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« l'Inde, point de pouvoir intermédiaire qui retienne légalement l'autorité impériale dans ses limites; mais «< l'usage consacré et invariable de tous les tribunaux, « est que chacun hérite de ses pères. Cette loi non « écrite est plus constamment observée qu'en aucun « état monarchique. »>

Cette déclaration d'un des conquérants des plus belles contrées de l'Inde vaut bien celle d'un jésuite, et toutes deux doivent balancer au moins l'opinion de ceux qui prétendent que cette riche partie de la terre, peuplée de cent dix millions d'hommes, n'est habitée que par des despotes et des esclaves.

Toutes les relations qui nous sont venues de la Chine nous ont appris que chacun y jouit de son bien beaucoup plus librement que dans l'Inde. Il n'est pas croyable qu'il y ait un seul pays dans le monde où la fortune et les droits des citoyens dépendent du chaud et du froid.

Le climat étend son pouvoir, sans doute, sur la force et la beauté du corps, sur le génie, sur les inclinations. Nous n'avons jamais entendu parler ni d'une Phrynée samoïede ou négresse, ni d'un Hercule lapon, ni d'un Newton topinambou; mais je ne crois pas que l'illustre auteur ait eu raison d'affirmer que les peuples du nord ont toujours vaincu ceux du midi : carles Arabes acquirent par les armes, en très peu de temps, au nom de leur patrie, un empire aussi étendu que celui des Romains, et les Romains eux-mêmes avoient subjugué les bords de la mer Noire, qui sont presque aussi froids que ceux de la mer Baltique.

L'illustre auteur croit que les religions dépendent du climat. Je pense avec lui que les rites en dépendent entièrement. Mahomet n'auroit défendu le vin et les

jambons, ni à Baïonne, ni à Maïence. On entroit chaussé dans les temples de la Tauride, qui est un pays froid; il falloit entrer nu-pieds dans celui de Jupiter Ammon, au milieu des sables brûlants. On ne s'avisera point en Égypte de peindre Jupiter armé du tonnerre, puisqu'il y tonne si rarement. On ne figurera point les réprouvés par l'emblème des boucs dans une île comme Ithaque, où les chèvres sont la principale richesse du pays.

Une religion dont les cérémonies les plus essentielles se feront avec du pain et du vin, quelque sublime, quelque divine qu'elle soit, ne réussira pas d'abord dans un pays où le vin et le froment sont inconnus. La croyance qui constitue proprement la religion est d'une nature toute différente. Elle dépendit chez les Gentils uniquement de l'éducation. Les enfants troyens furent élevés dans la persuasion qu'Apollon et Neptune avoient bâti les murs de Troie, et les enfants athéniens bien appris ne doutoient pas que Minerve ne leur eût donné des olives. Les Romains, les Carthaginois, eurent une autre mythologie. Chaque peuple eut la sienne.

Je ne puis croire à la foiblesse d'organes que Montesquieu attribue aux peuples du midi, et à cette paresse d'esprit qui fait, selon lui, « que les lois, les << mœurs et les manières sont aujourd'hui en Orient « comme elles étoient il y a mille ans. » Montesquieu dit toujours que les lois forment les manières. J'aurois dit les usages. Mais il me semble que les manières du christianisme détruisirent, depuis Constantin, les manières de la Syrie, de l'Asie mineure, et de l'Égypte; que les manières un peu brutales de Mahomet chassèrent les belles manières des anciens Perses, et même

les nôtres. Les Turcs sont venus ensuite qui ont tout bouleversé, de façon qu'il n'en reste plus rien que les eunuques et les bouffons (1).

ESCLAVAGE.

Si quelqu'un a jamais combattu pour rendre aux esclaves de toute espèce le droit de la nature, la liberté, c'est assurément Montesquieu. Il a opposé la raison et l'humanité à toutes les sortes d'esclavages: à celui des négres qu'on va acheter sur la côte de Guinée pour avoir du sucre dans les îles Caraïbes; à celui des eunuques, pour garder les femmes et pour chanter le dessus dans la chapelle du pape ; à celui des infortunés mâles et femelles qui sacrifient leur volonté, leurs devoirs, leurs pensées, toute leur existence, dans un âge où les lois ne permettent pas qu'on dispose d'un fonds de quatre pistoles. Il a même attaqué adroitement cette espèce d'esclavage qui fait d'un citoyen un diacre ou un sous-diacre, et qui vous prive du droit de perpétuer votre famille, à moins que vous ne rachetiez ce droit à Rome chez un protonotaire; dignité qui fut inconnue aux Marcellus et aux Scipions. Il a surtout déployé son éloquence contre l'esclavage de la glėbe, où

