à contempler la vérité, persuadés que, par les mouvements doux et mesurés de la musique, l'ame, retirée en elle-même, entrait dans cette égalité, dans ce silence des sens, et dans cet équilibre parfait, que demandent les spéculations épurées, et qu'ainsi affranchie des obstacles de la matière et de la chaîne des passions, elle s'élançait sur des ailes plus rapides au temple du vrai, au commerce des intelligences éthérées, à la confidence des dieux : ces mêmes sages terminaient la journée au

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