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ce

goût qui n'est pas le sien, de grace, rappelez-vous quelquefois que vous devez à la patrie des citoyens, des ames, et non des marionnettes élégamment organisées; songez que ce pauvre Michaut, petit prodige d'aujourd'hui, qui, moins prodige et mieux élevé, un jour aurait pu être un homme, grace à votre régime actuel, à quinze ou seize ans marchera bien, à la vérité, se présentera noblement, dansera sans doute comme les anges (car c'est ainsi que le nouveau langage, qui fatigue la terre, profane le nom du ciel même); sans doute cocher intrépide, debout dans un cabriolet, ne voyant que lui-même, et répandant également sur son passage l'effroi, l'admiration, et le rire de pitié, il saura fendre la presse, se faire détester des passants, et s'embarrasser moins des hommes que de son cheval anglais; mais songez aussi qu'avec tous ces petits talents supérieurs, votre élégant ne sera dans sa brillante carrière que monsieur le comte ou monsieur le marquis honnêtement bête, et sot avec distinction. Et cette pauvre petite Laurette si jolie, qui, mieux conduite, aurait un jour valu quelque chose, que sera-t-elle quand elle aura été obéie dans toutes ses fantaisies, flattée dans toutes ses humeurs, applaudie

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dans ses bêtises, prônée à frais communs toujours fêtée, toujours gâtée par les grands parents, leurs familiers, l'abbé de la maison, tous les sous-ordres complaisants, tous les bas valets ? sans doute cette brillante éducation donne les plus belles espérances qu'à quatorze ans Laurette sera par excellence la petite personne la plus impertinente, et qu'entrant ensuite dans le monde avec toutes les graces, toute l'élégance et tous les ridicules, elle sera, comme on peut l'attendre, une épouse vertueuse, une mère digne de ce nom cher et sacré, une femme raisonnable. Les noms bizarres supprimés, donnez (on sera de votre goût), donnez, si vous voulez, à vos enfants l'écharpe, la fraise, le panache blanc de la nation; mais sous ce livrée noble, sous ces couleurs de la patrie, sous cette parure galante et fière des temps de la franche et vertueuse chevalerie, ne façonnez plus des pantins d'un siècle frivole, ne les empoisonnez pas des mœurs amollies et dépravées qui vous environnent, et rougissez de préparer à la France une génération guinguette, mesquine, et fluette, de personnages faux, de colifichets, et d'histrions.

Je ne me serais point livré à ce long détail amené par des noms ridicules, si l'intérêt des mœurs

publiques, si essentielles à former dès l'enfance, ne méritait, quand l'occasion naturelle d'en parler se présente, une attention plus sérieuse encore que l'intérêt de la langue à défendre, ses pertes à déplorer, et ses nuisibles acquisitions à proscrire.

Si les mœurs commandent, si le langage obéit, quelle époque rendit jamais plus nécessaire la vigilance des conservateurs de la langue française? que deviendraient sa clarté, sa force, sa noblesse, son harmonie? quel ridicule et honteux travestissement subirait la langue du bon sens, du sentiment, et de l'honneur, si malheureusement il pouvait arriver une époque où toutes les idées fussent arbitraires, où presque partout, au milieu des phosphores du petit bel esprit, des bons airs, et des jolis mots, la vérité, l'inaltérable vérité restât délaissée comme une triste étrangère qui ne sait point la langue du jour, et que personne ne remarque ?

A quel excès de délire, de bassesse et d'ignominie serait prostituée la langue française, s'il pouvait arriver un temps où le ton frivole et l'air agréable autorisant tout, faisant tout passer, raison de tous les temps fût traitée de petitesse, le

la

bon esprit de simplicité, l'antique honneur de sottise bourgeoise; un temps où les ridicules même fussent devenus des graces, les vices des usages, les scandales de bons airs, l'impertinence un style, le bas esprit de l'intrigue un titre de génie, les perfidies des gentillesses, les noirceurs des plaisanteries; un temps enfin où l'on eût la douleur de rencontrer presque partout la méchanceté toujours basse, toujours active, la vile délation, l'affreuse calomnie, toutes les atrocités, toutes les horreurs, tous les poisons de l'envie et de la haine circulant dans le monde sous les vernis de l'agrément, environnés de guirlandes et cachés sous des roses? S'il pouvait arriver ce temps malheureux, alors sans doute, comme il n'y aurait plus ni vrai ni faux, ni bien ni mal, que selon la fantaisie, selon le ton des sociétés, et que rien ne partant plus des principes, tout serait devenu arbitraire dans l'exposé des faits et dans les jugements des choses, le même jour donnerait au même objet l'empreinte de l'estime ou l'affiche du ridicule; le seul cachet de la vérité serait sans usage. Ce renversement, cette transposition de tous les titres, cette incertitude des réputations, cette confusion de toutes les idées, passant nécessairement dans la manière

de les rendre, les expressions les plus claires ne signifieraient plus rien de décidé pour l'homme impartial, qui ne saurait plus que croire de ce qu'il entend, ni se démêler des gazes plus ou moins transparentes de la fausseté; et, s'il est perinis de mêler à ces tristes images un trait moins grave, qui tranchera le ridicule de la position où le nouveau langage mettrait l'homme raisonnable que je suppose, il ne serait pas mal pour lui que, dans ses différentes visites, il trouvât d'abord chez le suisse le bulletin du jour, et le signalement de la maîtresse de la maison.

Alors donc la langue de la raison et de la décence, corrompue, avilie, profanée, et n'ayant plus à rendre que des idées fausses ou basses, serait condamnée à parer tout au plus de quelques ineptes gentillesses cette trivialité de langage qui gagnerait le peuple de tous les rangs; les moindres défauts de la langue seraient d'être devenue faible, incertaine, entortillée, énigmatique, maniérée. Pour n'offrir qu'un exemple au hasard de ce qui pourrait arriver en ce genre, dire tout simplement alors un honnéte homme, cela serait presque passé de mode, soit qu'il fût trop bourgeois de l'être, ou trop plat de prononcer ce nom; mais, comme

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