Images de page
PDF
ePub

que

l'académie fût maltraitée dans son livre; mais en même temps la liberté avec laquelle il parle du gouvernement et des abus de la religion lui attira une exclusion de la part du cardinal de Fleury. Il prit un tour très adroit pour mettre le ministre dans ses intérêts; il fit faire en peu de jours une nouvelle édition de son livre, dans laquelle on retrancha ou on adoucit tout ce qui pouvoit être condamné par un cardinal et par un ministre. M. de Montesquieu porta lui-même l'ouvrage au cardinal, qui ne lisoit guère, et qui en lut une partie cet air de confiance, soutenu par l'empressement de quelques personnes de crédit, ramena le cardinal, et Montesquieu entra dans l'académie.

[ocr errors]

Il donna ensuite le traité sur la Grandeur et la Décadence des Romains; matière usée, qu'il rendit neuve par des réflexions très fines et des peintures très fortes: c'est une histoire politique de l'empire romain. Enfin on vit son Esprit des Lois. On a trouvé dans ce livre beaucoup plus de génie que dans Grotius et dans Puffendorf. On se fait quelque violence pour lire ces auteurs; on lit l'Esprit des Lois autant pour son plaisir que pour son instruction. Ce livre est écrit avec autant de liberté que les Lettres persanes; et cette liberté n'a pas peu servi au succès : elle lui attira des ennemis qui augmentèrent sa réputation par la haine qu'ils inspiroient contre eux : ce sont ces hommes nourris dans les factions obscures des querelles ecclésiastiques, qui regardent leurs opinions comme sacrées, et ceux qui les méprisent comme sacrileges. Ils écrivirent violemment contre le président de Montesquieu; ils engagèrent la Sorbonne à examiner son livre: mais le mépris dont ils furent couverts arrêta la Sorbonne. Le principal mérite de l'Esprit des Lois est l'amour des lois qui

règne dans cet ouvrage, et cet amour des lois est fondé sur l'amour du genre humain. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que l'éloge qu'il fait du gouvernement anglois est ce qui a plu davantage en France. La vive et piquante ironie qu'on y trouve contre l'inquisition a charmé tout le monde, hors les inquisiteurs; ses réflexions, presque toujours profondes, sont appuyées d'exemples tirés de l'histoire de toutes les nations. Il est vrai qu'on lui a reproché de prendre trop souvent des exemples dans de petites nations sauvages, et presque inconnues, sur les relations trop suspectes des voyageurs. Il ne cite pas toujours avec beaucoup d'exactitude; il fait dire, par exemple, à l'auteur du Testament politique attribué au cardinal de Richelieu, que «< s'il se trouve dans le peuple quelque malheureux «< honnête homme, il ne faut pas s'en servir. » Le.Testament politique dit seulement à l'endroit cité qu'il vaut mieux se servir des hommes riches et bien élevés, parcequ'ils sont moins corruptibles. Montesquieu s'est trompé dans d'autres citations, jusqu'à dire que François I (qui n'étoit pas né lorsque Christophe Colomb découvrit l'Amérique) avoit refusé les offres de Christophe Colomb. Le défaut continuel de méthode dans cet ouvrage, la singulière affectation de ne mettre souvent que trois ou quatre lignes dans un chapitre, et encore de ne faire de ces quatre lignes qu'une plaisanterie, ont indisposé beaucoup de lecteurs; on s'est plaint de trouver trop souvent des saillies où l'on attendoit des raisonnements; on a reproché à l'auteur d'avoir trop donné d'idées douteuses pour des idées certaines : mais s'il n'instruit pas toujours son lecteur, il le fait toujours penser; et c'est là un très grand mérite. Ses expressions vives et ingénieuses, dans les

quelles on trouve l'imagination de Montaigne, son compatriote, ont contribué surtout à la grande réputation de l'Esprit des Lois : les mêmes choses dites par un homme savant, et même plus savant que lui, n'auroient pas été lues; enfin il n'y a guère d'ouvrages où il y ait plus d'esprit, plus d'idées profondes, plus de choses hardies, et où l'on trouve plus à s'instruire, soit en approuvant ses opinions, soit en les combattant. On doit le mettre au rang des livres originaux qui ont illustré le siècle de Louis XIV, et qui n'ont aucun modèle dans l'antiquité.