(1) On a peut-être attribué trop d'influence au climat. Il paroît que partout la société humaine a été formée par de petites peuplades qui, après s'être plus ou moins civilisées, ont fini par se réunir ou par être absorbées dans de grands empires. La différence la plus réelle est celle qui existe entre les Européens et le reste du globe; et cette différence est l'ouvrage des Grecs. Ce sont les philosophes d'Athènes, de Milet, de Syracuse, d'Alexandrie, qui ont rendu les habitants de l'Europe actuelle supérieurs aux autres hommes. Si Xerxès eût vaincu à Salamine, nous serions peut-être encore des barbares.

croupissent encore tant de cultivateurs, gémissant sous des commis pour prix de nourrir des hommes leurs frères.

Je veux me joindre à ce défenseur de la nature humaine, et j'ose m'adresser, à qui? au roi de France luimême, quoique je sois un étranger. Un Persan et un Indien des îles moluques vinrent demander justice à Louis XIV, et l'obtinrent. Pourquoi ne la demanderois-je pas à Louis XVI? Je me jette de loin à ses pieds, et je lui dis:

Petit-fils de saint Louis, achevez l'ouvrage de votre père. Je ne vous implore pas pour que vous alliez débarquer à Joppé, sur le rivage où l'on dit qu'Androméde fut exposée à un monstre marin, et que Jonas fut avalé par un autre ; je ne vous conjure pas de quitter votre royaume de France pour aller venger le baron de Lusignan, que le grand Saladin chassa autrefois de son petit royaume de Jérusalem, et pour délivrer quelques descendants inconnus de nos insensés croisés, lesquels descendants pourroient avoir hérité des fers de leurs ancêtres, et servir des musulmans dans l'Arabie ou dans l'Égypte : mais je vous conjure de délivrer plus de cent mille de vos fidèles sujets qui sont chez vous esclaves des moines. Il est difficile de comprendre comment des saints qui ont fait vou d'humilité, d'obéissance et de chasteté, ont cependant des royaumes dans votre royaume, et commandent à des esclaves qu'ils appellent leurs main-mortables.

Dom Titrier fit, vers le milieu du quatorzième siècle, des titres authentiques, signés de tous les rois et de tous les empereurs des siècles précédents, par lesquels, attendu que le monde alloit finir, on donnoit toutes les terres, tous les biens périssables, tous les

hommes et toutes les filles à ces moines qui avoient déjà le ciel appartenant à eux en propre. C'est en vertu .de ces pièces probantes qu'ils ont encore des esclaves dans la Bourgogne, dans la Franche-Comté, le Nivernois, le Bourbonnois, l'Auvergne, la Marche, et quelques autres provinces. Ils s'arrogent des droits que vous n'avez pas, et que vous rougiriez d'avoir. Ils appellent ces esclaves, nos serfs, nos main-mortables.

En vain saint Louis abolit cet opprobre de la nature humaine dans les terres de son obéissance; en vain sa digne mère, la reine Blanche, vint elle-même ouvrir dans Paris les prisons aux habitants de Chatenai, que des gens d'église avoient chargés de chaînes, en qualité de serfs de l'église; en vain Louis le jeune, en 1141, Louis X, en 1315, et enfin Henri II, en 1553, crurent d'étruire par leurs édits solennels cette espéce de crime de lèse-majesté, et sûrement de lèse-humanité : on voit encore dans vos états plus d'esclaves de moines que vous n'avez de troupes nationales.

Il y a, Sire, à votre conseil, depuis plusieurs années, un procès entre douze mille chefs de familles d'un canton presque inconnu de la Franche-Comté, et vingt moines sécularisés. Les douze mille hommes prétendent n'appartenir qu'à votre majesté, ne devoir leurs services et leur sang qu'à votre majesté. Les vingt cénobites prétendent qu'ils sont, au nom de DIEU, les maîtres absolus des personnes et du pécule, et des enfants de ces douze mille hommes.

Je vous conjure, Sire, de juger entre la nature et l'église; rendez des citoyens à l'état et des sujets à votre couronne. Le feu roi de Sardaigne, dont les filles sont l'ornement et l'exemple de votre cour, décida la même affaire peu de temps avant sa mort. Il détrui

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