Il est mort en 1755, en philosophe, comme il avoit vécu.

AUTRE NOTICE

SUR MONTESQUIEU,

EXTRAITE DU DICTIONNAIRE HISTORIQUE.

- Montesquieu (Charles de Secondat, baron de la Brède et de), d'une famille distinguée de Guienne, naquit au château de la Brède, près de Bordeaux, le 18 janvier 1689. Il fut philosophe au sortir de l'enfance. Dès l'âge de 20 ans, Montesquieu préparoit les matériaux de l'Esprit des Lois, par un extrait raisonné des immenses volumes qui composent le corps du droit civil. Un oncle paternel, président à mortier au parlement de Bordeaux, ayant laissé ses biens et sa charge au jeune philosophe, il en fut pourvu en 1716. Sa compagnie le chargea, en 1722, de présenter des remontrances à l'occasion d'un nouvel impôt, dont son éloquence et son zèle obtinrent la suppression. L'année d'auparavant il avoit mis au jour ses Lettres persanes, commencées à la campagne, et finies dans les moments de relâche que lui laissoient les devoirs de sa charge. Ce livre, profond sous un air de légèreté, annonçoit à la France et à l'Europe un écrivain supérieur à ses ouvrages. Le Persan fait une satire énergique et agréable de nos vices, de nos travers, de nos ridicules, de nos préjugés, et de la bizarrerie de nos goûts. C'est le tableau le plus animé et le plus vrai des mœurs françoises: son pinceau est léger et hardi; il donne à tout ce qu'il touche un caractère original. Toutes les lettres ne sont pas cependant d'une

égale force : il y en a, dit Voltaire, de très jolies, d'autres très hardies, d'autres médiocres, d'autres frivoles; et les détails de ce qui se passe dans le sérail d'Usbeck à Ispahan n'intéressent que foiblement les lecteurs françois. On peut encore reprocher à l'auteur quelques paradoxes en littérature, en morale, en politique, et des satires trop fortes de Louis XIV et de son règne. Le succès des Lettres persanes ouvrit à Montesquieu les portes de l'académie françoise, quoique de tous les livres où l'on a plaisanté sur cette compagnie il n'y en ait guère où elle soit moins ménagée. La mort de Sacy, le traducteur de Pline, ayant laissé une place vacante, Montesquieu, qui s'étoit défait de sa charge, et qui ne vouloit plus être qu'homme de lettres, se présenta pour la remplir. Le cardinal de Fleury, instruit par des personnes zélées des plaisanteries du Persan sur les dogmes, la discipline et les ministres de la religion chrétienne, lui refusa son agrément. Il ne paroîtra pas étrange que ce ministre fit quelques difficultés, si l'on se rappelle la lettre (1) dans laquelle Usbeck fait une apologie si éloquente du suicide; une autre (2), où il est dit expressément que les évêques n'ont d'autres fonctions que de dispenser d'accomplir la loi; une autre (3) enfin, où le pape est peint comme un magicien qui fait croire que trois ne font qu'un, que le pain qu'on mange n'est pas du pain... On peut ajouter que l'apparition des Lettres persanes est la première époque de ce déluge d'écrits qui ont paru depuis contre le christianisme et le gouvernement. Montesquieu, sentant le coup que l'exclusion et les motifs de l'exclusion pouvoient porter sur sa personne et sur sa famille, prit un tour très adroit pour obtenir

(1) Lettre LXXVI. (2) Lettre XXIX. (3) Lettre XXIV.

« PrécédentContinuer »